L’insoutenable lourdeur de ne pas être

Jean-Baptiste Baronian,

Delavacherie. Maurice Delavacherie.

S’il y avait bien un nom que Maurice Delavacherie ne pouvait pas sentir, c’était le sien. Et cela avait commencé à l’école, dès son plus jeune âge… À l’époque déjà, tout le monde se moquait de lui. On l’appelait la Vache, le Vachard, la Vacherie, la Vachette, Peau de Vache et même Tête de Veau, ou encore le Vachin, un mot qu’il n’avait jamais entendu et qu’un certain Victor Jung, un condisciple beaucoup plus déluré que les autres, avait aussitôt transformé en Vagin…

Maurice Delavacherie avait alors douze ans et demi et il avait demandé à sa brave mère ce que Vachin et Vagin voulaient dire. Elle avait aussitôt rougi, sans lui fournir la moindre réponse, et finalement c’était dans un gros vieux Larousse qui se trouvait dans la modeste bibliothèque de son père, directeur commercial du garage Citroën de Rhode-Saint-Genèse, qu’il en avait trouvé les définitions.

En apprenant que vachin désignait un « cuir de jeune vache » et vagin le « conduit qui s’étend de l’utérus à la vulve », ensuite en découvrant le sens exact d’utérus et de vulve, il avait été si troublé, si perplexe et si perdu qu’il avait passé une épouvantable nuit blanche. Et le lendemain, au petit jour, il avait pris une importante décision : dès qu’il en aurait la possibilité, il ferait tout, tout, absolument tout, pour changer de nom. Ou plutôt pour changer de patronyme puisque Victor Jung, encore lui, lui avait fait savoir que ce substantif-là était le plus correct quand on parlait du nom de famille d’un individu.

Jusqu’à la fin de ses études secondaires, Maurice Delavacherie ne vécut ainsi que de surnoms et de sobriquets, tous aussi détestables, tous aussi blessants les uns que les autres. Avec la pénible, douloureuse et lourde impression de ne jamais exister, de ne jamais être lui-même, de n’avoir jamais une identité propre.

Le jour de sa majorité, Maurice Delavacherie se précipita à la Maison communale de Rhode-Saint-Genèse où il était né et où il habitait toujours avec ses parents et sa sœur cadette. Il était francophone. Il baragouinait seulement le flamand, et encore… Le strict minimum. Les mots de la vie quotidienne, ersatz de l’école. Ceux qu’on emploie d’ordinaire dans une grande surface. Ou dans la rue pour demander son chemin.

À propos comment on dit patronyme en flamand ?

Il éprouva toutes les peines du monde à se faire comprendre, à expliquer son problème. À l’accueil, on le dirigea vers un service qui s’avéra incompétent à le renseigner et qui l’aiguilla vers un autre où on le dévisagea comme s’il était un extraterrestre, avant de lui conseiller d’aller en voir un troisième. De là, il gagna un quatrième service.

Puis on lui annonça que c’était « l’heure de table », en français, mais oui, et on l’invita à revenir l’après-midi. Une jolie jeune femme aux grands yeux bleus lui dit avec un large sourire, et de nouveau en français, un français impeccable, que le service ad hoc serait ouvert à quatorze heures tapantes — un bureau que personne ne lui avait encore indiqué.

Il rentra chez lui, mangea sans appétit une tranche de jambon de Bayonne et un morceau de pain aux céréales, avala un Coca. Après le déjeuner, Jacqueline, sa sœur cadette, lui raconta sous le sceau du secret qu’elle était tombée amoureuse folle d’un garçon de sa classe. Jérôme. Jérôme Jung.

Il tiqua.

Le frère de Victor Jung dont il avait entendu dire qu’il était allé suivre des cours accélérés d’anglais à Brighton ?

C’était lui, en effet.

