Partager la lumière

Claire Lejeune,

Écrit de circonstance s’il en est : le passage du cap du demi-siècle par l’ami qu’on a craint de perdre soudainement, juste avant qu’il y parvienne. Offrande pour une renaissance. Ce ne peut être qu’une parole à laisser monter des profondeurs d’une amitié qui date, elle, d’un quart de siècle. Une parole que la pensée de la mort a brusquement mûrie. Faut-il toujours que les choses de la vie soient exposées au soleil de la mort pour que se révèle la place unique qu’elles ont dans notre existence, pour que leur spécificité trouve en nous licence de se dire, les mots justes où avoir lieu de se partager ? Il est vrai que c’est le trou que fait leur absence dans le tissu de notre imaginaire qui nous les donne à éprouver réelles. C’est non seulement de concevoir la mortalité des êtres, des choses et des liens que nous aimons, mais d’oser lucidement envisager leur mort que nous leur ouvrons les portes de notre vie intérieure, que nous donnons à leur existence la dimension qui lui manque pour nous devenir une présence réelle. Entrer dans l’amitié de la mort nous fait traverser le mur de sa fatalité ; il n’y a qu’elle pour nous initier aux lieux passés et à venir de la seule éternité qui soit : celle de la mémoire.

La poésie n’a pas d’autre source que cette connivence réelle de la vie et de la mort ; les poètes de plus authentique citoyenneté que celle dont l’investit cette communauté mémoriale des vivants et des morts.

Relire cette longue lettre que je t’ai écrite en mai 1993, après la parution dans Le Soir de ton texte sur Le livre de la sœur. En livrer tel quel l’un ou l’autre extrait. Repenser aujourd’hui quelques-unes des clés du rapport de l’écriture et de la lecture qui s’y étaient conçues. Partager ici, avec ceux qui en ont le goût, la fécondité des terres de l’amitié.

Le moindre de tes articles éclaire la lecture souvent sombre et rapide que je fais du journal. Il y a dans tes textes la même lumière que dans ton regard et dans ton sourire. Ô frère lumineux…

Pendant les quelques mois que dura ton éclipse, Le Soir ne fut plus pour moi que ce qu’il est.

J’ai conscience aujourd’hui que c’est moins par les signes et les symboles d’un espace–temps culturel commun que nos existences se reconnaissent que par le partage silencieux du sens qui les meut. La substance dont s’est nourri et fortifié notre dialogue au fil de nos interlectures, c’est cette lumière de l’archée – la lumière-nature – dont la mémoire inextinguible se diffracte à travers nos corps et leurs écritures. C’est son incessant travail de vie et de mort qui fait de nous des mutants. La création n’a jamais eu d’autre secret que la lumière.

Cette lettre à toi pour mieux saisir quant au devenir de ma propre écriture, la portée de ta lecture critique. Portée politique au sens où tu te mouilles superbement, où tu salues publiquement, dans cette cité patriarcale qui n’en finit pas de se ruiner, l’irrévérence dérangeuse de ma parole de sœur. Le coq entre nous n’a jamais eu lieu de chanter…

Quelque chose m’est arrivé par ce texte, le vœu secret d’Ariane et d’Antigone exaucé : le frère faisant écho dans « sa langue à soi » (non plus au nom du Père) à la parole désemmurée de la sœur. Preuve qu’à la faveur d’un dialogue d’homme et de femme qui se sont fait un deuil de toute providence, le désastre de la patrie peut trouver lieu et matière à se surmonter. L’étrange rencontre d’Ariane et de Don Juan dont nous nous étions fait une terre promise à la fratrie, me demeure une source intarissable de commune présence.

Je regarde à présent Le Livre de la sœur comme un moment crucial de mon histoire : le livre d’après la rupture avec l’Ordre du Père. La destruction de la statue du Commandeur – l’outrage irréparable du surmoi patriarcal – livre Ariane à elle-même, à la violence de son désir de justice, au péril du meurtre et du suicide. Prête à basculer dans la folie ou le terrorisme. Avec la soudaine intrusion de Don Juan dans son propre imaginaire, se présente l’unique chance d’issue créatrice : la réinvention de l’amour, l’avènement d’une relation de salut mutuel entre l’âme sœur et l’âme frère, orphelines de l’Homme de pierre. L’enjeu de ce livre-là, c’était de mettre au monde un nous majeur au sein duquel les conflits inhérents à la coexistence de je, tu, toi et moi se convertissent en tensions génératrices d’un nouvel imaginaire amoureux. Ce n’est pas sans nécessité vitale que le dialogue constructeur d’Ariane et de Don Juan se soit écrit en même temps que le livre du désastre.

