Après avoir camouflé la voiture tant bien que mal, nous avons marché sans nous retourner. Xavier suivait le plan dessiné par ma mère. Devant nous, des blocs de minéraux monochromes dressaient des remparts de plus en plus difficiles à contourner. Sous nos pas, le sol s’effritait. Une poussière blanche s’insinuait entre les plis de nos vêtements, finissait par nous couvrir d’une pellicule cendrée. Je ne pouvais penser qu’au sac, bourré de bouteilles d’eau minérale. Il me lacérait les épaules. Xavier progressait sans se préoccuper du paysage lunaire, agressif. L’absence de bruits me perturbait. Pas un cri d’oiseau, pas un murmure, rien que deux corps en souffrance et la sueur perlant sur nos peaux martyrisées.

— Ça va ?

— Ça va.

Tout était sec, aride, nu. On devinait pourtant l’érosion des roches, l’action du vent sur le sable fin. Cette vallée vivait, à un rythme bien différent du nôtre. Elle suivait une pulsation lente, séculaire, imperceptible pour des sens humains. Partout des cratères, des crêtes érodées, des sédiments accumulés dans des sortes de petits bassins asséchés, des conglomérats de minéraux. Avec nos sacs difformes, nos vêtements froissés, nous ressemblions à de gros lézards perdus.

Xavier avait indiqué enfin une roche volcanique, poreuse. Derrière la pierre, on distinguait nettement un boyau qui partait en oblique. Sans attendre, il s’y était introduit gêné par la poussière qui se soulevait autour de lui. Il était resté un instant la moitié du corps calé, puis d’un mouvement de torsion avait fini par se dégager pour tomber, aspiré, avalé, par les roches friables.

— Lance-moi les sacs. Saute !

Je m’étais accroupie. Le soleil me brûlait le dos. J’avais soif, j’étais épuisée. La bouche minérale me fascinait. Xavier m’avait rattrapée au moment où la sensation de baisse brutale de température m’extrayait de la souffrance des dernières heures.

Nous étions dans une sorte de pièce aux murs irréguliers éclairés par la cheminée d’accès. Les parois étaient formées de couches de roches plissées. L’un des murs naturels de la pièce avait été déblayé, brossé. On pouvait encore distinguer une pioche, cassée, un balai aux poils élimés.

— Ils sont passés par ici. Vu l’état des instruments, ils ont dû travailler sur ce site pendant plusieurs mois.

Disparition d’un éminent géologue et sismologue La communauté scientifique est sans nouvelle d’Andrew Laing, géologue et sismologue de l’université de Berkeley. Il travaillait sur un site non localisé, probablement situé sur la faille de San Andreas. Le géologue était très connu pour ses travaux sur ce fossé tectonique instable. Il était accompagné d’une amie, une paléontologue européenne de renom.

— Il y a un passage, là derrière toi.

Xavier s’était retourné d’un coup. Une fenêtre, visiblement artificielle, s’ouvrait à hauteur de nos tailles. Elle donnait sur un boyau. Xavier avait tiré une torche électrique de son sac. Je l’avais imité.

— Je passe avant toi. S’il m’arrive quoi que ce soit, n’hésite pas, retourne à l’air libre, envoie des fusées de détresse.

— Ne dis pas de bêtise.

— Sois réaliste, Anne, ils sont peut-être coincés là-dessous.

— Ils ne sont pas coincés puisque maman t’a envoyé un échantillon à analyser.

Mon petit Xavier,

J’aimerais que tu examines cet échantillon. Ne communique les résultats à personne. Viens me rejoindre si les résultats t’intéressent. Ci-joint une carte d’accès au site, confidentielle, bien entendu.

Surtout ne pas m’énerver, ne pas respirer trop vite, essayer de garder mon calme malgré le corps entravé, malgré la sensation d’étouffement. Pourquoi avais-je suivi Xavier ? Pour retrouver ma mère sans aucun doute. Pourquoi avait-elle voulu faire croire à sa disparition, à sa mort ? Mon esprit s’affolait pendant que mon corps était tiré vers le bas par deux bras solides tentant de m’extraire du couloir rigide. J’aurais voulu crier, hurler comme un nouveau-né.

— Anne ? Ça va ?

Xavier m’avait secouée violemment. Un faisceau lumineux m’avait éblouie puis avait glissé le long de la paroi. Nous étions dans une cavité. Nous étions sortis de ce vagin de pierre pour nous retrouver dans une autre matrice plus inhospitalière que la précédente. Ce que j’éprouvais n’était ni de l’inquiétude ni de la colère mais de la peur. De la peur à l’état brut.

— Regarde.

Soigneusement alignés, des cylindres clairs longeaient l’un des contreforts.

Nous nous étions accroupis, épuisés. Une dizaine de tubes, des sortes d’obus de largeur constante mais de longueur variable étaient rangés les uns à côté des autres. À l’intérieur, éclairé par la lumière crue des torches, on distinguait nettement un liquide très dense maintenant quelque chose en suspension. Des algues ? Des herbes plates ?

