Pareils, les fleuves

Jack Keguenne,

Je vote pour l’Amérique.

Ce disant, cela sort du secret de l’isoloir et d’un bulletin dans l’urne, mais fallait-il tant de prudence ?

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Ne pas se laisser bercer par les diktats, ni se laisser berner par ce qui semble, en apparence, calmement poursuivre son œuvre.

En rester à la leçon du fleuve.

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Entre l’une et l’autre puissance, quand on est pauvre ou désemparé, laisser venir ce qui apportera les bienfaits.

S’il en est.

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Ne pas céder à la réalité comme à la télévision. Où que ce soit dans chaque pays, regarder le monde grouiller dans les rues et s’inquiéter des intentions de ces foules.

Échapper aux convulsions.

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Être perdant ne constitue pas le pire qui puisse se produire. Et être gagnant risque de ne s’avérer que bien éphémère.

À chaque pas, quelques indices boursiers jugeront la mauvaise allure, sanctionneront.

Le marché contre le marcheur.

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Il n’y a aucun argument valable pour sauver une pléthore d’individus ou une croissance économique.

Juste des discours qui tirent la couverture à soi.

Pourvu qu’une couverture soit disponible.

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Ce n’est pas une métaphore, mais d’abord une liberté.

Choisir le système qui juge et évalue, fût-ce maladroitement, plutôt que celui qui broie dès l’origine.

Pouvoir endosser le masque de l’individu. Garder l’identité.

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Circonstances de vie dans lesquelles la part entière devient possible.

À fonder.

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Veiller à n’être pas en retard d’une révolte, où qu’elle trouve sa source.

Ne monnayer aucune bienveillance.

Superviser les circonstances alarmantes.

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Choisir l’inquiétude face aux perfidies de l’assertion.

Et marquer de l’incertitude devant les domaines programmés.

Donner à la vie son cours, laisser au vent un passage ouvert.

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Mon habitat est demeure temporaire.

À l’échelle de quelques siècles, nul n’aurait embarqué sur une caravelle pour l’Amérique, nul n’aurait creusé un canal pour faciliter le passage vers l’Inde.

La route de la soie et celle des épices ne sont plus que chemins effacés par le sable. Des rêves d’entreprise échoués.

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Quelque chose m’indispose dans les vieilles civilisations, une sorte d’abâtardissement, une manière de vêtement qu’on aurait, un jour, trouvé seyant, puis qui aurait été trop longuement porté, dans l’imagination d’une élégance, d’une justesse ou d’une prestance.

Comme l’émotion d’une photographie vieillie, sans cesse ravivée, mais hors du réel, écrasée sous le couvert de son album.

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En fait, à toujours penser au progrès, on oublie trop facilement ce que nous avons laissé derrière.

Ce n’est pas la mémoire qui nous fait défaut, c’est la pratique intense du quotidien maîtrisé. Une perspective de générations, une transmission.

Ou se dire d’être arrivé à se dresser pour avancer en oubliant l’état fragile et avoir grandi pour se retrouver foulé aux pieds.

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J’ai quelques fois survolé l’Atlantique, mais je n’ai pas voyagé vers l’Orient.

Trouver l’heure qui prolonge mes journées. Et la langue qui augmente mon décor.

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Il y aura toujours des résonances tièdes, des oublis et des écarts improvisés, parfois bruyants. Nous n’avons du monde, à moins de le pratiquer à pied et dans le dialecte, que l’idée de quelques paysages de documentaires.

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Cette vieille manie d’enfant sage qui, sur les bancs de l’école, écoutait ses maîtres disant qu’il fallait aider les pauvres.

Lesquels pour commencer ?

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Nous vivons dans l’ignorance violente. Gorgés de déclarations intéressées ou de rapports intermittents, de confusions entretenues.

À quoi ressemblent Bombay, Calcutta, Miami ou Las Vegas ? Quelle détresse aux coins des rues qui n’apparaîtrait pas dans les images de films.

Quelle différence entre donner au hasard et insinuer ?

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Dans les soubassements, trouver la même arrogance d’humanité, la même splendeur de vivre.

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En définitive, il n’est pas sûr que nous ayons besoin de connaître les points cardinaux, ce sera affaire de patience et de rassemblement. Être debout ne s’indique pas sur une boussole.

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Ne pas penser à l’une ou l’autre menace, mettre en place la force d’y résister.

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Considérer que ce n’est qu’un désordre d’organisation, un retard d’embarquement – de 500 ans et quelques. Ce ne sont pas les bateaux ratés qui dirigent le pays.

N’appartenir qu’à ce qui se gouverne, et repousser les plus pressés.

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Être conquérant ne présente qu’une grandeur relative. Une trace dans les livres d’histoire, comme les épices ponctuent un plat.

Rien à voir avec la faim.

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Celui qui invente ne sait rien de son projet. Celui qui découvre, à l’autre bout du monde, ignore tout de sa rencontre.

Viendra-t-il de l’or, du sirop d’érable ou du curry ?

À quel comptoir ou quel cinglant hauturier faudra-t-il s’appuyer ?

Miser sur la grandeur d’un rêve.

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Entre l’Amérique ou l’Inde, après tout, quelle différence ? Les statistiques recensent partout les mêmes pourcentages d’esclaves. Et, n’importe où qu’on se trouve, on est toujours le pauvre ou le méprisé de quelqu’un.