Que tu te sois porté volontaire pour interpréter le rôle d’un Don Juan en proie à la catastrophe imaginaire qu’est la destitution de la statue du Commandeur, Don Juan livré à l’éprouvante quête de sa propre vérité, te prédisposait à une juste lecture du livre de la sœur.

Quelque chose de juste – au double sens de justesse et de justice – a été écrit par un autre singulier de mon combat singulier avec l’innommé. Qu’est-ce que ça change pour moi ? Qu’est-ce que ça change pour nous ? En écrivant et en publiant ce livre, il est vrai que je me suis rendu justice, que je me suis personnellement guérie de la blessure qui rend aphasique la mémoire que sont les femmes de la genèse du vivant. Je sais maintenant que pour se sortir du silence qu’est leur histoire, elles doivent commencer par épouser – ô combien incestueusement – leur propre génie, par se connaître elles-mêmes assez profondément pour se guérir de la mutilation fondatrice de l’ordre patriarcal ; travailler à surmonter la schize qui sépare en elles la civilisée de la sauvage, la moderne de l’archaïque. Sororité bien ordonnée commence par soi-même.

Ce grand écart de la pensée des femmes, c’est l’exploit de leur écriture poétique. Je n’ai réalisé la portée pacificatrice de cet acte littéralement « religieux » qu’au moment où j’ai vu s’ouvrir la crypte, où j’ai vu les ossements de la maudite et pieusement recueilli son héritage de lumière noire. Écrire et publier le livre de la sœur, ce fut donner une sépulture à la « fille du diable » : la chance de reposer en paix quelque part dans les abîmes de ma mémoire. La pensée des femmes est vouée à l’auto-rédemption.

Comment le frère pourrait-il reconnaître la sœur, la saluer si elle ne naît, ne se connaît, ne se reconnaît pas soi-même ? Si elle n’a pas – pour l’amour de nous – le courage de pulvériser l’autocensure où elle est emmurée, l’audace de s’écrire, de se publier, de s’autoriser ? De faire corps avec son étrangeté ? Rimbaud n’écrivait-il pas il y a plus d’un siècle : « la femme trouvera de l’inconnu ! […] Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons ».

Il fallut donc courir jusqu’au dernier, tous les risques de la mise à nu. Se perdre aux yeux de l’ancien monde pour se gagner au regard du nouveau !

Une écriture demeure toutefois captive de son plus haut risque (bien des poètes n’en sont jamais revenu(e)s) tant qu’un acte de juste lecture ne vient pas l’en délivrer. Reconnaissant sa nécessité, tu contresignes le livre qui met au monde le verbe interdit de la sœur. Tu participes hardiment à sa délivrance. C’est vrai qu’à te lire, je me suis sentie littéralement dé-livrée. De quoi ? De la semi-clandestinité où est encore détenue la poésie des femmes (muses dé-muselées), de la clôture des mots où je m’étais retirée. Les mots qui transportent une pensée en continuelle gestation lui deviennent prisons s’ils ne sont pas dédouanés par une lecture capable d’épouser le mouvement qui la porte à s’anticiper, à se survenir sans cesse en avant d’elle-même ; pire, ils se transforment en pièges mortels s’ils deviennent les otages d’un détournement de sens, d’une interprétation positivement ou négativement abusive. L’écriture poétique n’opère au-dehors que grâce à l’œuvre d’une lecture et d’une critique poétiques : poésie faite par tous. Il faut être poète pour comprendre combien la surdité et la mal-voyance d’une critique littéraire imbue du pouvoir qu’elle tient de son savoir, peuvent être fatales à la création poétique.

Le sens ultime du livre s’accomplit lorsqu’il arrive à l’écrit du lecteur de délivrer la pensée de l’auteur, d’être le juste médium entre une parole singulière et l’oreille publique. Encore faut-il que cette parole soit délivrable, que l’auteur s’étant soi-même désabusé, parvienne au-delà de l’attachement narcissique à son œuvre, à concevoir lucidement l’enjeu éthique et politique de son écriture, à y faire transparaître le plus violent, le plus inextinguible, le plus archaïque de tous les instincts humains, l’instinct de justice. L’archée : l’instant le plus juste du monde, écrit Odysseus Elytis. C’est dans le partage silencieux de cet instant-là par celui qui lit et celui qui écrit, que la poésie se dé-livre.

Partager