C’est au xve siècle, au cours d’une mission secrète commanditée par la couronne portugaise, que le Brésil fut découvert par Duarte Pacheco Pereira — l’Achille lusitanien (dixit Camoes).
*
Aéroport Val-de-Cans de Belém, quatre heures du matin.
La piste d’atterrissage se dessine au sol : trois bandes discontinues rouge et jaune, précédées d’une ligne verte. L’obscurité n’est que relative en bas. Brimée par une armée de néons en tous genres, elle ne peut que capituler, renoncer à ses mystères et faire figure de clown, tout juste bonne à servir dans les films d’épouvante. Le pilote se cale bien dans son fauteuil, il continue son approche, ses manœuvres, donne ses instructions, informe son collègue, blague avec l’hôtesse.
Il demande.
On va s’en jeter quelques-uns après le boulot ?
Désolé, non.
Non ?
Une prochaine fois peut-être.
Ça ne prend pas.
Ça ne prend jamais.
Il se demande ce qu’il a de moins qui ne capte pas le regard charbonneux de cette petite garce en uniforme vert pâle, se gratte la tête, décide qu’au fond ce n’est pas très grave, qu’au Bar do Parque il y a toujours moyen de monnayer quelques précieuses minutes de jouissance, sans se soucier du qu’en-dira-t-on, et de s’enfiler quelques caïpirinhas en bonne compagnie.
Il est temps pour les passagers d’attacher leur ceinture.
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La région occupée actuellement par Belém, au nord du Brésil, était autrefois peuplée par la tribu cannibale des Tupinamba.
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À gauche et à droite de l’appareil, les passagers regardent la ville. Des milliers de petits points lumineux tiennent les buildings, les routes et le port debout dans la nuit. Les voitures filent lentement vers leur destination. Les bateaux se balancent dans les vagues et se gorgent d’écume.
L’avion plonge sans crier gare. B. sent son cœur s’emballer, lui démonter la cage thoracique en quête d’une sortie inédite, à la faveur de l’angoisse. Ses poumons sont à deux doigts de l’explosion. Il s’envoie, d’un trait, une fiole pleine de brillance.
Ça descend le long de l’œsophage en lui caressant la chair avec des petites mains de velours.
Ça va tout de suite mieux.
Ça va toujours tout de suite mieux avec ce genre de remède.
Les connexions se ravivent, l’évacuent hors de là. Il a le corps qui repose dans un caisson plein de ouate, les yeux qui se ferment sur la misère de son irrépressible condition de trouillard. Il reprend son livre. Page 242 sur 263. Ce serait magnifique de pouvoir le terminer avant l’atterrissage, mais ça semble compromis.
L’appareil se pose sans heurt.
B. se précipite vers la sortie, oublie son portable sur le siège, se prend une bretelle ou une hanse de bagage au passage, et manque de tomber, et dit fait chier. Une grosse dame le prévient de sa négligence en lui hurlant dessus en portugais. Ça lui luso-chuinte dans le gosier en lui faisant trembler le dentier.
B. déteste cette langue.
Il se retourne. Voit la dame. Voit son portable. Remercie en français, en articulant du mieux qu’il peut, se disant qu’elle comprendra. Il ajoute quand même un timide « obrigado » comme ça au passage, mais avec une prononciation qui frise l’indécence.
Elle lui fait un sourire de maquerelle en retour, la bouche qui remonte d’un côté pousse les rides vers l’oreille.
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1616. Le capitaine Francisco Caldeira Castelo Branco débarque du Portugal pour défendre les territoires colonisés contre les tentatives étrangères de conquête. Il fonde la première ville sur l’embouchure de l’Amazone : Belém (pour Bethléem), considérée comme la porte d’entrée du bassin amazonien.
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Ça commence merveilleusement bien ce voyage, il se dit, sceptique comme toujours, et de mauvaise foi, bien entendu, parce que c’est quand même plus facile.
Il bâille profondément.
La file pour la douane flirte en longueur avec le pont Vasco da Gama. Mais B. a le temps, tout le temps. Personne ne viendra le chercher avant 7 h 30. Il se délecte déjà à l’idée de prendre un café et de fumer un cigare en terrasse, là dehors, dans l’air embaumé de la mer, avant l’arrivée des grosses chaleurs et de l’oppression citadine.
Par contre, les autres s’énervent.
Un des douaniers ne semble pas être une flèche. Il retourne les passeports dans tous les sens avant d’y apposer le sésame en forme de cachet, après avoir sempiternellement — immuable et désespérante formalité — interrogé le voyageur de la même manière.
