Pas de prescience sans conscience

Yves Wellens,

L’humanité qui, chez Homère autrefois, était un objet de spectacle pour les dieux de l’Olympe, est aujourd’hui devenue un spectacle pour elle-même. Elle est à ce point devenue étrangère à elle-même qu’elle peut vivre l’expérience de son anéantissement comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

À rebours de ces créateurs, dont les œuvres ne sont jamais citées ou discutées nulle part (probablement parce qu’elles ne sauraient entrer dans aucun moule, préconçu ou seulement en voie de formation) et qui, si par extraordinaire leurs travaux en viennent tout de même à être cités ou discutés, se demandent quelle erreur ils ont bien pu commettre, Rans était tout à fait conscience que ses propres travaux étaient fort attendus, scrutés même, par des gens aux visées et aux menées très différentes. Mais si on les attendait, ces travaux étaient-ils espérés et souhaités pour autant ? En tout cas, il s’était abstenu d’en publier ces derniers temps. Ou plutôt, il avait consacré les plus récentes années à élaborer un procédé destiné à empêcher qu’on fît main basse sur eux. Pour une fois, il était passé à la pratique, au lieu de se complaire dans des calculs de tendances ou de coucher des projections exponentielles sur le papier. Rans avait donc eu recours aux méthodes les plus avancées et aux technologies dernier cri (étrange expression, quand on y pense, se disait-il…) pour mettre ses conclusions hors de portée des malveillants ou de ceux qu’il appelait les bienveillants à éclipses. Rans ne doutait pas, d’ailleurs, que ce paradoxe fût pleinement moderne : il voulait garder secrètes des intuitions dont personne ne pouvait raisonnablement douter, mais que personne non plus ne songerait à suivre et encore moins à appliquer. Comme si, à la fatalité déjà bien ancrée dans les esprits sur le processus en marche et sur son caractère inéluctable, s’ajoutait le fatalisme de ceux qui pourraient éventuellement rompre ce funeste sortilège – qu’au demeurant, de manière très compréhensible, ils préféraient éprouver comme un charme.

Rans connaissait naturellement les désagréments que lui valait sa réputation : ses prédictions s’étant toujours vérifiées, elles avaient donc eu un grand retentissement et, de tous bords, on recherchait sa compagnie. On le considérait, dans divers milieux, comme un personnage quasiment infaillible sur ce chapitre, capable par surcroît de fournir force détails amplement confirmés par les désastres qu’il annonçait. Tous ces assauts de puérilité le fatiguaient. Lui-même jugeait ses dernières prévisions trop dangereuses ; et il n’acceptait plus de ne pouvoir respecter, dans les conditions actuelles, le serment de sa jeunesse, d’au moins ne pas rendre le monde pire qu’il l’avait trouvé. Il lui paraissait donc logique de ne plus soumettre ses vues à quiconque : trop de gens, maintenant, pouvaient jouer les Cassandre et se faire écouter sans dommage…

Car il lui était trop aisé, désormais, de vérifier la fortune de ses annonces antérieures. Même les plus éclairés et les plus éminents affectaient de ne pas les contester. Le Président de la seule superpuissance de la planète, par exemple, convié à un Forum dans une station de ski huppée, y avait reconnu (comme sa First Lady envoyée en pythie deux ans auparavant) que l’économie fait bien la guerre à l’humain et que ce conflit peut hélas engendrer les conséquences les plus fâcheuses. Il confirmait ainsi, à son corps défendant, les thèses des plus radicaux dans les années soixante, qui avaient maintenu ce cap contre vents critiques et marées haineuses. Mais, dans ce testament politique (à défaut d’être philosophique), ce Président ne donnait pas la moindre indication sur les conditions dans lesquelles un armistice, qu’il appelait ardemment de ses vœux, pourrait intervenir entre les belligérants – là et sur ce champ de bataille-là. Qu’aurait-il pu dire, du reste, estimait Rans, qui ne soit pure rhétorique ou vague codicille à une histoire déjà largement écrite dans les tons les plus sombres ? Il eût fallu renverser complètement la perspective, opérer un périlleux retournement sur un pivot branlant. Mais Copernic avait apparemment été à nouveau supplanté par ceux qui décrétaient que la terre est plate, puisque cette absence de relief favorise leurs conquêtes et leur expansion tous azimuts. Une lourde présomption de vacuité et finalement de vide grevait ces propos et ces avertissements timorés. une ou deux semaines après qu’ils ont été prononcés, une cuve de poison déversée accidentellement d’une mine dans une rivière en Roumanie achevait de les diluer, dans tout l’éclat d’une métaphore transparente, l’or pur était retourné à son état originel de plomb vil, ou vilement transformé.