Xavier était pétrifié, il tendait l’index vers un tube nettement plus long que les autres. L’objet était rempli de petits poissons,

des sortes de sardines figées dans leur mouvement. Cela faisait penser à un banc de poissons, immobiles.

— Des plantes, des poissons. Qu’est-ce que cela fait ici, dans le désert, sous la terre ?

— Anne, regarde bien ces éprouvettes.

— On dirait des animaux et des végétaux conservés dans du formol. J’ai toujours eu horreur de ça.

— Ce sont des… des Amphioxus Branchistoma Lanceolatum, plus vulgairement des lancettes. J’ai l’honneur de te présenter tes lointains grands-pères et grands-mères sortis de la nuit des temps.

— Tu délires ?

— Ces espèces de sardines sont l’ancêtre commun de tous les vertébrés existant sur cette planète.

— Et dans les autres tubes ?

— C’est invraisemblable… Ce sont des spécimens qui peuplaient la terre il y a plus de cinq cents millions d’années.

— Cinq cents millions d’années !

Archiviste de la terre. Tu n’as qu’à leur dire que je suis une archiviste de la terre. Maman avait l’habitude de répéter cette phrase lorsque mes copines de classe m’interrogeaient sur la raison de ses multiples absences.

— Ce sont des espèces qui vivaient à la fin du Cambrien.

— Tu veux dire avant les hommes, avant les dinosaures ?

Je fouillais dans ma mémoire pour tenter de retrouver les bribes de notions temporelles que m’avait inculquées ma mère. Xavier avait haussé les épaules.

— Bien avant cela, bien avant le Jurassique.

— Ma mère est peut-être paléontologue, moi je ne te suis pas.

— Anne ! Tu pourrais lire ses articles quand même. Ta mère est la plus brillante paléontologue européenne.

— Pour moi, ce n’est que ma mère.

Il m’avait observée, intrigué, avait haussé les épaules puis s’était lancé dans une explication qui m’avait donné le vertige.

— Pour simplifier, je dirais qu’il y a 570 millions d’années, à l’époque du Cambrien, il devait exister deux grands blocs continentaux dont on ignore encore les positions réelles : la Laurasie et le Gondwana. Il faisait chaud et les océans recouvraient presque toute la surface du globe. La vie était essentiellement marine : des algues, des champignons qui, en se combinant, ont formé les lichens. Puis, une vingtaine de millions d’années après, à la fin du Cambrien, a eu lieu une des plus grandes énigmes scientifiques. Une trentaine de lignées animales ont émergé. Ces lignées ont donné toutes les espèces que nous connaissons actuellement. C’est comme si la vie avait été créée en une fois et une fois pour toutes, le reste n’était plus qu’une affaire d’évolution. Ces lignées animales que l’on appelle des phylums existent encore aujourd’hui, il n’y en a pas une de plus depuis la fin du Cambrien. On ignore pourquoi, tout d’un coup, elles sont apparues en nombre restreint. Pourquoi trente ? Pourquoi pas une ou dix mille ? Depuis le Cambrien, la nature n’a rien inventé de vraiment extraordinaire, de vraiment innovateur. Les lignées se sont différenciées, ont évolué jusqu’à nos jours selon des lois que l’on commence à peine à comprendre.

Xavier m’avait toisée d’un drôle d’air.

— C’est là-dessus que je travaille, qu’Andrew Laing et que ta mère travaillent eux aussi.

— Tu dois être un professeur remarquable.

Viens assister à mes cours si tu veux savoir sur quoi portent mes travaux. Des tas de jeunes de ton âge sont passionnés par mes recherches. Tu pourrais t’y intéresser toi aussi. Je n ‘ai jamais assisté à un seul cours de maman.

— C’est inouï ! J’ai l’impression de contempler une page d’encyclopédie déployée grandeur nature.

— Et c’est ma mère qui serait tombée sur cela ?

— Tu as de ces expressions ! Elle a trouvé les récipients mais ce n’est pas elle qui a recueilli les spécimens.

— Andy ?

— Impossible. Regarde les mollusques, regarde les algues, on les croirait sortis tout droit d’un océan. Anne, il ne nous reste que des fossiles, des traces de ces temps reculés. Ici on a affaire à des spécimens.

— Peut-être y a-t-il plus loin un lac intérieur qui aurait conservé ces espèces disparues à la surface du globe.

— Sous la faille de San Andreas ? Cela se saurait. C’est incroyable. Rien que la séquence de gènes que t’a mère m’a fait analyser est, à elle seule, une découverte inouïe. Rends-toi compte, Anne ! C’est la séquence de base de toute la vie sur terre. Et ici, en face de nous, nous avons, dans de drôles d’éprouvettes, les éléments de base des différents phylums ébauchés à la fin du Cambrien. La séquence de gènes aurait existé il y a presque quatre milliards d’années, ces animaux vivaient il y a, disons, 550 millions d’années. Entre ces deux époques, il y a la différenciation des trente lignées animales et un gouffre d’inconnues scientifiques.

— Et ma mère dans tout cela ?

— Ta mère ? Ta mère est tombée sur une sorte de grenier des origines dans lequel étaient conservés ces tubes et la séquence de gènes que j’ai analysée.

