Cela devait arriver. Tôt ou tard. Le livre devint suspect. Dans son opiniâtre détermination à trouver le coupable de l’épidémie dite du Coronavirus, la communauté scientifique avait désigné successivement le pangolin, les pittoresques coutumes alimentaires des Chinois, les mystérieux laboratoires de la même nationalité, les Chinois dans leur ensemble et leurs restaurants en particulier, des docteurs Folamour à l’éprouvette faustienne, des souches malintentionnées jouant les filles de l’air, les bistrots, l’air conditionné un peu trop laxiste à l’égard des pestes agressives, les boîtes aussi bien de nuit que d’emballage, les poignées de portes, le bisou, les postillons en transports en commun, les mains sales et pas seulement sartriennes, les crottes de nez abandonnées au hasard des escalators, le grand âge décidément emmerdeur, les facteurs et les lettres passées par toutes les mains, la monnaie papier, les pièces d’un cent, les opéras en mal de désinfection, les samedis et dimanches périlleux pour le petit commerce, les grands-messes en l’honneur de Jésus, Mahomet, Jéhovah et Greta, l’inconséquence du petit peuple, les salles de classe manquant de techniciennes de surface, les bananes importées, les touristes et l’artisanat exotique, les pianoteurs du smartphone, les bavards coincés du Wi-Fi, les enragés du distributeur de billets, les auteurs de dédicaces en page de garde, les robinets publics et privés, automobiles, trottinettes et vélos partagés, les gestes machinaux de la vie quotidienne – en somme, tout ce qui donnait l’illusion d’avancées majeures dans le mode de vie bâti par l’homo sapiens depuis qu’il avait quitté les cavernes et troqué chasse et cueillette pour la bombe atomique et les hypermarchés.
Inutile de préciser que la recherche du responsable de la pandémie ne donna rien. Peu au fait des merveilles de la zoologie, les ministres de la santé ne s’en émurent guère, qui identifiaient volontiers le pangolin avec un personnage de Marcel Pagnol, incarné à l’écran par Daniel Auteuil. Ces agaçantes confusions disparurent, dès qu’arriva au pouvoir une nouvelle génération de ministres, premiers dans le genre à n’avoir jamais ouvert un livre – nous y reviendrons.
Vinrent les mesures d’urgence et prophylactiques. Fins observateurs de l’évolution des sociétés, sociologues, philosophes, éditorialistes, futurologues, psychanalystes et sexologues assurèrent les citoyens du monde que l’épidémie avait transformé leur vision de la vie en profondeur. Ce n’est pas tout à fait vrai. En tout cas, au début, tout resta tel quel. La nature humaine répétait allègrement ce qui avait toujours fait son charme. À l’incapacité des scientifiques d’identifier un ou des foyers d’infection répondit cet horrible bon sens, compagnon enchanteur de siècles révolus.
Révolté à seule perspective de condamner le smartphone, de ne plus utiliser les poignées de porte, les billets de banque, de renoncer à monter dans une voiture, un tram ou un avion, d’annuler les vacances dûment payées à l’avance en formule all-in et face à l’extinction des pangolins intégrés au bami goreng, le peuple du bon sens tomba sur la bosse des patrons de restaurants chinois et thaïlandais, entassés de force ignorante dans le même sac de l’imbécillité. Plus encore, les peuples retrouvèrent les délicieuses terreurs du péril jaune. La moindre surface de peau ocre, l’ombre d’un œil inquiet mais bridé dépassant d’un masque antiseptique donnaient lieu à des lazzi ouvertement racistes, entraînaient des gestes de rejet très « années trente » en Germanie. Trop préoccupée par les incidents à la frontière turco-hellénique, l’extrême droite n’accabla pas trop les malheureux venus des lointaines provinces asiatiques. Très vite lui apparut l’absence de profit électoral à retirer de brandons lancés sur le feu de la détestation anti-jaunes.
Au reste, les citoyens songeaient d’abord à leur intégrité sanitaire. Les pharmacies dévalisées de leurs masques protecteurs et l’impuissance des gouvernements à reconvertir illico les défuntes mines de charbon en usines à bâillons anti-virus faisaient plus gronder le peuple que la multiplication des empreintes CO2 laissées par les avions chargés d’importer de Chine les masques salvateurs.