B. choisit l’autre file, celle qui est gérée par M.
Il a préparé sa phrase en portugais.
M. est nerveuse, irritable, mais efficace.
Les gens passent rapidement, c’est fluide.
B. prie un peu pour qu’aucune question inattendue ne vienne entraver le bon déroulement des choses. Ou que la dame connaisse le français un peu. Sinon il devra baragouiner en anglais. Mais son anglais est presque aussi déplorable que son portugais. Donc ça risque de se compliquer.
Il est de nouveau stressé, et la fiole est vide.
On se prend vite la tête dans les files, bordel, il se dit.
Et il sent ses muscles se défraîchir sous le coup des palpitations nerveuses.
Il sue.
*
Belém, petite cité portuaire regroupée autour du Forte do Castelo, qui vit d’élevage, d’agriculture et de pêche, proche du pouvoir colonial, ne reconnaît l’indépendance du Brésil qu’en 1823.
*
B. sue.
L’idée du café, l’image de la terrasse, le parfum de la fumée et l’air de crevette grise ne lui sont plus d’aucun réconfort. C’est la panique, la panique totale, incontrôlable. Et voilà que ses entrailles le préviennent qu’il serait temps d’aller faire un tour aux chiottes, mais elles sont loin les chiottes, et il va perdre sa place.
Il n’y a rien de plus détestable que les dilemmes.
Chier, perdre sa place, ou souffrir par la bouche qui ne parle pas, garder son petit bout de territoire jusqu’à la frontière, puis se soulager.
Cruelle bouffe d’avion qui jamais ne laisse intact, invite au désarroi digestif et à l’intempérance anale.
M. a la poche qui vibre et qui sonne. Elle décroche. Ça s’agite à l’autre bout, ça souffre manifestement.
Merde merde merde.
M. plante là sa file en gueulant à un de ses collègues de prendre la relève.
Elle lui dit.
C’est ma fille.
B. se dit que décidément il n’a pas de bol. Il serre les fesses.
M. est partie, il y a un moment de flottement, puis le collègue arrive, tranquillement, la mine sombre, il s’installe, pose quelques affaires, vérifie les passeports.
Le tour de B arrive enfin. Pas de question.
Séjour accepté.
Il passe. Il est au Brésil. Enfin.
Il aura à peine le temps de dormir avant d’aller à la galerie s’il suit le programme qu’il s’est optimistement fixé dans l’avion.
Il y renonce.
Tant pis.
Tant pis pour l’Amazone Bioparque – Crocodile Safari. Il sera toujours possible d’aller plus tard voir les abords de la forêt.
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Entre 1835 et 1840, la révolte des Cabanagem fait rage. Elle est conduite par les Amérindiens, les Noirs et les métis, victimes de la pauvreté, délaissés après l’indépendance, qui protestent contre leurs conditions de vie déplorables et le mépris de la minorité blanche à leur égard. 100 000 personnes périssent au cours de cette révolte.
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Le pilote est au bar. Il est seul, comme souvent. Il a commandé. Toujours le même cocktail. Il négocie un prix pour la nuit. La fille doit avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Elle a un visage assez massif, des pommettes prononcées, une voix forte. Ça l’excite. Il se sent canaille.
Ils terminent leurs verres.
Et vont à l’hôtel.
Tout se passe très bien.
Tout se passe merveilleusement bien.
En fait, il se dit, je n’ai jamais aussi bien baisé de ma vie.
Et il s’endort, se met à ronfler, plonge dans un rêve étrange, embué, moite.
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M. sort précipitamment de l’aéroport.
Le bébé est en route. L’accouchement est imminent. Merde.
Deux mois trop tôt.
Deux mois.
Cette petite conne aurait quand même pu s’abstenir ou mettre des capotes, bon sang. À quatorze ans, on n’a pas de hanches, on n’a pas de tête, on ne sait pas pousser. Un taxi passe et la prend, et glisse vers l’hôpital de Belém.
La circulation est dense, même à cette heure, à l’approche de l’aube. Elle aurait le temps, si autre chose ne l’occupait pas, d’admirer les manguiers, une fois de plus, sur les interminables boulevards.
Le trajet dure quarante minutes.
Elle râle sur le prix exorbitant de la course. Voleur. La nuit, c’est plus cher madame. Ah oui, ça, c’est beaucoup plus cher, même beaucoup trop cher. Voleur.
Il est déjà trop tard quand M. arrive.
Le médecin gêné tente d’expliquer qu’il a fallu effectuer une césarienne, que le danger était trop grand pour la mère et l’enfant.
Votre fille est en salle de réveil. Il faudra attendre quelques heures avant de lui rendre visite.
