Je m’appelle Pengo. Je suis pas très beau. Non c’est vrai, je le sais. C’est pas vraiment ma faute. C’est pas comme si j’étais méchant. Là je pourrais m’en vouloir ou culpabiliser. C’est ma peau. Trop épaisse. Non, pas épaisse. Dure. Pas de la peau, des écailles. Un peu rebutant. Je comprends. Même pour moi c’est pas ce qu’y a de plus confo. Ça manque de douceur. Sans ça je serais pas si laid. Mes petits yeux noirs. Ronds. Y pourraient vous inspirer de la tendresse. C’est sûr. Si y avait pas ces écorces qui me servent de peau.

Mais j’arrête avec ça. C’est pas important. Non, c’est pas important la tête qu’on a. Vaut mieux se soucier de la tête qu’on fait. Enfin, je crois.

Ce que je voudrais dire, c’est que je l’ai pas fait exprès. Je vous jure. Maman est hyper vénère. “Comme si on avait pas assez d’emmerdes” qu’elle arrête pas de répéter en pleurant. Je sais même pas comment c’est arrivé. Enfin si, je sais.

Mes parents, je les aime bien, mais ils sont complètement relous. Ils ont la frousse. Quand ils sortent ils s’enroulent sur eux-mêmes tellement y z’ont peur. On dirait des pommes de pin quand ils font ça. Heureusement qu’au village on n’est pas beaucoup. Ça me foutrait trop la honte. Et de toute façon à Lin, ils sont tous comme ça. Je suis le seul gamin. Alors ils m’appellent “le gamin”. Ça me fait chier et puis c’est pas très original, mais je préfère encore être un gamin que de leur ressembler. J’ai jamais su pourquoi y en avait pas d’autres, des gamins. Un jour j’ai demandé à la voisine, elle s’est mise à chialer. À Lin, ils passent la majeure partie de leur temps à chialer. C’est fatigant. Après, maman m’a expliqué qu’elle en avait eu un, la voisine, de gamin, mais qu’il avait crevé. Qu’ils avaient tous crevé. J’ai essayé de savoir pourquoi. Apparemment ça a à voir avec ces écailles qui sont si moches. Y en a qui croient qu’elles sont magiques. Ça peut pourtant pas être magique un truc si moche. Mais maman a rien voulu dire de plus. Elle a dit qu’il fallait pas parler de ça. Qu’il fallait oublier. Comment je pourrais oublier un truc que je sais pas ! Sont trop bizarres les vieux. Mais quand même, ça m’a foutu la trouille cette histoire. Déjà que ces écailles c’est la merde, si en plus on en crève. Et puis, la tête de ma mère. On aurait dit qu’elle revivait une catastrophe. Que rien que de dire de pas en parler c’est comme si elle était replongée dedans.

Je dis une catastrophe. Mais je sais même pas vraiment ce que c’est une catastrophe. Comme quand papa revient bredouille à la maison. Mais en plus grave. Parce que les yeux de maman, y z’avaient encore plus la trouille que d’habitude.

Je savais pas ce que c’était une catastrophe. Maintenant je le sais. Mais je crois que j’aurais préféré pas savoir.

Ça a commencé quand papa a trouvé les traces de pas. Tout le monde s’est mis en boule, en boules de pin. La peur encore. La même. J’ai vite compris que le type qui avait laissé des traces dans la forêt, il était lié à la disparition des gamins et au truc avec les écailles. Mes parents voulaient partir. D’autres se cacher. Maman a dit que le gars était dangereux. Ça, j’avais compris. Mais avoir peur d’un seul type comme ça. C’était exagéré, comme d’habitude. Il est pas tout seul qu’elle a répondu maman. Ils sont très nombreux. Des milliards. Mais, moi, des milliards, c’est comme une catastrophe : je sais pas vraiment c’est quoi. Alors maman m’a demandé jusqu’à combien je savais compter. J’ai dit 100. Elle a dit que c’était comme de compter jusqu’à cent, cent fois et de recommencer cent fois et qu’ils étaient encore plus nombreux que ça. Je pouvais pas bien imaginer. Mais je crois quand même que ça fait beaucoup, genre comme les grains de sable sur la plage. Sauf qu’ils sont plus grands. Ils doivent prendre plein de place. Pourquoi j’en avais jamais vu ?

Maman s’est énervée, elle a dit que c’était mieux comme ça. Parce que quand on le voit, ils nous attrapent et ils nous tuent.

J’ai demandé pourquoi. À mon âge, on aime bien comprendre pourquoi. Elle voulait pas répondre. J’ai insisté.

— Pourquoi ils veulent nous tuer ? Qu’est-ce qu’on leur a fait ? C’est à cause des écailles ?

— Ils ne sont pas vraiment méchants mon chéri. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font.

— Mais ils veulent nous tuer !

— C’est comme quand papa va chasser. Il tue des animaux pour les manger.

— Ils veulent nous manger ?

— Entre autres.

— Mais c’est dégueulasse. Ça doit pas être facile de manger des écailles quand même.

— Pas plus dégueulasse que quand papa va chasser. Et les écailles ils ne les mangent pas, ils les utilisent pour être plus beaux.

— Comment ils peuvent être plus beaux avec ces moches trucs ?

Je dois dire que tout ça était fort confus pour moi. Mais après ça, j’ai décidé deux choses : que j’empêcherais papa d’aller chasser et que j’irais parler au gars qui est pas méchant mais qui se rend pas compte. Pour lui expliquer.