— Reste à trouver le laborantin.

Xavier m’avait dévisagée, hagard. Il semblait écrasé par ses propres paroles. Je l’avais trouvé beau, séduisant. J’avais subitement eu envie d’être ailleurs, avec lui.

C’est un jeune chercheur plein d’avenir, un des plus brillants paléogénéticiens de sa génération. Si j’étais plus jeune… Tu veux dîner avec nous ? J’avais refusé.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On continue.

La réponse de Xavier avait fusé, brutale et décidée. J’avais hoché la tête, résignée.

— Si les découvertes remontent le temps, qui te dit que nous n’allons pas tomber sur un T. Rex. à la recherche d’un apéritif.

— Nous ne risquons rien. En tant que paléogénéticien, je puis t’assurer que le prédateur le plus dangereux à rencontrer c’est l’homme.

— Je devrais être rassurée.

Mon rire était nerveux, inquiet, friable comme la terre que nous foulions des pieds. J’étais épuisée, la perspective de continuer à m’insinuer entre les plis du terrain me révoltait. Le côté pratique, concret, de la situation me répugnait. Je rampais tant bien que mal derrière Xavier. Le boyau s’élargissait par endroits et nous permettait de souffler, en restant accroupis. Le sol était dur, froid, hostile. Mes mains se blessaient aux aspérités de la roche, mes genoux cognaient contre le minéral. J’avais froid, j’avais faim, j’étais inquiète. Xavier, lui, semblait transporté, transfiguré, par ce qu’il venait de contempler.

— Nous approchons de la fin du passage.

J’avançais, à demi courbée. La tranchée, étroite, nous avait de nouveau forcés à ramper pour nous retrouver couchés dans une espèce de grotte éclairée par une étroite cheminée. Nous nous trouvions au bord d’une faille.

Xavier m’avait prise par la main comme il l’aurait fait pour un enfant. Nous nous étions doucement approchés du bord.

— Regarde où nous sommes…

Il avait mis un bras devant moi pour que je ne me penche pas trop en avant. Nous nous trouvions littéralement au bord d’un précipice qui donnait sur une salle immense.

— Nous sommes arrivés par le plafond, la lumière provient d’une cheminée naturelle.

— C’est magnifique.

— Un plissement de terrain doit être à l’origine de cette curiosité naturelle.

Nous nous étions d’instinct mis à plat ventre pour ne pas risquer de basculer. Je m’étais avancée, en rampant, de sorte que ma tête pende dans le vide. Xavier avait fait de même.

Il me tenait la main et la serrait à en rompre les phalanges. J’avais glissé sur les cailloux, comme un reptile. Mes épaules dépassaient maintenant largement la corniche. J’avais peur mais la curiosité était plus forte que tout. Nous surplombions en fait une salle qui avait la forme d’un V renversé sur le flanc. À l’endroit de l’angle le plus étroit, la roche sombre se refermait sur une formation plus claire, enkystée. Cela ressemblait au sommet d’un gigantesque œuf.

Xavier m’avait forcée à reculer. Il semblait en état de choc. Sa peau grise, parcheminée était fendue de deux yeux égarés.

— Les cylindres proviennent probablement de cet engin emprisonné dans la roche. Le métal est exactement pareil. Bon sang ! J’ai l’impression de perdre la raison, de devenir complètement fou.

Quelle est la frontière entre la normalité et la folie ? Je ne suis pas folle de consacrer ma vie à des fossiles. Ce sont les mères de tes copines qui sont folles de perdre leur vie dans l’eau de vaisselle.

— Jette un coup d’œil. Décris-moi ce que tu vois. Il faut que je me ressaisisse, que je réagisse. Ce qui nous arrive est insensé.

Je tremblais en m’approchant du bord. Je m’étais aplatie contre le sol, la tête pendant à nouveau dans le vide. Un étau emprisonnait ma cage thoracique. J’étais si angoissée que l’air ne parvenait plus à entrer librement dans mes poumons.

— Dis-moi ce que tu vois.

Je voyais des ossements partiellement enfouis dans le sol. J’étais presque étonnée de ne pas découvrir juste à côté la silhouette courbée de ma mère, grattant les restes. J’aurais voulu voir son corps dérisoire dans les entrailles de la terre, petite taupe obstinée et courageuse. Mais elle n’était pas là.

— Alors ?

— Il y a une tête, un crâne de profil, quatre membres ouverts en croix. On voit des côtes, un bassin, des mains, un pied, l’autre est prisonnier du sol.

— Un animal ?

— Non.

J’avais reculé. Je m’étais accrochée à Xavier. Il tremblait.

— Tu en es certaine ?

— C’est un squelette d’hominidé. C’est la spécialisation de ma mère. J’en ai déjà vu énormément.

— Un hominidé !

— Xavier, reprends-toi, qu’est-ce qui t’arrive ? Jusqu’ici c’est moi qui étais complètement paumée et maintenant c’est toi qui perds les pédales.

— Tu as vu sa taille ?

— Oui, il est anormalement grand.

— Il doit s’agir d’un animal.

