Leur terre, mon sang

Françoise Wuilmart,

Au début rien ne laissait présager leur comportement ultérieur. Leur renvoie à un ils, et à un elles. Mais qui étaient-ils ou elles ? Dans la rue, les magasins, c’était la même expression de gens posément affairés. Les traits de qui sait ce qu’il veut. De qui exécute les gestes adéquats et ciblés, maîtrise la situation et en restera maître jusqu’au bout. Que ce soit en distribuant le courrier, en prenant la commande au comptoir, en débitant la viande ou en assemblant un bouquet. Certains visages souriaient, d’autres restaient hermétiques. Mais ce n’est pas forcément dans la seconde catégorie qu’il fallait chercher la faille.

Existe-t-il quelque chose comme « un type particulier » ? Comment expliquer que je distingue à coup sûr un Espagnol d’un Italien, un Danois d’un Anglais avant même qu’ils n’aient ouvert la bouche ? Dans nonante pour cent des cas, je fais mouche. Toujours est-il qu’ici, ils semblaient tous taillés sur le même patron, ni gros, ni maigres, ni trop grands, ni trop petits, d’allure généralement saine et équilibrée, ils semblaient tous avoir réussi dans la vie, bien qu’à des échelons différents. Aucune décadence décelable à l’œil nu, aucune vulgarité affichée, si ce n’est chez quelques adolescents en manque provisoire de personnalité. Les femmes étaient rarement élégantes, les hommes rarement séduisants. Tous étaient vêtus de manière rationnelle et adaptée à l’action du moment. L’esthétique au quotidien n’entrait visiblement pas dans leurs préoccupations, si ce n’est chez quelques excentriques, jeunes de préférence, qui ne s’exhibaient d’ailleurs que dans des lieux qu’ils s’étaient réservés de gré ou de force. Pour le reste, c’est la juste mesure qui faisait loi. Sans nul doute un psy installé dans la région y eût-il fait faillite.

Pouvait-on étendre cette description à tout le nord du pays ? Etaient-ils ici représentatifs de tous leurs congénères ? Peu importe, c’est ainsi qu’ils étaient dans ce qui allait devenir mon village, ou plutôt ma commune. Moi qui venais d’ailleurs, j’y étais tombée amoureuse non pas d’un homme mais d’une maison. La bâtisse répondait en tout point à mes attentes : solaire à souhait, elle était orientée vers une vraie campagne, avec de vraies vaches, avec de vrais moutons qui bêlaient le soir en rentrant au bercail, avec des poules et des coqs qui me réveillaient à l’aube, une foule d’oiseaux qui picoraient dans le jardin et plein de conifères qui protégeaient les villas des regards indiscrets.

Un premier avertissement aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Malgré sa taille, je n’y avais guère prêté attention. Ou je ne l’avais pas pris au sérieux. Il s’agissait d’un immense panneau planté en bordure de la nationale, à l’entrée de la commune. Les lettres affichées en caractères énormes laissaient au conducteur, même pressé, le temps d’assimiler le message qui disait à peu près, dans la langue autochtone : Ici nous sommes chez nous. Le slogan avait d’ailleurs engendré une sorte de joute scripturale, car à quelques kilomètres de là, le long d’une autre grande artère, la commune voisine formulait elle aussi publiquement sa morale d’accueil et rétorquait dans la langue de Voltaire : Ici, tout le monde est chez soi.

Moi, je me suis toujours sentie chez moi partout. Ou presque. Généreuse et tolérante de nature, j’accepte vite les autres et c’est souvent réciproque. Or …

Ma rue était sans issue. S’entend pour les voitures. Le piéton quant à lui pouvait y poursuivre sa route en empruntant un chemin étroit, une servitude, qui longeait un parc privé à gauche, des champs de maïs à droite, avant de rejoindre une autre rue fort semblable à la mienne. Ma maison était une des dernières de la rangée des numéros impairs, et d’être ainsi logée tout au fond me procurait un sentiment de réelle sécurité. Pénétrer dans ma rue, c’était déjà rentrer chez moi. Un indice pourtant aurait dû me troubler: sans doute l’avais-je perçu visuellement pour le reléguer aussitôt à l’arrière de mon cerveau, comme lorsqu’on veut ignorer la présence d’une araignée dans un coin et poursuive en paix sa lecture. Ma rue était perpendiculaire à une large avenue et l’entrée du goulet était comme gardée par deux demeures cossues. Celle de gauche, impeccable dans son immaculée blancheur, était perchée au sommet d’une petite butte tapissée de fleurs, l’autre également blanche était en retrait et le perron qu’on avait collé à sa façade, était plus seigneurial que rustique. La première marche du monumental escalier était flanquée de deux pilastres sur lesquels on se serait attendu à voir trôner des gardiens de pierre, des lions par exemple. L’originalité du propriétaire consistait toutefois à placer son chien sur l’un ou l’autre de ces perchoirs improvisés, un molosse qu’il avait dressé au poil pour qu’il restât assis des heures durant sans sourciller. Même au passage du chat le plus fou du quartier. Son regard qui me suivait au centimètre près quand je rentrais chez moi, me faisait craindre le pire et il m’arriva plus d’une fois de sentir en rêve sa grosse masse me tomber sur les épaules et ses crocs me transpercer la nuque.