Et le bébé ?
Elle interroge.
Il est en couveuse ? Avec ma fille ?
Non.
Il n’a pas tenu le coup. Déclaré mort à la naissance. Trop petit, trop tôt. M. veut voir le corps de son petit-fils. Ce n’est pas une bonne idée lui dit le médecin. Elle le hait. Elle veut le voir elle insiste. On la conduit dans une salle, on lui demande d’attendre. Elle attend des heures et des heures.
On va vous faire entrer.
Elle attend encore. Des heures. Qu’est-ce qu’ils foutent bordel.
Elle pleure pleure pleure.
Ça déborde de partout.
Un enfant qui meurt ce n’est jamais bon.
Jamais bon.
Elle prie. Elle prie pour qu’un miracle se produise. Elle a peur. Elle a peur pour elle. Elle a peur de l’avenir qui s’affiche en gros traits noirs dans le fond de sa boîte crânienne.
On vient la chercher. Elle descend avec un type en blouse blanche dans les entrailles de l’hôpital, vers le funérarium qui est pire que l’enfer pour elle en ce moment.
Elle voit le petit corps.
Il est emmailloté bizarrement.
Il est minuscule.
Tellement minuscule.
*
La ville de Belém explose commercialement fin du xixe siècle grâce à l’exploitation du caoutchouc extrait de l’hévéa. L’arbre culmine à trente mètres de hauteur et a un diamètre d’un mètre. La sève en est extraite par saignée. C’est à cette période qu’est construit le Teatro da Paz.
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B. pousse la porte du théâtre improvisé en galerie. Il a l’impression d’entrer dans une église, de petits anges lui trottent dans la tête. Ça le transporte. La fatigue et l’exaltation se mêlent étrangement.
Il se dit.
Je dois me refréner, me contenir. Ne pas me prendre la tête.
Il croise une connaissance.
Ça va ?
Ça va.
Il ne sait plus très bien qui c’est. Il n’a pas la mémoire des noms, mais il n’oublie jamais un visage, n’oublie jamais où ni quand il a rencontré quelqu’un, mais les noms en revanche se perdent dans un labyrinthe dont il n’a pas la clé.
L’œuvre est immédiatement visible.
Elle est immense. Imposante en taille et en luminosité. Il est heureux. Des tas de gens tournent autour. Ils sont tous là. Il y a même une célèbre actrice X brésilienne reconvertie dans le marché d’art. Certains ont fait le voyage depuis New York, depuis Londres, depuis Paris, pour voir cette reproduction à l’identique et à l’échelle de l’espace occupé par la forêt amazonienne avant les premières exploitations. Ce qui reste, la surface actuelle — et qui occupe pour le moment encore le plus de place —, scintille de verts, de bruns, de jaunes parfois d’orangés. Les entrelacs sont impressionnants. Le fleuve Amazone y est représenté avec une minutie qui force le respect.
On dirait que c’est réel, dit quelqu’un à son voisin.
Et ce qui a l’air encore plus réel, fait remarquer un des responsables de l’expo, c’est l’effritement.
Tout le bord de la composition est couvert de loupiotes rouges dont l’intensité varie. Et si on regarde bien, si on est attentif quelques minutes, on peut remarquer que le rouge grignote de plus en plus le vert.
Dans quelques semaines le chatoiement aura disparu sous le rouge.
L’œuvre s’appelle Our world is bleeding.
B. répond à une interview, en sirotant un verre de champagne.
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En 2009, s’est tenu à Belém le Forum social mondial qui fut globalement un échec. L’essoufflement de la formule et sa récupération par le système se sont fait sentir. Il est temps de repenser tout cela en profondeur, de redistribuer les cartes.
*
Second étage. Maternité.
Coup de téléphone du funérarium. Qu’est-ce qu’ils veulent ?
Le bébé que vous nous avez déposé ce matin, il crie.
Il crie ?
Il crie, bouge. Il est vivant quoi. Vous foutez quoi à l’étage ? Il a échappé à l’embaumement de justesse.
Merde.
Oui.
Merde.
Vous envoyez quelqu’un dare-dare avec du matos ou y faut qu’on vous l’amène ?
On arrive.
M. est à côté du lit de sa fille. Elles pleurent toutes les deux. Elles pleurent depuis des heures. La fille veut voir son fils, elle veut voir le petit corps. Elle a mal au ventre. Elle ne comprend pas qu’il est mort, elle dit que c’est impossible.
M. prie, prie et prie encore, sa fille marmonne, hébétée.
Une infirmière entre, affolée, dans la chambre. Elle dit.
C’est un miracle.