Papy doc, papy blue

Gérard Adam,

Promis juré, fermons les écoutilles et en plongée, cette journée serait d’écriture.

Et puis, entre muesli et tasse de thé, l’idiote sonnerie du téléphone. Une de ces emmerdeuses à l’accent exotique, sans doute ! Bonjoureû, Meûsieû Addammeû, j’ai un câdeau… ? Comment cette fois m’insurger ? Glacial ? Excédé ? Ordurier ? En tout cas sans illusions : rien ne les arrêterait, ni elle ni ses clones, dans l’invasion de mon précieux temps.

Mais la voix de ma fille. Angoissée. Mona malade. Plus de quarante. Respire mal. Appeler pédiatre ? Et puis la crèche…

Bouge pas, j’arrive !

Et me voici à veiller ma petite-fille de onze mois. Seul. Sa mère au boulot, rassurée de me savoir au chevet de son trésor.

Moi pas rassuré du tout. La petite halète et geint. Elle a refusé son bibi. Pas plus de succès avec l’eau. Ne faudrait-il pas l’hospitaliser ? Mais en ce début d’hiver, des milliers de petits Belges respirent aussi mal, que les hôpitaux ne peuvent pas tous accueillir. Un toubib ordinaire, après son passage, laisse les parents dans leur désarroi, quand, papy doc ne pratiquant plus depuis des années, j’en ai chargé mes épaules. Je me vois en saint Christophe pas trop sûr de garder pied au milieu de la rivière.

Conserver la tête froide ! Elle hurle quand je l’examine et un enfant qui hurle n’est pas en danger de mort. Ouais, mais après elle tombe en prostration. Voyons, cyanose ? Mais non. Tirage ? Pas plus. Battement des ailes du nez ? Point. Ni otite ni angine. Quelques sifflements, et ses bronches encombrées font un bruit de crécelle.

Banale bronchite, mon cher confrère ! Un de ces virus de crèche !

Mais qu’importe le diagnostic lorsqu’un bébé vous fixe avec cet air de reproche !… Avoir été, lorsque je la garde, cette source de bonheur, bibi pour la faim, massage pour les crampes, bercement pour le sommeil, et la laisser dans son mal-être…

Ah, papy blue ! Ce sentiment d’indignité devant la souffrance des enfants !…

Jadis, je l’aurais antibiotiquée. Idéale béquille pour angoisse de médecin, péché mortel aujourd’hui, fi ! Je lui ai longuement tapoté le dos pour décrocher les glaires pendant que ma fille courait louer un aérosol. Tendance, l’aérosol, en attendant qu’une autre mode le détrône. Le paracétamol a fait baisser la fièvre. J’aurais autrefois employé l’aspirine. J’en ai administré des tonnes, du temps où les petits fiévreux m’arrivaient à la chaîne. Mais le syndrome de Reye est passé par là. Bien que rarissime, il prive les thérapeutes du produit idéal.

En trente ans de pratique, j’en ai vu basculer, des certitudes ! Combien de traitements, qu’internes dans les meilleurs hôpitaux nous appliquions avec la componction d’un savoir responsable, se sont vus depuis lors voués aux gémonies !

Pour me tranquilliser, je passe en revue cent anecdotes. Ce bébé vomisseur qui ne vomissait plus quand sa mère allaitait sous mes yeux. Cet autre que sa grand-mère avait laissé tomber, dont le crâne avait éclaté, que j’ai serré dans mes bras dans l’ambulance en lui soufflant « Tiens bon, tiens bon », et qui a survécu. Puis surtout cette vieille au cœur exténué, brancardée sur vingt kilomètres de fournaise, arrivée mourante à l’hôpital de Kitona où je venais de prendre mon poste. J’ai dû injecter moi-même un cocktail si effarant que ni la sœur belge ni l’infirmier zaïrois ne l’osaient, persuadés qu’elle allait leur claquer à la pointe de l’aiguille. J’ai passé une partie de la nuit à son chevet, en attendant que le pouls se désaffole. Au matin, elle m’accueillait radieuse. Je l’ai reconduite au village par les pistes de brousse où à chaque tour de roue ma vaillante 4L risquait l’ensablement. Une case de boue séchée à l’ombre d’un manguier, trois bananiers, six papayers, entre lesquels picoraient quatre poules étiques. À l’aube du lendemain, un curieux bruit m’a tiré du sommeil. Attachée à ma porte, un des gallinacés attendait son destin de moambe. La vieille m’avait mandé le quart de sa fortune, jamais soins ne furent si cher payés !