La menace du chien visait encore tout le monde : noir ou blond, imberbe ou poilu,  quiconque passait par là se sentait exposé aux caprices baveux de la bête. Bien différente était la mise en garde de la demeure d’en face, la maison immaculée à la butte bigarrée. Il fallait de bons yeux ou de solides lunettes pour parvenir à lire les multiples messages plaqués aux vitres tout au long de l’année, mais lors des grandes occasions, les avis étaient reproduits dans un format décuplé et plantés bien en vue au milieu des fleurs. A côté du drapeau. Moi qui en comprenais la langue bien qu’elle ne fût pas la mienne, je les parcourais superficiellement, estimant qu’ils ne me concernaient pas, puisque justement j’en comprenais la langue. Mieux encore : puisque j’étais capable d’y répondre, dans la même langue. Certes, c’est le genre d’avertissements que je n’aurais jamais proférés moi-même, et moins que tout dans mon idiome. Car à y regarder de près, ce qu’ils enjoignaient à tous ceux du quartier, c’était ni plus ni moins … de me mettre à la porte, moi l’intruse qui s’était mêlée à leur terre, et à leur sang, à celui du molosse, à celui des vaches et des moutons qui me berçaient le soir, des coqs qui me réveillaient à l’aube, et des oiseaux qui picoraient dans les jardins. J’étais résolue à ne pas en tenir compte, me persuadant qu’ils émanaient d’une entité abstraite surannée qui avait tristement fait ses preuves, et qui somme toute avait bien peu de chance d’aboutir dans ma rue sans issue. Ma rue aux riverains d’allure si correcte. Parfois quand je rentrais, les propriétaires respectifs des fleurs et du molosse, postés l’un sur sa butte, l’autre derrière son pilastre, échangeaient des mots par-dessus ma tête, mais ces mots ne me disaient rien. Je comprenais pourtant le journal parlé ou les informations écrites dans leur langue, mais ici l’accent et l’intonation ne me laissaient aucune chance. La déformation des voyelles et l’élision de certaines consonnes défiguraient le modèle que j’avais acquis et que je reconnaissais à peine dans la pratique. Dans cette pratique-ci. Je tentais parfois de me brancher sur la conversation qui planait ainsi au-dessus de moi, en leur parlant de la pluie et du beau temps. De la pluie surtout qui ruinait nos fleurs et trempait nos chiens, du beau temps parfois qui nous réunissait sous le même soleil et nous donnait de bonnes couleurs campagnardes. Je me suis souvent interrogée sur le pourquoi du rictus affecté qu’ils affichaient alors pour toute réponse, eux ou leurs femmes qui, attirées au dehors par le bruit d’une voix féminine mêlée à celle de leur homme, me toisaient d’un air réprobateur. Moi je veillais à la correction de ma grammaire, à la précision de mon vocabulaire, mais c’est le ton qui n’y était pas. C’est l’accent qui n’y était pas. Ce qui est curieux c’est qu’un congénère venu du fin fond d’une autre de leurs provinces, même affublé d’un accent bien différent, eût été accueilli comme un enfant prodigue, tandis que leur langue parlée par moi, chez eux, créait le même effet que de l’arabe classique débité dans une buvette aux confins du Sahara.