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Quel que soit le chemin que l’on prenne, son fondement demeure dans la mythique recherche d’un passage vers la Chine et ses richesses – espérées ou consolidées, et toujours restées cachées.

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Les fleuves coulent pareils, qu’on s’y baigne ou qu’on s’y noie, qu’on y navigue ou qu’on s’y consacre. Pareils, boueux et encombrés, partout dans le monde.

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Ce n’est pas la croissance économique qu’il faudrait mesurer, mais bien la détresse humaine. Sur tous les continents.

Celsius de l’espèce ou pourcentage d’un leurre.

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Faire de la dette une figure de rhétorique.

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De l’un à l’autre pays, on ne trouve pas la même morale, on n’applique pas les mêmes règles, on ne rencontre pas les mêmes mirages.

Marketing géostratégique.

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Au fond, le plus terrible n’est pas d’imaginer ce qui restera, mais de connaître ceux qui resteront – je veux dire de les avoir en face sans les affronter.

Ceux qui mentent à la planète ont généralement des enfants ; certainement, ils se ressourcent en famille et mentent aussi à domicile.

Formes du négoce.

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On s’affole pour les cours du marché, dans les deux hémisphères.

Ne pas oublier toutefois que, comme toutes les officines, les bourses ferment à heures fixes, quel que soit l’état du monde – l’état dans lequel elles laissent le monde.

Les mendiants connaissent aussi les heures propices.

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Entre l’Inde et l’Amérique, il est vertigineux de comparer les longueurs respectives de leurs histoires, et de considérer le terrible retard de l’une à accorder une place aux pauvres.

Toutes deux s’accommodent mieux aux mythes qu’elles entretiennent qu’à une réalité qui les déborde.

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Il est facile de mentir quand on parle de loin.

Usurper les réalités.

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Toutes les demandes d’excuses s’expriment à l’imparfait et doivent être diplomatiquement traitées avant de se trouver entérinées. Fût-ce long, parsemé de ronds de jambe.

En viendra-t-on bientôt à considérer demain dans sa demande pressante des nécessités, dans le désastre qui afflige après les promesses ? Entendons : plutôt que devant la pensée unique que tout va s’arranger.

La survie, où qu’elle s’organise, n’attend pas les règlements, comme l’enfant cache à ses parents le mauvais bulletin qu’ils devraient signer, et grandit à l’écart, inadapté.

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À force de n’être plus des espérances, ni des guides pour les lointains, quel que soit l’entregent, on ne représente plus que l’électorat de poids morts.

Tous moulés de la même manière conforme, nonobstant l’énergie conquérante. Désincarnés comme les poissons d’Aristote cherchant l’air.

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Là où l’un crée et gagne, l’autre s’engouffre et copie.

Si l’un fixe les règles auxquelles l’autre perd, ou tarde à gagner, la situation se détériore au point de pousser chacun à reprendre toutes ses billes.

Aucune barricade ne protège les parties. Il ne s’agit pas tant d’une lutte ou d’une épreuve de force que d’une prolongation de la curée.

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Nous sommes d’une génération qui n’a sans doute jamais dû s’élancer sur l’eau haute, affronter l’océan juste après avoir abandonné son village.

Il y a mille ans, on naviguait sur les mers en se fiant aux étoiles — lesquelles n’ont pas démérité pour nous maintenir quand, désormais, le moindre vieux réverbère semble réussir à nous circonscrire.

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Je reviens sur moi-même, pourvu que je dispose encore d’un choix de vie. Ce ne serait peut-être pas tant l’Amérique qu’une possibilité négociée d’accepter certaines formes de mensonges.

Disons l’écho des procédés littéraires avant la vaste liberté des plaines. Entreprendre est une idée qui ne nécessite aucun paysage.

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Seul, refuser toutes les cohues tardives.

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On peut comparer deux mythologies, mais pas les mettre à la pesée.

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Il restera, quelque temps encore, des effets de manche, des accueils aux touristes, des lois de cadenas sur l’immigration et des sourires de bienvenue aux investisseurs. On gardera lisse la façade en manipulant les chiffres, surtout ceux de la dette et de la pauvreté.

Cela se déroulera sans doute en attendant, en repoussant à plus tard l’explosion d’une violente révolte interne, nourrie de la faute de l’autre, d’une foule exacerbée de subir.

Idéologie d’un saccage.

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Comme un campeur piégé par une nuée de moustiques, l’humanité se trouve sans recours. Avoir fait imploser son histoire pour une chimère d’avenir sous le joug d’une science indécise ne lui donne pas de débouchés, mais juste une temporisation de son flux qui dépend du cours des changes. Les œillères adoptées circonscrivent toute analyse sur un projet séduisant, mais pourtant obsolète déjà au XIXe siècle, et écartent l’idée même de considération pour les traditions.

Il n’y a plus d’autre socle que l’hypothèse fragile d’un sauvetage futur.

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Kafka avait laissé à son héros le choix de sa porte devant laquelle, fût-elle infranchissable, il était resté seul. L’inverse se présente aujourd’hui : les hommes sont nombreux, mais, sur tous les continents, l’impasse est unique.

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