À l’époque, j’étais sûr de moi. L’impression, forcément téméraire mais souvent étayée, d’être berger de « mes » patients. Des résultats probants, l’un ou l’autre miracle, l’accumulation d’expérience, l’estime qui me revenait aux oreilles, auraient dû conforter cette assurance. Or, plus j’avançais en âge et plus elle vacillait. Étais-je vraiment ce médecin qu’on louait ou un charisme involontaire, doublé d’une timidité qui passait pour de la modestie, parvenait-il à donner le change ?

Quelle impudence, que l’illusion d’un pouvoir sur la vie !

Les qualités qu’on est en droit d’attendre du thérapeute me sont apparues antinomiques : dévouement, compréhension, compétence, réassurance. Or, la compétence m’apprenait que toute réassurance est un leurre, comme est leurre toute illusion d’avoir été compris. Quant au dévouement, il est de nature ambiguë, amalgame de surmoi, d’image de soi et de culpabilité. Le doute s’est peu à peu instillé dans mes actes. Au grand jamais, bien sûr, je ne l’ai laissé percer.

Il est certain, ou peu s’en faut, que Mona va surmonter sa maladie. Aérosol et tapotage vont l’y aider, mais ce qui va la guérir, c’est la puissance vitale, cette prodigieuse machinerie vouée à son autoperpétuation dans un dessein qui nous reste inconnaissable, et qu’on ne vienne pas me les bassiner avec dieux et autres fariboles. Il n’empêche : la liste des complications potentielles pour cette « banale bronchite » a de quoi faire frémir. Aussi improbables soient-elles, nulle compétence ne peut certifier qu’il ne s’en présentera aucune. À certaines, je peux faire face. D’autres exigent une technicité dont seul dispose l’hôpital. Si j’avais dû l’expliquer à la mère puis m’en aller, même en lui décrivant les quelques signes d’alarme, lui soulignant leur rareté, dans quelle réassurance l’aurais-je abandonnée ? Ce que doit pourtant bien faire le docteur de passage !

Un temps, j’ai supervisé la garde médicale dans une garnison. Un collègue frais émoulu, des plus brillants, sept fois plus grande distinction, y faisait sa première permanence. On m’a téléphoné vers minuit : appelé deux heures auparavant pour un enfant fiévreux, il n’était pas de retour. Je l’ai trouvé au pied de l’immeuble, effondré dans le véhicule de service. L’enfant examiné, il avait prétexté un médicament à quérir et depuis, écrasé, feuilletait fébrilement son traité de pédiatrie. Je suis allé voir le gosse. Pas de symptôme inquiétant, des taches à l’intérieur des joues, une rougeole prête à sortir. Après quelques incidents semblables, mon jeune confrère, torturé par le doute, a dû séjourner en psychiatrie. L’équipe médicale en a fait des gorges chaudes. Mais je pense aujourd’hui que, trop intelligent, il avait aussitôt saisi ce qui n’effleurerait jamais le cerveau de la plupart, à quel point, dans cette profession qui se prétend un art, toute certitude est téméraire. Il est devenu un éminent légiste, dont la réputation dépasse les frontières. De la mort seule, on peut être certain…

*

Dans son parc, Mona s’est endormie. Elle graillonne comme un vieux grognard accro de Nicot, mais le souffle est régulier.

Je m’efforce de retrouver mon écoute intérieure. À Kitona, les infirmiers zaïrois m’ont tôt révélé que les mères guettaient les rides sur mon front. Je n’avais pas conscience d’être ainsi transparent. Elles m’avaient fait une réputation de guérisseur, acquise un dimanche où j’admirais la dextérité, la fantaisie, la joie de vivre, d’une bande de mômes qui galopaient derrière un ballon crevé. L’un d’eux s’est assis à l’ombre, la tête entre les mains. L’instant d’après, il sombrait dans le coma. Bousculer les joueurs, le ramasser, jeter sur la banquette arrière et foncer vers l’hôpital. Dix minutes plus tard, perfusé de quinine, il était allongé cendreux sur un pagne épinard à l’effigie de Mobutu. Je suis aussi resté des heures à son chevet. Quand je l’ai quitté pour un bref repos, rien dans son état n’avait objectivement changé. Pourtant, la certitude avait surgi qu’il était revenu de notre côté de la frontière.

