La quête du Brool

Thilde Barboni,

Il brandit la coupe enfin restituée aux Francs. Le mythe peut redevenir européen.

La bataille fut rude, longue et semée d’embûches. Il n’a certes affronté aucune magicienne, n’a, à sa connaissance, subi aucun sortilège. Cependant, la pression médiatique, surpassant tous les dragons et les sorcières des temps obscurs, l’a épuisé dans cette course folle, dans cet élan sous les lumières d’un stade trop ovale pour être rond.

Où est Arthur ? Où sont le Roi Pêcheur et Galaad ? Il brandit la coupe, mais un vertige l’oblige à sourire tel un automate détraqué. Se serait-il trompé d’histoire ? Il a combattu, s’est réuni maintes fois en rond avec ses compagnons. Il a hurlé le cri de guerre, il a été chaste, s’est efforcé de vaincre sa timidité légendaire. Il a même parlé au Roi (mais était-ce le bon Roi ?), il a vaincu le mal, a cru s’élever vers Dieu (toutes ces bannières, ces inscriptions sont-elles réellement adressées à Dieu ?). En tout cas, il a éprouvé un sentiment de communion, de fusion totale avec l’univers tangible et intangible quand la clameur des Chrétiens l’a salué. Pourquoi les larmes se mettent-elles à couler ? Pourquoi a-t-il soudain envie de disparaître dans l’éther, emporté par le souffle d’un dragon inexplicablement absent ?

Il brandit la coupe un peu moins haut. Un de ses compagnons la lui dérobe pour l’exhiber à la foule. Il chancelle, recule d’un pas et contemple le trophée. Il brille, il resplendit dans la lumière. Est-ce le moment de poser la question sacrée ? Faut-il enfin tenter de percer le secret ? Cette coupe dorée est-elle le talisman de l’autre monde, l’objet magique, source d’éternité, auquel il a voué son existence ?

La coupe est là, au-dessus de sa tête, face aux clameurs de la foule. Le Roi applaudit (un Roi applaudit-il de cette manière ?), les bouffons prennent la pose (depuis quand y a-t-il tant de bouffons à la cour ?).

Il lève la tête. Pourquoi la question sacrée n’est-elle pas posée ? Doit-il se résoudre lui-même à interroger Dieu ? Il ouvre la bouche puis la referme tel un poisson asphyxié.

La coupe passe de main en main, elle tournoie au-dessus de lui. Il comprend enfin la raison de ces clameurs folles qui équivalent à un long silence. Il comprend pourquoi il n’y a rien à dire, pourquoi cet objet usurpateur ne suscite aucune question, ne harcèle aucun mystère.

Cette coupe est pleine ! Pleine ! Elle n’a jamais rien contenu. De par sa nature, elle ne pourra jamais rien contenir. Elle se suffit à elle-même, objet profane et sans valeur. Pour quelle sorte de Graal s’est-il ainsi battu ? Pour cet objet chimérique trop convexe, débordant de rondeur ? Il chancelle, une bouffée d’angoisse l’empêche de réagir, il est tétanisé, incapable d’avertir ses compagnons, incapable de leur dire d’arrêter de festoyer.

Il se tourne vers les perdants, vers le champion qui, bizarrement, leur a laissé trop facilement emporter le trophée. Où est-il ? Que fait-il ? Il devrait pleurer, délirer, mourir de peine et d’effroi à la vue de cette coupe emportée en territoire franc.

Le champion battu l’observe depuis un bon bout de temps. Leurs regards se croisent. Le champion déçu lui sourit, cligne de l’œil. Le champion conspué, hué, a l’air heureux. Il a compris qu’il est temps que cette coupe sans mystère, cet objet qui n’a de sacré que sa valeur marchande, quitte enfin le nouveau continent. Il veut que les enfants pauvres rêvent à autre chose qu’à cette illusion de grandeur, de pouvoir, qu’à ce leurre infâme. Le champion détesté lui fait un signe de la main, une sorte de remerciement tacite avant de disparaître.

Il voudrait hurler, crier à l’imposture. Il s’est donc battu pour cela ? Pour cette rotondité lisse, ce sphinx sans mystère ? Les adversaires l’ont compris. Ils ont mal joué, ont feint la tristesse. Ils s’apprêtent maintenant à rentrer légers, libérés de ce trophée qui a trop longtemps engourdi l’esprit de leurs enfants, les a réduits à des rêves sans envergure.

Les Francs chantent, hurlent, crient, acclament, perdent la raison. Les compagnons, l’œil vide et la mine hagarde, inconscients de leur erreur, embrassent, chacun à leur tour, la rondeur trop pleine.

Le siècle s’effiloche et la quête est une fois de plus ratée. Perceval s’enfuit, ôte ce maillot qu’il avait eu raison de trouver grotesque. Il court à perdre haleine, tente de rattraper ce champion qui a l’air d’en savoir plus que lui, qui a sauvé son peuple de l’adoration d’un objet profane. Il court, évite les obstacles semés sur son chemin. À bout de souffle, il s’arrête, loin du tapage. Une odeur de soufre chatouille ses narines. Une créature étrange se faufile entre les réverbères avant de disparaître dans la nuit.

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