Il convenait de se protéger. Avant toute autre préoccupation. Passons les ruées sur le papier hygiénique, auxquelles nul ne put jamais proposer une explication satisfaisante. Nul doute que cette inflation de PQ, comme disaient les réseaux sociaux, ait fait le bonheur des plombiers s’escrimant avec les canalisations bouchées. Les gantiers retrouvèrent une nouvelle jeunesse – ils la devaient au cuir de vaches chinoises. Un détail. Les dérivés du pétrole abhorré, sous l’aspect de gants de protection, firent taire les Cassandre de la pollution des océans. Au diable, les continents de déchets plastiques baguenaudant entre l’Afrique et l’Inde, le littoral vietnamien et les archipels indonésiens ! La survie de l’espèce humaine valait bien quelques pics de pollution. Le plastique, écran contre le virus et autres saletés, en toute bonne conscience climatosceptique, oui, et alors ? De toute façon, cela ne nous rendrait pas les pangolins, ni les cannibales de Bornéo, ni les mangroves étouffées d’emballages quasiment immortels et de préservatifs souillés. Plus que jamais la bipédie dénonçait le danger de ses mains baladeuses.
D’optimistes environnementalistes ne purent taire leurs espoirs : cet abordage de poumons fragilisés permettrait d’envisager le retour de sociétés humaines dont la valeur centrale ne serait plus l’économie, mais un développement des cultures en harmonie avec la nature et les animaux. Le peuple du bon sens n’avait que très distraitement saisi la pertinence d’un hamburger à base de soja ; il laissa dire. Quelques sympathisants acharnés d’une régression à la vie primitive voulurent rétablir le léchage des mains, à l’instar des chats soucieux de la propreté de leurs pattes, une suggestion qui déchaîna de torrentueux éclats de rire.
L’inventivité effervescente, certains imaginèrent d’intégrer les poupées gonflables, dont le latex les protégeait des pieds à la tête, à condition d’obturer deux ou trois orifices. Comment ces petits malins parvinrent à se glisser à l’intérieur des pantins est laissé à votre imagination, honoré public.
Et c’est alors que jaillit l’irréparable.
Tout débuta par une querelle entre un promoteur et un bouquiniste. Le premier voulait raser la boutique et la maison autour. Rien n’aurait fait changer d’avis le second : son commerce avait bravé les générations, deux guerres, les colères syndicales, l’avènement et la disparition du hula-hoop, il résisterait donc. Il menaçait de s’immoler par le feu si la société de consommation bétonnée entendait le déloger. Un as de la communication suggéra une ruse que son incommensurable vanité annonçait génialement machiavélique et qui se révéla désastreuse. « Les vieux livres ont tout loisir d’accueillir les virus, bacilles, microbes et poussières en tout genre », plaidait-il. De là à soupçonner qu’ils celassent des moisissures mortifères venues du fond des âges, des greniers et des étals vermoulus… Il advint qu’en une société livrée à la peur de son ombre, l’argument fit choc. Qui oserait assurer qu’un des deux lecteurs d’un ouvrage de seconde main ne véhicule pas un tueur microscopique en embuscade entre le pouce et l’index ? Quant à la détestable habitude qu’ont certains de se mouiller le doigt avant de tourner la page, inutile de faire un dessin…
Ordre fut intimé aux bouquinistes de chercher un autre métier, surtout après que les limiers du nouveau ministère de la Contagion et de la Purification eurent découvert que le commerçant aux sources de la panique écoulait ses invendus via eBay et Amazon. Toujours en quête d’une surenchère en matière d’effroi, un expert autoproclamé fit remarquer que la toxicité des livres neufs ne laissait planer aucun doute et les rendait tout sauf innocents. Quoi de plus manipulé qu’un écrit ? De l’imprimerie jusqu’au lecteur, en passant par les manutentionnaires, les distributeurs, les livreurs, les libraires, les bouquineurs, les chasseurs d’autographes, les hypocrites sans intention d’acheter, qu’elle est interminable la farandole des mains possiblement infectées !
Les autorités sanitaires conseillèrent d’éviter les manuels scolaires, avant de carrément les interdire suite à une cabale d’enseignants attachés à la chose écrite. Pour la petite histoire, signalons que ces contestataires perdirent leur emploi, sans accès au chômage, et leurs droits civiques à vie. La fin du livre passa comme une lettre à la poste (même si lettres et poste n’existaient plus) : les maisons d’édition contrôlées de longue date par des fonds d’investissement et de pensions américains, on trouva tout naturel de les réorienter vers la fabrication d’aspirateurs et d’amulettes Johnny Hallyday. Ainsi sombrèrent les œuvres supposées immortelles d’Alain Badiou, Gilles Deleuze, Louis l’Amour, les catalogues Ikea, les dépliants Aldi et, parmi tant d’autres, les appétissantes promotions postales de Pizza Hut. Il serait peu charitable d’évoquer la débâcle de la presse, privée de subsides, de papier et accessoirement de lecteurs. Faut-il regretter que ce cataclysme culturel souleva très peu de protestations ? À quoi bon… Tout au contraire, il fut applaudi par les Amis de la Terre et la Ligue Internationale de Sauvegarde des Arbres (LISA). Seul protesta, solidaire opportunément des industriels du papier, le GIEC empêché d’encore publier ses rapports alarmants sur l’envol des températures et l’imminente ère glaciaire.