Toute médecine a sa part de magie, tant pour qui la reçoit que pour qui la prodigue. Fichu rationaliste, j’ai toujours été empêtré dans cette magie dont je ne savais que faire, mais qui s’imposait à moi. La vie est ironique. Je n’ai pas embrassé la médecine par vocation. Adolescent, je me voulais écrivain. Mes parents étaient pauvres. J’ai accepté pour les soulager d’entrer à l’École des Cadets, réalisant une génération plus tard le rêve de mon père, dont l’avait privé la soumission de ses propres parents au Richard du village qui s’en était gaussé. En révolte contre la hiérarchie, j’ai opté pour la médecine plutôt que pour la polytechnique, « afin de ne jamais mettre un pied à l’École Militaire ». Dont, une décennie plus tard, je deviendrais l’heureux médecin et le resterais près de vingt ans.

Quand j’ai quitté l’armée, il a été question que j’aille restaurer les dispensaires du Manyéma. La rupture Kabila-Kagame, les atrocités des seigneurs de la guerre, ont tué le projet. Ma propension à inventer des histoires me souffle parfois que cet enfant sauvé de la malaria cérébrale fait partie des soudards qui ravagent le Congo. Il a violé une jeune fille. Ma compétence de guérisseur est donc responsable de ce viol. Le bébé qu’il a engendré a la fièvre et halète, comme aujourd’hui Mona, mais ni médecin ni infirmier dans les parages, aucune aide à attendre. Et les hordes armées rôdent aux alentours. Je m’insère dans l’angoisse de cette femme qui, dans la nuit de sa case, tremble au moindre craquement.

Curieux phénomène que l’angoisse, dont l’intensité ne doit rien à son objet, pour peu qu’elle en ait un. Celle de l’Africaine, abandonnée de tout, liée à un danger on ne peut plus réel qu’exacerbe la souffrance incrustée dans sa chair, et la mienne, dans cette maison confortable, à un quart d’heure des technologies de pointe, dont la raison m’affirme qu’elle n’a pas lieu d’être. Je me souviens d’une pub malencontreuse de MSF : « Je n’ai pas fait sept ans d’études pour soigner des maladies imaginaires. » Et pourtant, elles sont notre plus coriace ennemi, l’hydre aux mille têtes qui repoussent chaque fois qu’on les tranche. En rétablissant les dispensaires du Manyéma, j’aurais pu soulager la jeune Congolaise, quand une angoisse sui generis me reste inaccessible. Sans compter que l’angoisse du patient, et plus encore, dans le cas d’un enfant, celle de ses proches, avec la fébrilité qu’elle projette, brouille la clairvoyance du thérapeute.

Mon séjour à Kitona, jusqu’à ce que les Nord-Coréens en quête d’uranium n’en délogent les Belges en échange de quelques tanks obsolètes qui tomberaient en panne avant d’investir Luanda, a marqué ma vie, et pas seulement celle du médecin. Pris dans les quatorze heures quotidiennes d’une urgence bon enfant, ponctuée de rires, de danses, de palabres avec les amis, j’ai pris conscience d’être à la fois un thérapeute et un écrivain qui attendait son heure. Chacun de ces deux états devait se nourrir de l’autre. Ce qui impliquait de m’observer et me juger soignant, par-dessus ma propre épaule. Tentation à refouler, puisque le patient avait droit à toute mon attention. Mais qui revenait au grand galop, me questionnant, non sur la pertinence des actes posés, mais sur leur sens profond, au risque de les découvrir vains.

Et submergé de malarias, pneumonies et autres tuberculoses, je me suis fait le serment, lorsque cette heure serait venue, de récuser toute littérature ludique de même qu’en médecine je me refusais à toute réassurance cabotine. Au risque de n’être jamais lu, je tremperais ma plume aux sources de la vie, et donc de la souffrance et de la mort, avec lesquelles je me colletais jour et nuit.