J’ai suivi ses traces de pas. Il était pas très difficile à trouver. En plus de ses pas il laissait plein de trucs où il passait : canettes, mégots, plastiques en tous genres. Je suis pas un bon chasseur, je suis trop jeune, mais je l’ai vite rattrapé. Il était assis sur une pierre. Bizarre le gars. J’avais jamais vu ça. Une peau toute molle. On peut pas être menaçant avec une peau si molle. Je me suis approché. Quand il m’a vu il a fait un bon. J’ai commencé à lui parler mais il voulait rien entendre. Finalement il m’a attrapé et il m’a mis dans une cage. Je me suis dit que c’était pas grave. Qu’il fallait juste que j’arrive à lui expliquer. Sauf qu’il m’écoutait pas. Il passait son temps à faire des drôles des cris dans une boîte collée à son visage. C’est là que j’ai compris que je pourrais jamais lui expliquer. Qu’il comprendrait jamais. C’était évident que ce type était dingue. Je savais pas quoi faire. J’allais mourir. En plus, s’il remontait ma trace, qu’il reniflait le sol comme je l’avais fait pour le retrouver, il trouverait Lin. Je laisse moins d’empreintes que lui, mais si c’est un bon chasseur il aurait pas trop de mal à le retrouver. Et il les tuerait tous. Surtout maintenant je me rappelais, les grains de sable. Des gars comme lui, avec une peau toute molle aussi nombreux que les grains de sable. Je me suis renfoncé dans ma cage. Comme si ça allait me protéger. Je savais bien que ça servait à rien, mais ça me rassurait. Parfois ça rassure de faire des choses idiotes. Je suis resté longtemps comme ça. Collé au fond de ma cage. Je l’entendais. Il faisait plein de bruit. Il devait pas avoir peur qu’on le chasse, lui. Il s’en fichait qu’on l’entende. Il avait pas peur comme nous au village. Un moment le bruit s’est arrêté. J’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Vous savez, je suis qu’un gamin.

Je croyais que tout ça c’était qu’un malentendu. Que si je lui expliquais qu’il fallait qu’il arrête, il arrêterait. Genre je me suis dit que j’étais plus malin que les autres. Quel idiot ! Faut dire que c’était pas si bête. Moi, quand j’ai compris que le feu brûlait, j’ai vite fait d’arrêter d’essayer de jouer avec. Je pensais que ce type ferait la même chose.

Mais on est tellement différents ce gars et moi. Le gars à la peau molle qui fait du bruit, laisse plein de traces, qui a pas peur d’être « débusqué ». Comme s’il craignait rien.

Et moi, moi qui ai la peau aussi dure que l’écorce des arbres, qui ne laisse pas de traces, ne fais pas de bruit et qui suis né dans la peur. Comment on aurait fait pour se comprendre ?

Il ne craint rien, je crains tout.

Et j’avais imaginé qu’il comprendrait. Je m’en voulais tellement que je pouvais pas m’arrêter de pleurer. Des grosses gouttes glissaient sur mon nez avant de s’écraser sur le sol. Je songeais que je n’allais pas tarder à les rejoindre, dans la mort. Mais il ne se contenterait peut-être pas de m’écraser. Il allait me broyer. Me disséquer.

Je vais hurler quand j’aperçois une larme tombée intacte sur le sol. Elle brille. Il y a comme une lumière à l’intérieur. Elle est tellement belle. Elle murmure que je ne dois pas m’inquiéter. Que “les voies du Seigneur sont impénétrables”. Je ne crois pas au Seigneur, évidemment, mais aujourd’hui j’ai compris que le monde est hors de portée de ma compréhension. Je croyais savoir. Je croyais pouvoir expliquer à cet homme ce qui est bien et ce qui l’est pas. Mais qu’est-ce que j’en sais, au fond. La larme me sourit. Je vais mourir. Quitter ces écailles que je déteste. Mais tout va bien se passer. J’ai peur. Mais je suis calme. Quand l’homme à la peau molle vient me chercher dans ma cage le lendemain, je me sens résigné.

Après, les choses sont un peu confuses. Je me souviens de grandes cages en métal. Puis un marché avec une odeur âcre qui me ferait vomir si j’en étais encore capable. Une odeur de brûlé mélangée à celle d’alcool. Et un goût de bouillon fleuri avec un bruit de métal sur de la porcelaine.

Après ça, je me suis évaporé. J’ai dansé avec le Vent. Il est sympa le vent. J’avais jamais pensé à lui parler. Il m’a emmené voir maman. Elle pleurait. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, mais elle m’entendait plus. Je voulais pas qu’elle soit triste. Je voulais la rassurer. Mais comme elle m’entendait plus, ça servait à rien de rester là. Alors le Vent m’a emporté. On est allés voir les hommes à la peau molle qui sont aussi nombreux que les grains de sable. Je les ai regardés longtemps. Je voulais comprendre. Ils faisaient beaucoup de bruit. Gigotaient dans tous les sens. Quel contraste avec papa et maman qui font toujours tout si lentement et qui se foutent en boule dès qu’ils entendent un truc.

Puis, il s’est passé quelque chose. Je sais pas quoi. Ils ont arrêté de faire du bruit et de laisser des traces… J’ai demandé au Vent où ils étaient passés.

— Ils sont rentrés chez eux.

— Tous ?

— Oui, c’est eux qui ont peur maintenant.

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