La voie semblait ouverte au livre électronique. Pas si vite ! Une université californienne obtint la condamnation des promoteurs d’e-books. Un juge opérant à Hanksville (Utah) fit justice aux arguments de l’attorney, selon lequel les livres électroniques dispersaient les résidus de doigts poisseux aux quatre coins des restaurants, sans oublier les germes accolés aux gants en latex des lecteurs et les éventuelles larmes nocives des fans de Danielle Steel.
Le secteur de la librairie ne fut pas le seul à tomber au champ de déshonneur. La mode vestimentaire devint la cible suivante des fonctionnaires de la Purification. De vieilles archives rappelèrent qu’en 1918, au plus fort des ravages de la grippe espagnole, infirmières et gardes-malades avaient délaissé, forcées et contraintes, les robes longues couvrant les jambes jusqu’aux chevilles. Des experts hygiénistes soupçonnaient ces vêtures de faire circuler dans les hôpitaux les bactéries issues des matières fécales canines, des mégots encore écumeux, des vomissures d’après guindailles, du pissat humain et autres crachats jonchant le sol. En dépit de véhémentes protestations d’imams, les niqabs et burqas tombèrent sous le coup de sévères interdictions, de même que les jupes tziganes, les soutanes et les frusques des poupées de Notre-Dame de Lourdes. Et les pantalons passèrent à la trappe. Le peuple du bon sens prit l’habitude de voir ses dirigeants évoluer, mollets à l’air, les poils mis en valeur sous d’élégants bermudas taillés dans les meilleures étoffes. Un jeune chômeur décrocha la médaille du Mérite agricole pour avoir eu l’idée de modifier les chutes de tissus en jolis et seyants masques antipollution pour volailles de basse-cour.
La mode était aux raccourcis. Telles la connaissance et l’intelligence. Nous avons déjà narré la disparition des manuels scolaires. Les avertissements contre les dangers des tablettes, claviers d’ordinateurs, casques d’écoute et écrans de smartphones eurent raison de ces symboles de l’éphémère âge de la communication. Les écoles restèrent fermées. Et ne rouvrirent plus. Que faire des élèves et des étudiants ? Les livrer aux labours et aux travaux des champs apparaissait comiquement suranné : une à une, les fermes faisaient place à de gigantesques paquebots verts, dans lesquels s’élaboraient des légumes hors-sol.
Des experts en pédagogie voulurent imposer une invention sensationnelle : l’implant cognitif. Il consistait en une greffe de bibliothèques dispensées goutte à goutte. Chaque jour, l’objet libérait un savoir dans le cortex, hors l’intervention d’un vade-mecum, d’un maître ou d’une idole religieuse. L’enthousiasme dégringola lorsque l’inventeur franchit le faisceau d’un signal d’alarme. Le corps entier du malheureux prit l’aspect d’un casino de Las Vegas aux mille lumières multicolores et clignota en musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jours de carême compris. « Tilt » resta le seul borborygme que l’on en tira jamais.
La solution idéale creva les yeux, tant elle était évidente : arrêter de faire des enfants. Pape, archimandrite de la Nativité de Vladimir, prophète mormon, patriarche melkite, ulema baloutchi, rebbe loubavitch, fantômes de Billy Graham et de Michael Jackson, tous frisèrent l’apoplexie, annoncèrent la fin des temps, entonnèrent des cantiques expiatoires, multiplièrent les quêtes censées acheter la miséricorde divine et implorer l’extinction des colères célestes. Certes, neuf mois après l’introduction du confinement, le vingt et unième siècle célébrait son gigantesque baby boom. Mais le peuple du bon sens se rendit aux arguments dé-natalistes du nouveau ministère des Pollutions nocturnes. En conséquence, les cours du latex tutoyèrent des records stratosphériques jamais vus et plus une femme n’enfanta.
Culture, agriculture, mode, religion, motos, moutards et musique (accusée de provoquer des envies de coïts torrides) défunctaient sur l’autel de la prophylaxie.
En revanche, Bayer-Monsanto retrouva des couleurs, si l’on ose dire. Montrée du doigt (protégé) à cause de produits aussi divers que l’aspirine et le Zyklon B, le Roundup et l’ypérite, la multinationale allemande passa du statut d’empoisonneuse à celui de bienfaitrice de l’humanité. Les agronomes condamnèrent l’agriculture bio, hardiment supplantée à coups d’IA en serres neutralisées. Les patates cultivées dans la ouate enrichie aux hormones de croissance garnirent les assiettes aux côtés de légumes transgéniques, libres de tout contact avec la glèbe, et de viandes usinées toutes cuites à base de cellules souches transgenres. Le temps vint d’organiser des battues pour liquider vaches, cochons, chèvres, bisons, poules, oies, canards, autruches et lamas désormais inutiles. Égaillés au hasard des campagnes bétonnées, à la recherche d’une misérable pitance, ils promenaient leur impropriété à la consommation. Les citadins en vinrent à regretter le chant du coq.