Plus tard, de retour en Belgique, alors que j’aurais entrepris la rédaction de mon premier roman, j’étudierais l’acupuncture avec ce mélange de scepticisme et d’enthousiasme sans lequel il n’est rien d’authentique. Étude qui exacerberait ma propension à m’interroger, moins sur moi-même que sur ma place dans le monde et mon action sur lui. Admiratif et perplexe, je verrais à Grasse un confrère s’initier à l’art des parfums, devenant un « nez » pour mieux percevoir le patient dans sa globalité ; un autre, outrecuidant et pourtant fin diagnosticien, prétendre qu’il est inutile de stériliser ses aiguilles, puisque l’équilibre qu’elles rétablissent permet la résistance aux infections. Resté généraliste, j’apprendrais parallèlement que les traitements stéréotypés contre le cancer donnaient des résultats supérieurs à leur modulation en fonction du sens clinique. Ce que, au Zaïre, j’avais à la fois mis en pratique et battu en brèche, enseignant aux infirmiers des réactions standardisées avant toute réflexion, mais rejetant les recommandations de l’OMS concernant l’antibiothérapie systématique dans la rougeole, ce qui avait réduit la mortalité du fléau.

Cette étude sous-tendue par le taoïsme — auquel j’avoue ne rien comprendre, pas plus qu’à aucune autre philosophie, cet art de cacher la vie derrière des mots qui ont la prétention de l’expliquer — m’a donné l’occasion de croiser des êtres qui ont plus nourri mon écriture que ma pratique médicale. Je doute qu’Annick de Souzenelle, Marie-Madeleine Davy, Claude Larre ou François Cheng, avec lesquels j’ai partagé un repas, une soirée, un séminaire dont ils élargissaient l’horizon, aient conservé le souvenir de ce Belge taciturne qui, plus qu’à boire leurs paroles, cherchait à s’imprégner de ce qui les sous-tendait, et pouvait les désarçonner par une réflexion saugrenue. Mais sans doute ce philosophe des spiritualités à la mode ne m’a-t-il pas oublié, qui, en posture de zazen, les yeux mi-clos et la face extatique, nous expliquait la différence entre les trois états de la conscience selon les enseignements du Bouddha, et qui a bondi sur ses pieds quand j’ai crié « Au feu ! »

*

Impression de vide…

Mona ne respire plus !…

Je bondis du fauteuil où je m’étais assoupi…

Assise dans son parc, elle joue paisiblement avec un anneau en plastique. Ses bronches ne ronflent plus. Elle se met à babiller, me tend les bras.

Papy bonheur !

Son front est tiède, la fièvre a repris, moins toutefois.

Et le lange mouillé. Elle urine donc, pas de déshydratation en vue.

Je la change, en profite pour prendre sa température.

38°6. Pas besoin d’autre paracétamol.

J’administre l’aérosol. Masque sur le nez, elle me fixe d’un air grave et confiant, comme si elle savait que ça va lui faire du bien. Je lui souris. Elle se contente de plisser le front, tiens tiens !

Puis elle engloutit un demi-biberon avant de repousser le reste. Je la berce contre moi en attendant le rot. Pas trop, que la chaleur de mon corps ne hausse pas sa température.

Je la repose dans son parc. Elle s’allonge et s’endort aussitôt.

D’un sommeil qui n’a plus rien d’anxiogène.

Affalé dans le fauteuil, je m’efforce de renouer le fil de mes pensées. Ah oui, médecin à Kitona, écrivain en attente de son heure, deux états qui devaient se nourrir l’un de l’autre. Et récuser toute littérature ludique, tremper ma plume aux sources de la vie, donc de la souffrance et de la mort…

Qu’en reste-t-il, aujourd’hui que j’ai cessé toute pratique de la médecine au point d’avoir à me faire violence pour examiner mes proches ? Qu’au chevet de ma petite-fille je me sens comme n’importe quel grand-père, ballotté de l’angoisse au soulagement ?

Je dois bien m’avouer qu’à chaque mot que j’écris, dont le choix me pèse davantage, devoir fastidieux auquel je m’astreins sans savoir au nom de quoi, je me demande si cette heure n’est pas révolue.

Si chacun de mes textes ne s’écarte pas un peu plus de cet idéal.

S’il ne devait donc pas être le dernier.

Cette journée d’écriture dont m’a privé — ou préservé ? — la bronchite de ma petite-fille, n’aurait-elle pas été celle de trop ?

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