L’accent, le ton, la grande connivence de la voix… La couleur sonore d’une racine commune ! Ma racine à moi était ailleurs, au milieu des terrils du sud du pays. Les miens là-bas avaient eux aussi un accent, qu’il m’était facile d’entonner. Mais je n’aurais jamais celui d’ici. Ni leurs gestes. Avec la meilleure volonté du monde. Ton et gestes, ces grands signes de ralliement …

C’était un mardi. Comme tous les mardis le camion de la voirie passait dans ma rue pour enlever les ordures. Obligatoirement triées depuis quelques années. Le moindre soupçon de non-respect du contenu imposé (chaque sac avait une couleur annonçant un type précis de détritus), le moindre soupçon de non-obéissance, disais-je, me valait le non-enlèvement dudit sac que je retrouvais parfois projeté quelques mètres plus loin, enrichi d’une étiquette punitive. Réaction en chaîne oblige : cela me valait les reproches du voisin qui avait hérité de mon sac et, plus généralement, la réputation d’une hors-la-loi. Le camion passait toujours à 15h. Précises. Or ce mardi-là, le vrombissement bien reconnaissable du moteur secouait déjà les pavés vers 11h. Je n’étais pas prête. Je n’avais pas sorti les sacs. Au moment où je traversai le hall, j’aperçus le camion qui filait à toute allure vers le fond de la rue. Sans issue. Il devait donc faire demi-tour et sortir du cul-de-sac pour repasser par chez moi. J’ai toujours eu l’esprit d’à-propos et le réflexe rapide. J’enfilai donc un jean, un pull, dévalai l’escalier qui conduisait au garage, et empoignai mes deux sacs. La solution pour m’en débarrasser sans avoir à attendre une semaine de plus, était simple. Normalement, à son retour, le camion filait sans s’arrêter vers la rue suivante. Je n’avais donc qu’à me poster sur la chaussée et à tendre mes deux sacs pour que le chauffeur s’arrête et que ses acolytes agrippés à l’arrière du véhicule, me les prennent des mains. Bien entendu, je sourirais, je les remercierais haut et fort dans leur langue, en tentant d’imiter leur accent, et je pensais déjà à leurs pourboires de fin d’année, que je ne manquerais pas de grossir pour service rendu à une riveraine en désarroi. Sitôt dit, sitôt fait. Je me tenais là, au beau milieu du pavé, les deux bras brandis sans équivoque vers le véhicule qui déboucherait dans quelques secondes du coude formé par le croissant terminal de ma rue sans issue. La cabine du poids-lourd ne tarda pas à surgir et à amorcer son tournant. Sans nul doute le chauffeur m’apercevait-il déjà. Probablement sensible à ma détresse et à mon retard somme toute bien pardonnable (c’est lui qui était en avance), il allait freiner, être touché par ma tenue dégingandée, par mon sourire bon enfant et quelque peu contrit. Il ne pouvait en être autrement. Je ne sais donc pourquoi en l’espace d’un éclair fantasmatique je revis les scènes de ce fameux film dont l’acteur principal est la cabine aveugle d’un camion vengeur, qui poussera le fanatisme jusqu’à l’acte gratuit. Je frémis l’espace d’un instant pour me ressaisir aussitôt, convaincue que la fiction dépasse toujours la réalité. Et qu’il fallait absolument me débarrasser des deux sacs.

Il y a un dieu pour les imbéciles … c’est à lui que je dois aujourd’hui de pouvoir transcrire cette histoire et de tirer ma morale. Le chauffeur distrait regardait-il ailleurs quand, arrivé à ma hauteur, il omit de freiner ? Et sembla même foncer sur ma silhouette pourtant bien visible avec ses deux gros sacs en plastique vert ? Pour autant que je me souvienne, le soleil brillait ce matin-là. Aucune brume qui eût pu me dissimuler … Je songeai à tous ces chats, chiens et autres mammifère téméraires qui avaient traversé la même épreuve, mais sans en réchapper. Si je suis sauve aujourd’hui, c’est que, comme je le disais plus haut, j’ai le réflexe rapide, même si au demeurant je suis têtue et ne lâche pas facilement prise. Je tins donc bon jusqu’à l’ultime seconde. Je songeai même à un suicide héroïque, exemplaire. Mais l’amour de la vie fut le plus fort. In extremis, je fis un bond de côté qui me projeta face contre terre … J’eus tout juste le temps de la relever, cette face méchamment éraflée, pour apercevoir les deux acolytes riant sur le marche-pied arrière du colosse qui disparaissait entre les fleurs souriantes, le drapeau qui claquait au vent et le molosse pétrifié …. Etait-ce une idée préconçue? Un mirage ? Je jurerais avoir vu le bolide ralentir devant les pilastres et une main lui faire signe du haut de la butte en fleurs … Je tentai bien de me redresser pour noter le numéro de la plaque, mais je perdis conscience … enfin, c’est ce que l’on m’a dit après, et c’est à un sac-poubelle rempli uniquement, selon les règles, de déchets mous, que je dois sans doute de ne pas m’être fracassé le crâne sur les pierres, de cette rue, sans issue …

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