Avec un entrain digne du Grand Bond en avant, modèle Mao (encore la Chine !), des cohortes de purificateurs aspergèrent de mort les champs, les sentes, les forêts, les littoraux, les trottoirs, le bitume et le macadam, les temples grecs et les lunettes bifocales. La nature avait beau montrer ses dents-de-lion, l’œuvre destructrice remplissait ses quotas.
Les abeilles tombèrent comme les mouches. Parmi les mille milliards de fourmis, les entomologistes déplorèrent des pertes atteignant quelque 300 millions. Cette barbarie n’en épargna pas moins une majorité d’entre elles, prêtes à rejoindre le flot des cent millions d’espèces d’insectes.
Et que dire des microbes ! Les laborantins les persécutèrent sans pitié. Avec des effets désastreux. Des continents entiers, orphelins de leurs microbes abandonnés en holocauste aux actionnaires de Bayer-Monsanto, oublièrent jusqu’au vocable photosynthèse.
Tout gonflé de mépris pour les créatures invisibles à ses yeux, le genre humain n’imaginait pas leur action essentielle, multi-millénaire à la barre des progrès jalonnant le chemin de l’évolution. On vit disparaître les firmicutes, les bactéroïdètes, le rhizobium des légumineuses et le microbiote de l’homo sapiens sapiens. Le globe terrestre devint un théâtre. À l’affiche, « tire-toi de là que j’y vive ». Le civilisé expérimentait la sauvagerie. La vraie, pas celle qu’il avait prêtée aux communautés colonisées. Des peuplades sillonnaient des déserts en ruine, du Nord au Sud, d’Est en Ouest. Incultes, analphabètes, le langage réduit à quelques mots, et pas des plus amènes. Ils ne possédaient plus rien, ou si peu : des affublements indécents, des branchages exsangues, brandis pour figurer une arme. La moindre toux annonçait la mort. Ils abandonnaient les corps là où le destin les frappait. Toute chose valait capitulation. Seuls les ouvrages des naturalistes Konrad Lorenz et Théodore Monod auraient pu relancer la flamme de l’humanisme. Qui les consultait encore ?
Tandis que le genre humain perdait la tête, les lamentations devenaient le lot quotidien des virus, retranchés dans une zone équatoriale humide, propice à leur bonne santé. Les aèdes alignaient les alexandrins, leurs épopées évoquaient l’exode des ancêtres fuyant les salves d’antiseptiques, les effluves d’antiputrides et les conséquences apocalyptiques des stérilisants.
Tout n’allait cependant pas pour le mieux au sein des colonies de réfugiés. Un insidieux antagonisme opposait la noblesse de vénérable extraction aux nouvelles générations, frais émoulues des laboratoires. Ces jeunets affichant cette arrogance trop fréquente chez les novices à peine sortis de prestigieux bouillons de culture. Cela se toisait, cela bombait la capside, acérait ses spicules. Les invectives infectaient bas. Les insolents couvraient leurs aînés de dédain. Ils leur dégainaient la pire des injures : « grippe espagnole ! », allusion à une remarquable offensive virale désagrégée en humiliante défaite. Sur quoi les virus de vieille souche abreuvaient leurs agresseurs de qualifications peu flatteuses : « bébés éprouvettes ! », « nouveaux riches ! ».
Par bonheur, ces chamailleries restèrent lettre morte. La reconstruction sensibilisa tous les esprits. D’ordinaire dépourvus d’énergie personnelle, les virus détournaient la machinerie de cellules vivantes et assuraient ainsi leur pérennité. Le biotope autour d’eux paraissait idéal. Encore fallait-il conquérir avec science et discernement. D’intéressantes mutations contribuèrent à relancer la dynamique virale, celle qui avait vu défiler les ères, les millénaires, les siècles, les années, les jours, les minutes et s’en était servie, parfois l’espace d’une seconde. Mais quelle seconde et quelle puissance de destruction !
Voilà donc comment disparut l’espèce humaine. Trop occupés par nos propres défis, nous négligeâmes de célébrer cette excellente nouvelle. Nos collectivités prirent le temps de réinvestir le boulevard de la croissance. De petites cellules endormies sortirent de leurs confinements et prospérèrent à nouveau. Aguerries par l’expérience. Prêtes à affronter les ennemis les plus improbables. Comme ce fut toujours le cas par le passé.
Le passage de l’homme sur Terre fut un très mauvais moment à passer, mais le génie viral vient à bout des pires menaces.