Anne, les hominidés sont uniques. Regarde bien celui-ci avant que je ne l’envoie au musée. Tu as beaucoup de chance. Je l’ai rapporté à la maison rien que pour toi.

— C’est un hominidé. Je suis formelle. Le problème est ailleurs.

— C’est invraisemblable. Cela ne peut pas être un hominidé.

Xavier. Je ne suis pas une spécialiste mais je suis la fille de la plus grande spécialiste mondiale.

Regarde bien, Anne, regarde les os. Voilà ce qui différencie un squelette d’hominidé de celui d’un animal. J’avais quel âge au juste ? Cinq ans, six ans ?

— C’est le squelette d’un homme moderne, plus grand, mais les caractéristiques osseuses n’ont rien à voir avec celles d’un primate.

— Tu es douée.

J’étais surtout dégoûtée, jalouse de tous ces os, de ces êtres disparus qui m’avaient volé ma mère et qui me la volaient encore.

— Ce squelette humain doit appartenir à un être moderne, cependant la taille est trop élevée pour les normes standard. Ce qui est étrange c’est que les os sont à moitié emprisonnés dans la roche. Le décès doit donc être très ancien. La structure métallique est, elle aussi, très ancienne puisqu’elle est prisonnière d’un glissement de terrain. Il n’y a que ma mère et Andy qui pourraient expliquer tout cela, mais je ne les vois pas.

— Il faut descendre sur le site.

Xavier s’était repris mais son visage avait gardé les stigmates du moment d’égarement qu’il venait de subir. J’étais lasse, fatiguée, déçue aussi. La découverte scientifique m’échappait. Je m’étais mise à crier le nom de ma mère. Ma voix résonnait dans le vide, me revenait en écho, répercutée par les parois de la salle. Xavier avait crié lui aussi, s’était ressaisi et avait trouvé un accès au site.

Vu du sol, le fossile semblait moins spectaculaire. Les os de la créature se confondaient avec la roche. Seul l’engin de métal restait insolite. Une déchirure oblique le blessait de part en part.

— Allons-y. Au point où nous en sommes.

La philosophie à bon marché de Xavier m’avait stimulée.

Il faut toujours aller au bout de ses rêves… Ma mère avait noté ces mots au dos d’une carte postale. Elle y avait joint une photo d’elle, à genoux au cœur de l’Afrique, exhumant les plus anciens restes d’hominidés connus. J’avais huit ans. Mon rêve à moi, c’était de trouver une mère à la sortie de l’école, une mère présente pendant les vacances scolaires.

— Tu viens ?

Je m’étais introduite dans l’engin par une sorte de sas. À l’intérieur, tout était arrondi. La lumière de nos torches accentuait encore cette impression de courbe.

— C’est comme une grosse orange creuse.

— Cela ne peut être qu’un vaisseau spatial.

— Au point où on en est, toute explication nous dépasse.

Xavier et moi avions échangé un regard de connivence, enfin

unis dans l’incrédulité.

La pièce ressemblait à un aquarium. Tout était nimbé d’une clarté indéfinissable, laiteuse, de cette clarté que l’on trouve dans les chambres d’enfant, quand les parents ont laissé une veilleuse pour la nuit.

— Regarde !

— Encore un cylindre…

Celui-ci était différent. Il était relié à toute une série de structures qui s’enfonçaient dans une boîte couverte de signes luminescents. Le cylindre lui-même emprisonnait des ondes lumineuses. Il était parcouru de frémissements de lumière. Xavier m’avait pris la main. Le silence était terrifiant. À un mètre du récipient, nous restions figés, paralysés.

Xavier me broyait les phalanges. La douleur me faisait du bien.

Ne jamais perdre son esprit critique. Toujours réfléchir, prendre son destin en main…

Flottant dans une matière translucide, entièrement nimbée de lueurs pâles, un corps nous offrait sa nudité. C’était une femme, d’une taille largement supérieure à la normale. Son corps lisse était dépourvu de cheveux, de poils. Sa peau était aussi laiteuse qu’une statue de marbre blanc. Elle flottait, comme endormie, les yeux fermés, avec, au coin des lèvres, un sourire de Joconde. Je m’étais mise à trembler. Cette vision d’une sérénité surnaturelle mettait en révolte tous mes sens.

— On dirait la Dame du Lac.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Xavier respirait à petite bouffées. Il ressemblait à un enfant.

— Ce n’est pas possible !

Il répétait ces mots d’une voix chargée d’une émotion lourde, presque palpable.

— Elle est vivante.

J’avais parlé sans m’en rendre compte.

Xavier avait hoché la tête.

— Elle respire.

Autour de nous, tout était calme, douceur et sérénité. Cette femme endormie me ressemblait malgré sa taille exagérée, ses muscles à peine ébauchés et son sexe peu visible. Cela nous avait probablement calmés. Nous aurions pu rester là, indéfiniment à tenter d’accorder nos respirations sur la sienne.