Rans, pour préserver ses travaux des regards indiscrets et des commentaires intéressés, avait tout simplement adopté, pour son propre compte, les techniques d’escamotage des mouvements de capitaux, qui passaient sans coup férir d’un État à l’autre et se riaient effrontément de tous. La différence, c’est qu’il avait, en somme, créé des sociétés écran pour ses propres idées, selon un dispositif subtil, savant mélange de codes cryptés, de chiffres alignés sans continuité et de mots-clés inventés pour la circonstance – pour plus de sûreté, il s’était ingénié à composer des paramètres n’ayant aucun rapport avec les étapes de son existence, de sorte qu’on ne pouvait remonter à eux en se penchant sur elles. Il croyait ainsi être paré pour affronter les appels du pied qui ne manqueraient pas de survenir.

Ils vinrent, en effet. Mais il repoussa les offres des tenants de l’industrie qui, tout en déniant toute responsabilité dans les désastres que leur aveuglement provoquait, étaient tout de même assez avisés pour désirer les connaître à l’avance, afin d’y répondre «optimalement » (selon leur vocabulaire habituel) quand ils se produiraient et en retirer une substantielle marge bénéficiaire, qui serait assurément appréciée par leurs actionnaires : c’était l’unique règle qu’ils admettaient dans un jeu qu’ils entendaient contrôler et poursuivre à leur guise – et, de leur point de vue, pouvait-on les en blâmer ? Quant aux pouvoirs publics, bien que ses convictions le portaient plutôt de ce côté, Rans les jugeait sévèrement. Ils avaient à ce point oublié l’intérêt général, qu’ils étaient pourtant censés servir et défendre, que leurs dirigeants actuels, si on leur soufflait le trait de Pascal : « La vérité (ou la justice, ou la beauté, ou la vertu, peu importe) est un miroir placé tout le long du chemin », en retenaient seulement qu’un miroir se tenait là, dans lequel ils pouvaient voir reflétées en permanence leur image si malléable et leurs opinions si fragiles et si changeantes. Ces pouvoirs-là ne pouvaient donc tolérer de telles prédictions qu’à condition d’y opposer aussitôt des contre-feux destinés à en atténuer la portée (mais non à en détourner le cours !), sachant qu’il était exclu par postulat de réorienter de manière contraignante la moindre production, qu’elle fût essentielle ou accessoire.

Lors d’un bref séjour à l’hôpital pour une intervention bénigne, Rans avait nettement senti que les chirurgiens chargés de l’opérer tentaient de s’introduire dans son cerveau. Cela signifiait que les quémandeurs, dépités de ne rien obtenir, avaient renoncé à le convaincre à l’usure, et qu’ils étaient à présent décidés à s’emparer de ses prédictions par tous les moyens. Mais il ne changea pas son comportement : dès le début de ses travaux, il avait, en conscience, décidé de ne jamais les utiliser à des fins personnelles, quoi qu’il pût lui en coûter. Il vit donc, littéralement, sa fin approcher et arriver, sans qu’il tente de s’y soustraire : il devinait sans mal les manœuvres de ceux qui voulaient le liquider et les trouvait peu raffinées – cela ne pouvait s’expliquer que par leur certitude de demeurer impunis. De toute façon, Rans n’était pas de taille à lutter seul contre les forces vouées à sa perte : comme elles avaient occulté le passé, elles voulaient effacer toute projection dans l’avenir, puisque ces deux mémoires desservaient leurs desseins.

La mort de Rans resta inexpliquée – c’est-à-dire que plusieurs hypothèses concurrentes, habilement montées il faut en convenir, prétendaient l’expliquer sans qu’aucune l’emporte, laissant ainsi l’énigme entière, comme il arrive de plus en plus fréquemment. Juste avant l’issue fatale, il se revit avec quelques amis, sur une plage, pendant son adolescence, tâchant de maintenir du sable dans sa paume serrée : Rans n’avait jamais eu d’égal dans cet exercice. Quelques journaux saluèrent l’homme de science, prétendument imprégné jusqu’à la moelle de patine académique, et parlèrent de « cette perte considérable », en dépit des réticences que soulevaient soudain les applications de ses travaux. Mais aucun ne s’aventura à rappeler la force et la pertinence de ses annonces, ou ne se risqua à expliquer les motifs de son silence obstiné. Quant à ses dernières prédictions elles-mêmes, nul n’a encore pu les lire et les vérifier.

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