Pas de chrysanthèmes pour Belgica

Françoise Lalande,

Quo vadis, Belgica ? Oui, c’est vrai, il vaut mieux recourir au latin, retrouver cette bonne langue de nos premiers colonisateurs, cette bonne langue des anciennes messes, celles où on ne comprenait rien et qui, dès lors, possédaient une magie, un mystère qui enchantait davantage que le français actuel, souvent gnangnan à mes oreilles lors des rares fois où j’assiste encore à une messe, à l’occasion d’un deuil ou d’un mariage (quel plaisantin du fond de la classe vient de crier « C’est la même chose » ?), oui, en ces temps de fureurs où certains se racrapotent sur leur langue comme une araignée sur une précieuse mouche, le latin c’est plus neutre, moins explosif, il ne trahira pas d’où je viens, dira pas où je suis née, pas d’accent pour qu’on me situe du Nord ou du Sud, ou du centre, notre capitale chérie, que tout le monde revendique, pas nécessairement par amour, non, rien que pour emm… les autres, alors Bruxelles ma belle, comme chante Dick Annegarn, que va-t-on lui faire ? On veut l’écarteler ? La déchirer ? La couper en deux comme l’enfant revendiqué par deux mères, histoire de satisfaire tout le monde ? Y a-t-il un Salomon dans la salle ?

Quo vadis, domine ? C’est l’image la plus impressionnante dont je me souvienne, oui, de tous les péplums que j’ai vus dans mon enfance, c’est celle-là qui me fait encore frissonner, parce que c’est l’instant de la honte, l’instant où le vieillard barbu, aux cheveux blancs, bâton de pèlerin, marche d’un bon pas, laissant Rome derrière lui, et tout à coup, il croise en sens inverse un autre homme, un autre pèlerin, dans lequel il découvre son Seigneur, que fait-il là sur la route, se demande le vieillard qui connaît déjà la réponse, qui sent déjà la honte l’envahir, car il sait, le vieillard, qu’il fuit, qu’il abandonne, qu’il se sauve, et la présence de l’autre pèlerin, qui répond qu’il se rend à Rome puisque celui, qui deviendra saint Pierre, quitte le navire, l’autre pèlerin va donc faire le boulot à sa place, car il faut bien que le travail se fasse, alors le vieillard barbu retourne à Rome, accomplir son destin, y a-t-il un Hercule dans la salle pour commencer un de ses travaux parmi les plus célèbres ?

Quand j’étais petite : en juillet, je prenais ma petite pelle, mes petites formes (grenouille, château, étoile) et mon petit seau, j’allais en vacances à la mer. En août, je prenais des livres, des pulls, des bottes, j’allais en vacances en Ardenne.

Où vais-je aller en vacances à présent ?

Y a-t-il une madame Cristal dans la salle ?

Plus sérieusement : je n’y crois pas ! Je ne veux pas y croire ! Je ne me résigne pas !

Donc, fureur et honte, parce qu’ici, où je vis pour l’instant, en Tunisie dont il y aurait des choses à dire, des bonnes et des moins bonnes, quand des Européens, des Africains, des Maghrébins, des Asiatiques me croisent, que me demandent-ils en premier ? Eh bien, ils me disent : « Quo vadis, Belgica ? », tous ! ils le demandent en premier ! Et je les sens aussi inquiets que moi, aussi navrés que moi, alors, eux et moi, on se désole ensemble, on regrette, on espère que non, Belgica ne périra pas, on en énumère ensemble toutes ses belles qualités, celles qui font qu’on l’aime, qu’on aime y vivre, on a de la tendresse pour elle, on ne peut croire qu’elle va droit dans le mur, on espère qu’une fois de plus le bon sens d’un peuple qui jusqu’à présent n’a jamais été arrogant, jusqu’à présent, va l’emporter, oui, on l’espère, mais cette fois, quelque chose est changé au Petit Royaume, comme si un malin lui avait jeté un mauvais sort, mais, malgré tout, on compte sur le légendaire (Serait-il vraiment devenu « légendaire » ?) bon sens du peuple belge, mais on a, cette fois-ci, au fond de la gorge un goût amer, on a davantage peur qu’on ne se l’avoue, on pense Dans ce monde qui va mal, Belgica irait encore plus mal ? Y a-t-il un médecin dans la salle pour Belgica ? Un médecin sérieux et efficace, pas un de ceux qu’on trouve dans Molière, Docteur Diafoirus, du genre bavard, manipulateur et nul comme pas deux ?

Parmi tant d’émotions, parmi tant de sentiments divers, il en est un qui triomphe en moi pour l’instant : l’étonnement, non, mais c’est vrai !, je reste étonnée qu’on ne rappelle pas à chaque instant la devise de notre pays, oui, c’est vrai !, on ne la rappelle pas, on dirait même qu’on la cache, il faut avouer que c’est peut-être par crainte du rire qu’elle déclencherait, un rire nerveux ? Un rire gêné ? Ou un grand rire amer, du genre « la farce est trop bonne », oui, l’union fait la force, c’est la devise de Belgica, décidément ! nous serons surréalistes jusqu’à la fin des siècles et des siècles, « amin » comme on dit ici où je vis pour l’instant, oui, mais j’espère que, malgré tout, cette messe-là Quo vadis, Belgica ? ne soit pas encore dite !

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