Subitement le liquide fut animé de lueurs plus vives, la cage thoracique se souleva, les joues se gonflèrent. Le visage entier grimaça. Une bouche s’était ouverte, une bouche immaculée, sans dents, sans langue. Les yeux avaient cligné et les orbites, d’un blanc taché d’un iris translucide, s’étaient aussitôt refermées. Tout le corps avait bougé, puis s’était à nouveau immobilisé dans sa position initiale.

— J’ai envie de sortir, Xavier. Partons d’ici.

— Elle n’est pas dangereuse. C’est elle qui devrait avoir peur de nous. On dirait qu’elle est maintenue dans une sorte d’hibernation.

— Tu crois que c’est un être vivant ?

— Tout ce qu’il y a de plus vivant. C’est même, selon les critères communément admis, un être humain.

— D’où vient-elle ? D’où sort-elle ?

— Calme-toi, Anne.

— Mais où est ma mère ? Pourquoi ne la trouvons-nous pas ? Elle devrait être ici.

Là où il y aura un hominidé à trouver, j’irai.

— On trouvera ta mère. On trouvera Andy. Mais cet être-ci est plus précieux que nos propres vies.

— C’est une extraterrestre ? On est dans un vaisseau spatial emprisonné dans la roche depuis je ne sais combien de temps avec à l’intérieur un être vivant dans une éprouvette géante et à l’extérieur…

— … un être fossilisé mort depuis la nuit des temps.

— Ils ont eu un accident ?

— Ils ont eu un accident alors qu’ils voyageaient sur la terre à l’époque du Cambrien.

— Tu crois qu’ils ont prélevé les échantillons pour les emmener sur leur planète ?

— Je suis généticien Anne, paléogénéticien. J’ai pourtant du mal à rester calme, à garder mon esprit critique. Je crois que ces êtres n’ont rien prélevé sur la terre. Je crois qu’ils se sont servi de la terre comme d’un laboratoire géant. Ta mère et Andy ont découvert la réponse à la question la plus complexe qui soit. Pourquoi n’y a-t-il que trente phylums ? La différenciation des lignées animales survenue au Cambrien n’est pas étrangère à la venue de ces êtres sur terre. J’en suis persuadé.

— Ils seraient intervenus dans le processus ? C’est cela que tu veux dire ?

Ne m’interromps pas, Anne. Ne me fais pas perdre le fil de mes idées. Arrête de te comporter comme une enfant.

— Je crois que ces êtres ont utilisé la terre comme un immense terrain d’expérimentation.

— Ils y ont placé tout ce qu’il fallait pour faire démarrer l’évolution ?

— Sans doute. C’est pour cela que nous leur ressemblons autant, des millions d’années après leur venue. L’évolution devait immanquablement conduire à des êtres dans notre genre.

— Elle respire encore.

— Cette femme endormie est peut-être une biologiste qui manipulait les données terrestres pour orienter l’évolution vers quelque chose qu’elle contrôlait bien. Tout s’explique, Anne. Si le Cambrien a été aussi riche en différenciation animale, si plus rien de neuf ne s’est passé après, c’est tout simplement parce que ces êtres ont abandonné leurs expériences. Pourquoi ? On n’en saura probablement jamais rien.

— Et elle, elle est immortelle, abandonnée chez nous.

— Sortons d’ici. Il faut nous reposer, réfléchir.

— Sortir surtout, appeler de l’aide.

— Tu es folle, Anne, pense un instant aux implications philosophiques de cette découverte. Il va falloir être prudent.

— Il faut retrouver ma mère.

L’être avait de nouveau frémi, ses yeux sans regard, sa bouche s’étaient ouverts puis refermés. J’étais pétrifiée.

— N’aie pas peur. C’est elle qui est à notre merci.

— Je n’ai pas peur, je suis en révolte. Comme si mon corps était en pleine mutinerie. J’ai l’impression de me trouver en face de quelque chose d’impossible.

— C’est ce que disaient, à peu de chose près, les détracteurs de Darwin. Nous avons besoin d’un peu de repos. Il faut que notre cerveau s’habitue à ce qu’il vient de découvrir.

Xavier m’avait prise par la taille, il m’avait entraînée loin du sarcophage, loin de cette bouche d’albâtre. J’avais envie de hurler mais aucun son ne sortait de ma gorge. Xavier, lui, avait retrouvé une certaine sérénité. Il ressemblait à ma mère après l’assemblage d’un fossile.

C’est la poursuite de la quête qui est importante, pas la solution.

Xavier m’avait serrée tout contre lui en me caressant les cheveux.

— On va se reposer, réfléchir.

Dans la crypte, le jour ne parvenait presque plus jusqu’à nous. Xavier avait saisi mon inquiétude.

— On va dormir ici. On a de l’eau, des fruits secs, des biscuits. On pourrait tenir plusieurs jours.

— J’ai peur.

— Tu ne dois pas avoir peur. Rien ne peut t’arriver.

Comment ai-je pu dormir, comment mon corps, mes organes

des sens ont-ils pu faire abstraction de ce qui venait de les agresser ? Lorsque j’ai ouvert les yeux, Xavier s’affairait déjà autour de moi. Il allait du fossile à son sac, prenait des mesures, travaillait en somme. Mes membres étaient figés par le sommeil,

par la position inconfortable. Ma première pensée fut pour ma mère.