Maurice Delavacherie regarda sa sœur d’un air inquiet et, pour la première fois de sa vie, se demanda si à l’école, en raison du vilain nom qu’elle portait, elle n’était pas, elle aussi, la risée de ses camarades. Mais il n’osa pas l’interroger à ce sujet. Il songea à Victor Jung qui en savait toujours plus que les autres et qu’il n’avait jamais considéré comme un ami… Il se persuada que Victor Jung avait été son principal bourreau et qu’il était la cause du terrible malaise qui était le sien et qui était devenu une source inépuisable de cauchemars… Puis, il essaya de se représenter les traits de Jérôme, le petit frère, mais en vain.

À quatorze heures moins dix, il était de retour à la Maison communale devant la porte du bureau que lui avait renseigné la jolie jeune femme aux yeux bleus.

Il dut attendre d’interminables minutes avant d’être reçu. Un grand dadais de fonctionnaire lui dit, cette fois dans un drôle de sabir, mélange de patois flamand de la région de Bruges et de français très approximatif, qu’il y avait une erreur et que le bureau habilité à lui répondre n’ouvrait que deux jours par semaine, le mardi et le mercredi, et uniquement le matin de neuf heures à onze heures.

On était jeudi. Maurice Delavacherie serra les poings. Furieux contre cette administration peuplée de gens incapables et méprisant la langue de Molière, dans une commune où, depuis des lustres, d’après ce qu’il savait, la majorité des habitants étaient francophones.

Et furieux également contre lui-même qui se laissait mener par le bout du nez comme un propre à rien.

Le mardi suivant, il tomba par bonheur sur un fonctionnaire fort poli, un homme mince et élégant d’une cinquantaine d’années. Il avait le physique du roi Baudouin, plus ou moins au même âge. Il s’appelait Rubens. Il prétendit qu’il descendait en ligne directe de Pierre-Paul, vu que toute sa famille était originaire d’Anvers. La généalogie, avoua-t-il, c’était sa marotte. D’ailleurs, durant ses loisirs, il se penchait sur celle des premiers habitants de Rhode-Saint-Genèse.

Rubens écouta patiemment Maurice Delavacherie. Il admit qu’avec un pareil patronyme, on était de fait à la merci de tous les jeux de mots possibles et imaginables, et que ce ne devait pas être facile de les endurer. Après quoi, il proposa un café à son jeune visiteur et lui dit qu’un changement d’identité à l’état civil exigeait une longue procédure. Sans compter les innombrables formulaires à remplir, les dossiers à constituer et les papelards de toute sorte.

Est-ce que Maurice Delavacherie était prêt à accepter ce « parcours du combattant » — une expression qu’il répéta à plusieurs reprises et qu’il martela en élevant la voix ?

Oui, s’empressa de confirmer Maurice Delavacherie, il était prêt. Mille fois prêt. Déterminé comme une mule. Et bien décidé à arriver coûte que coûte à ses fins.

Rubens lui demanda alors contre quel nom Maurice Delavacherie souhaitait troquer celui qui était, en bonne et due forme, inscrit sur son acte de naissance et qui lui pesait tant.

Chose bizarre, presque incroyable, le garçon n’y avait jamais pensé, et il reconnut qu’à aucun moment, depuis des années et des années que ses camarades se foutaient sans arrêt de sa pomme et lui lançaient trente-six sobriquets désagréables à la figure, il n’avait envisagé une « solution de rechange ».

Après un silence, Rubens joignit les mains sous son menton. Il laissa entendre qu’il y en avait une — une solution qui, selon lui, était des plus simples et des plus commodes : flamandiser son patronyme.

— Maurice Van Koestal, ce serait pas mal, non ? Qu’est-ce que vous en dites ? Jugez vous-même si vous voulez que ce soit Van Koestal en deux mots ou Vankoestal en un seul mot. À votre place, je l’écrirais en deux…

Maurice Delavacherie ne put pas s’empêcher de sourire. En même temps, il se sentit comme libéré, comme débarrassé d’un poids immense.

Et il se convainquit qu’à partir de cet instant de délivrance, de grâce et de bonheur, il portait bel et bien le nom béni de Maurice Van Koestal.

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