Le géographe

Corinne Hoex,

Le Roi instruisit en détail M. le Dauphin de tout ce qu’il avoit à faire (la nuit de ses noces), et imagina une manière de géographie, dont il se réjouit fort avec les Courtisans.

Madame de Sévigné, Lettres

 

Ces derniers temps, chaque nuit, un géographe est dans ma chambre. Il déploie sur mon lit son ample planisphère, le lisse résolument, des deux paumes, et le scrute avec gourmandise. J’entends dans mon sommeil le murmure impatient du papier qu’il défroisse.

— Alors, ma chérie, où sommes-nous ce soir ?

Ce géographe est un peu fou. C’est un savant. Un spécialiste. Mais sa folie est un bonheur. Avec lui je voyage à longueur de nuits sur les méridiens et les parallèles, offrant mon corps nu à des océans, des déserts, des glaciers et des chaînes de montagnes. Et puis, il est bel homme, mon géographe, fougueux et passionné, doté d’une plastique admirable et d’une barbe naissante qui abrase avec art l’aréole de mes seins.

— Pour moi, c’est tout trouvé, décide-t-il, l’œil luisant, en désignant la carte. Je suis cette île. Cette main ouverte.

Et il pointe l’index au milieu du Pacifique sur une forme aux rivages tortueux, profondément échancrés et entourés de bleu.

— Cette main ouverte à la paume caressante, continue-t-il, d’une voix prometteuse. Sentez mes doigts, ma chérie. Sentez comme ils vous aiment.

Et, rêveusement, du bout des ongles, avec une légèreté délicieuse, de ses longs doigts amoureux, mon géographe me parcourt le dos, va et vient et m’effleure, avec cette infinie langueur des vagues qui enlacent son île.

— Mais vous, ma chérie ? s’interroge-t-il, songeur, sans interrompre sa flânerie. Avec ce corps qui est le vôtre, ce corps si vaste, si généreux, ce corps prodigue, inépuisable, qu’allons-nous vous attribuer ?

Et, roulant avec moi sur le grand planisphère, m’étreignant sur l’Afrique, sur l’Asie, sur l’Europe, tentant Madagascar, essayant les Açores, goûtant ici et là l’Espagne et l’Italie, mon géographe soudain s’exclame, avisant ma chute de reins :

— Bien sûr, vous êtes les Amériques ! Oui, ma chérie, les deux ! Ne soyons pas avares ! Les Amériques, c’est vous ! Vous êtes les Amériques ! Ces puissantes épaules canadiennes ! Ce décolleté californien ! Cette cambrure guatémaltèque ! Ce charmant galbe péruvien !

Et mon géographe, qui aime son métier, en nommant les régions que ses galanteries m’attribuent, salue à chaque fois, d’une tendre titillation, leurs reliefs, leurs modelés et leurs hydrographies. Ses phalanges s’affolent sur mon petit Uruguay, taquinent ma Floride, tâtent mon Yucatán, savourent le moelleux de ma douce Colombie, plongent dans mon Potomac et dans mon Saint-Laurent. Ses doigts voluptueux suivent mon Mississippi, glissent le long de ma cuisse, caressent mon Chili, gagnent ma Terre de Feu, frôlent ma Patagonie, remontent avec ardeur vers ma Pennsylvanie, s’insinuent galamment dans mon Détroit d’Hudson, flattent mon Manitoba, aguichent mon Ontario, cherchent mon Nebraska, trouvent mon Idaho.

— Ah ! Ma chérie ! Ma chérie ! Je vous sens dans tous vos états ! Ah ! Comme j’aime les Amériques !

Mon géographe s’emballe. Ses baisers me bousculent, dévoilent dans leur exubérance de nouveaux points de vue de ma topographie.

— Oui, ma chérie, c’est ça ! Tournez-vous vers moi ! Tournez-vous ! Offrez-moi de nouvelles contrées ! Montrez-moi l’autre face du monde ! Ah ! La belle hémisphère ! Ah ! L’Asie ! L’Asie ! Cette mousson ! Ces feux de Bengale ! Je sens frémir mon petit fakir ! Je sens enfler mon Brahmapoutre ! Ah ! Ma chérie ! Mon Pondichéry ! Mon Chandernagor ! Mon Coromandel ! Je vois que votre Vishnu m’invite ! Les Indes s’ouvrent à moi ! Je m’en vais explorer les Indes ! Le nirvana n’est plus très loin !

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