Je m’éveille et je pense à mes recherches. La nuit m’apporte toujours une solution à une question. Je dors mais mon cerveau travaille. J’aimerais un peu de calme le matin, un peu de sérénité. Ne peut-on pas déjeuner en silence ? A-t-on vraiment besoin de parler de futilité ? Tu grandis, Anne, tu comprendras bientôt ce que signifie le fait d’avoir une passion, de vivre pour une passion.

— Il y a des biscuits et des fruits secs. Je suis désolé pour le café…

Xavier était venu vers moi, m’avait embrassée sur le front. Je m’étais redressée en grimaçant. Autour de nous, la roche éclairée par la cheminée s’agitait de reflets anthracite marbrés de blanc. S’il n’y avait eu cette étrange nacelle osseuse à quelques mètres de nous, j’aurais presque pu me sentir bien.

— Bien dormi ?

— Et toi ?

— Je n’ai pas pu fermer l’oeil. J’ai réfléchi toute la nuit. Quand tu penses que j’ai toujours rêvé faire une toute petite découverte… Face à l’énormité de ce site, je ne peux que baisser les bras. J’aimerais que ta mère soit là, qu’Andy fasse gronder à mes oreilles sa voix professorale.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? On devrait peut-être remonter à la surface, avertir les autorités.

— Ce n’est pas ce que ta mère semblait vouloir.

— Mais elle n’est pas là. Nous n’allons quand même pas rester ici, sous la terre à attendre.

— On pourrait visiter le reste du vaisseau.

— Le reste du vaisseau ?

— Si nous avertissons qui que ce soit, ils vont tous débarquer. Tu t’imagines l’hystérie, la panique sans compter sur les illuminés qui ne rêvent que de greffer leur délire sur ce genre de découverte.

— Et alors ? Ce n’est pas notre problème.

— Et l’éthique, Anne ? Tu y penses à l’éthique ? En tant que scientifique, je me demande si j’ai le droit de livrer cette découverte au monde. Ta mère a raison. Il faut tout garder secret. Du moins pour l’instant.

— C’est toi qui parles d’éthique ? Toi qui as travaillé sur le dernier mammouth découvert dans les glaces, qui voulais prélever des cellules pour le cloner ?

— Ta mère t’a parlé de ça ?

Il est extraordinaire, une sorte de demi-dieu de la génétique. Il ira loin, plus loin que nous tous.

— Réfléchis un instant aux implications de cette découverte pour l’humanité. Elle remet en cause la philosophie, la religion, toutes nos conceptions. Et puis, il y a cette femme. Je suis retourné la voir tout à l’heure. C’est fabuleux. Elle est comme un plongeur en apnée. Elle baigne dans un sérum qui met ses poumons hors circuit. L’oxygène, ou toute autre substance gazeuse, lui est directement fourni par le sang, à l’état dissous, comme pour un fœtus. Ces êtres ont découvert comment se placer en état de non-dépendance aux substances gazeuses. Ils flottent dans un sérum qui met leurs poumons en veilleuse et leur apporte les éléments nutritifs qui les maintiennent en vie. Une fois sortis de leur matrice artificielle, leur horloge interne pourrait se remettre à fonctionner. J’ai toujours dit que la cellule vivante est une sorte de micro-océan intérieur. En traitant l’être entier comme une cellule, en suspendant les échanges entre l’extérieur et l’intérieur, l’hibernation est possible.

— On pourrait donc la réveiller.

— Exactement. Tu imagines les implications ? A-t-on le droit en tant que scientifique de livrer cet être magnifique en pâture aux gouvernements, aux religions, aux hommes de la rue ? Il faut penser ce problème en termes d’éthique. J’en suis persuadé. C’est pour cela qu’Andy et ta mère ont préféré faire croire à leur disparition. Cela leur donnait le temps de réfléchir.

Lorsque je suis devant une énigme, j’ai envie de disparaître, de m’enfermer dans le silence d’un monastère, de ne plus penser à rien ni à personne.

— L’éthique ne t’interdit-elle pas de continuer à échafauder des théories ?

— Je ne peux pas m’en empêcher. Je la regardais ce matin, si calme, si sereine. Adieu Darwin. Les cellules sont programmées depuis la nuit des temps pour aboutir à quelque chose qui ressemble à cette femme, à nous, en somme. Les espèces intermédiaires existant entre les grandes catégories connues n’ont jamais été trouvées pour la simple raison qu’elles n’ont jamais existé. Les différents phylums ont été programmés au Cambrien par ces êtres intelligents. Il n’existe pas de chaînon manquant. Les différents phylums sont séparés les uns des autres et ils ont évolué chacun de leur côté. Et si aucun fait nouveau n’est apparu depuis le Cambrien, c’est justement parce que personne ne l’a voulu. La terre est un immense laboratoire laissé à l’abandon.

— Tu veux dire que nous serions le fruit de leurs expériences ?

— On peut concevoir qu’ils ont travaillé sur un matériel génétique de base d’où proviendraient tous les êtres vivants de cette planète, qu’ils ont orienté l’évolution de ce matériel, qu’ils ont différencié les différentes lignées puis qu’ils ont abandonné le labo, peut-être pour des raisons indépendantes de leur volonté : climat, écosystème ou tout simplement accident ne leur permettant plus de nous visiter.

— Nous serions donc leurs enfants en quelque sorte ?

— On a peut-être trouvé l’Ève originelle.

— Adam est plutôt en mauvais état.

— Ève par contre est splendide.

J’avais avalé deux biscuits, bu un peu d’eau. Je recommençais à me sentir vraiment très mal. Xavier ne se rendait pas compte de l’effet de ses spéculations sur mon système nerveux.

— Si nous sommes le fruit de leurs expériences, eux, de quelles expériences sont-ils le fruit ? D’où viennent-ils ? Qui sont leur Ève et leur Adam ?

— On peut même aller plus loin, Anne. Je travaille pour l’instant sur des techniques de clonage très sophistiquées. Si je parvenais à cloner un être humain, tu imagines le vertige ? Le Cambrien, les espèces, tout cela n’aurait plus aucune importance. Qui te dit que ces créatures ne sont pas, elles aussi, le fruit de manipulations génétiques, qui te dit que toutes ces manipulations ne s’emboîtent les unes dans les autres. On ouvre une boîte pour en trouver une autre. On croit trouver le secret de la création et on est renvoyés à zéro.

— Comme des serpents qui se mordraient la queue. Chaque quête de la vérité est vouée à se fracasser sur un éclat de rire, l’éclat de rire de Perceval lorsqu’il découvre enfin le secret du Graal.

— Je ne connais pas bien ces légendes.

— Tu as tort. Elles t’enseigneraient beaucoup de choses. Peut-être sont-elles programmées, elles aussi, gravées en nous pour nous aider à ne pas devenir fous lorsque nous découvrons la vérité. Tu connais l’histoire du Roi Pêcheur ?

— Non.

— Lui, il sait, il connaît le secret du Graal et il est condamné à souffrir à jamais, seul, isolé. Personne ne le délivre de ses blessures. Il sait que seule la quête compte, que la connaissance est un leurre, qu’il n’y a, en somme, rien à savoir.

— On en revient à l’éthique.

— Je suis bien d’accord. Sortons d’ici.

— On abandonne tout ?

— C’est la seule chose à faire, Xavier. Ma mère n’est pas là, Andy non plus. Que sont-ils devenus ? Je me dis que finalement cela n’a plus d’importance.

— Jamais je ne pourrai oublier ce que j’ai vu.

— Tu seras comme le roi Pêcheur.

— Comment finit la légende ?

— Lis-la.

Xavier était découragé, abattu. Moi je me sentais de plus en plus forte. C’était très étrange. Les implications scientifiques m’échappaient. J’étais heureuse d’oublier instantanément tout ce que Xavier m’avait enseigné. Je ne retenais qu’une chose qui me semblait fondamentale. Cette découverte ne résolvait rien. Au contraire, elle compliquait tout. Les scientifiques étaient prêts à recommencer l’expérience, à recréer un laboratoire à partir de leur propre matériel. Dans des millions d’années, peut-être qu’une jeune femme, accompagnée d’un jeune chercheur de génie, allait découvrir qu’elle venait d’un être à son image et qu’elle ne descendait pas directement du singe. Quelle importance puisqu’il devait bien y avoir un singe quelque part, ailleurs. La quête de la vérité était vouée à tourner en rond, et celui qui savait cela ne pouvait qu’oublier ce qu’il venait de découvrir ou sombrer dans le désespoir en attendant qu’on le délivre de ses peines.

— Viens, Xavier, on s’en va.

Il secouait la tête, semblait perdu, extrêmement perturbé.

— Allons la voir une dernière fois. Je voudrais encore entendre ce souffle étrange venu de la nuit des temps. A-t-on le droit de la laisser en hibernation ?

— Un problème d’éthique est résolu, et en voilà un autre qui pointe à l’horizon.

— C’est un être vivant. Nous n’avons pas le droit de l’abandonner.

— Qu’est-ce que tu voudrais faire ? Casser le sarcophage ? La tirer de là de force ?

— Je ne pourrais pas continuer à vivre sereinement en l’imaginant prisonnière à jamais de cette éprouvette géante.

— Elle est peut-être très bien dans cet état foetal. Si on tente quoi que ce soit, on risque sa destruction.

Xavier m’avait pris les mains. Il me regardait sans me voir, les yeux fixes, la bouche tremblante. Il me faisait peur.

— Réfléchis, Anne.

Il me montrait les restes fossiles de la deuxième créature.

— Réfléchis.

Fais fonctionner ton cerveau, bon sang ! Réfléchis. Ce n ’est pourtant pas bien difficile de résoudre une équation. Cela n’a rien de sorcier. Ma mère, entre deux communications, entre deux voyages, s’émerveillait de mon incompétence dans les branches où elle excellait.

— Je n’ai plus envie de réfléchir. Mon instinct me dit de fuir cet endroit.

— Mais tu ne perçois pas l’importance de la découverte ?

— Cette découverte ne résout en rien le mystère de la vie.

— Tout de même, suis mon raisonnement. Il s’est passé quelque chose. Ils ont eu un accident. Pendant que notre Ève était en hibernation, celui-ci, appelons-le Adam, est sorti du vaisseau. Il a trouvé la mort. Il n’a pas pu repartir.

— Et alors ?

— Il doit y avoir un autre sarcophage dans le vaisseau. Le sarcophage qui lui était destiné doit être vide, prêt à fonctionner. Si nous en étudions le mécanisme, nous pourrons comprendre son fonctionnement et tirer Ève de son sommeil…

— Tu es fou.

— Il faut chercher le sarcophage.

Il était fébrile. J’avais à mon tour été saisie de tremblements. Son argumentation avait ouvert un abîme en moi. Xavier pensait comme ma mère. Je réalisais, épouvantée, que ma mère n’avait pu que suivre le même raisonnement.

Xavier me tirait derrière lui et, toute à mes déductions, je ne pouvais que me laisser faire. J’étais dans un état second, certaine de ce qui m’attendait. Nous n’avons même pas accordé un regard à Ève, immobile dans une phase de sommeil profond. Xavier cherchait une issue à la pièce. Moi, j’avais déjà identifié une sorte de porte grande ouverte qui, bizarrement, semblait fermée. Xavier l’aperçut enfin, poussa un panneau parfaitement sphérique, en repoussa un autre. Je ne disais rien mais je ne pouvais m’empêcher d’apercevoir des tubes disposés sur une sorte d’étagère, des objets qui ressemblaient étonnamment à du matériel bien rangé.

Xavier s’acharna sur une dernière cloison. Elle pivota. Je faillis m’évanouir. Le sarcophage était là, en effet. Fermé. La machine émettait les mêmes bruits que l’autre mais c’était en toute inutilité. L’expérience avait visiblement échoué. Au milieu du liquide, flottait un squelette parfaitement débarrassé de toutes ses chairs, un squelette d’hominidé moderne, le squelette de ma mère.

Lorsque je mourrai, surtout n ’aie pas de peine. J’aurai bien vécu, je serai allée au-delà de mes rêves. Mon plus grand désir serait de voir à quoi ressembleront mes restes fossiles.

Ils étaient là, lisses, blancs, impersonnels, prisonniers d’un sarcophage venu d’ailleurs.

À côté de l’engin, un revolver coincé entre les doigts, Andy gisait, mort. Nettement moins présentable.

J’ai parcouru, ce matin, plus d’une trentaine de kilomètres d’un pas rapide. Mes muscles me font mal, mes articulations souffrent. Je me suis levée tôt, j’ai à peine déjeuné. Je n’ai qu’un désir : marcher jusqu’à ce que mon corps renonce à me porter, jusqu’à ce qu’il me permette de me reposer.

Le temps est incertain. Des lambeaux de nuages masquent de petits losanges de ciel bleu. Le vent souffle en rafales. Un cerf-volant dessine des arabesques rouges et jaunes sur le ruban de l’horizon. Je ne vois pas la personne qui l’actionne. Le grand oiseau bariolé monte en spirales, redescend par paliers avant de disparaître derrière un rideau de dunes. J’ai froid. Je dois me réhabituer au climat de l’Atlantique.

Sur un meuble, l’image de maman me sourit. Elle porte un jeans maculé de terre, une blouse chiffonnée, ses cheveux sont noués à la diable et elle tend les bras vers le ciel. Son sourire figé sur la photographie me dit qu’elle n’était vraiment heureuse que lorsqu’une roche consentait enfin à lui offrir son trésor caché depuis des millions d’années.

Le téléphone sonne. Je décroche, sans grande conviction.

— Anne ? Anne, c’est toi ?

La même voix, le même ton inquiet. Je ferme les yeux, incapable de supporter ces souvenirs.

— Comment vas-tu, Xavier ?

Le fait qu’un océan nous sépare me rassure, m’aide à communiquer.

— Je vais leur dire, Anne. Je ne peux pas continuer à garder ce secret. C’est trop lourd, tu comprends. Je ne peux pas, je n’y arrive pas. Je deviens fou. Ne m’en veux pas, je t’en supplie. Pour toi c’est différent, tu es retournée en Europe, tu as ta vie, tu n’es pas toute la journée dans un laboratoire, isolé comme une forteresse, entre des ordinateurs et des éprouvettes qui ne servent plus à rien…

— Qu’est-ce que tu vas leur dire ?

— Tout, Anne, tout.

— Ne leur dis pas que j’étais avec toi, je t’en supplie. Ne leur parle pas de moi.

— D’accord. Je te le promets. Je vais essayer de te laisser en dehors de tout cela.

— Ne parle pas de moi, Xavier. Laisse-moi en paix.

Je raccroche. Je prends mon manteau. Il faut que je marche, que je marche, que l’effort épuise mon corps. Après je rentrerai, je couperai le téléphone, je ne regarderai pas la télévision, je n’écouterai pas la radio, j’essaierai de dormir pour que mes songes m’emportent loin du Roi Pêcheur et que je l’oublie à jamais.

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