Longue et heureuse retraite

Jean-Marc Defays,

Franchement, il ne comprend pas ce foin que l’on fait à propos du confinement imposé pour empêcher la propagation du virus. Voilà plusieurs jours qu’il n’allume plus la télé tellement l’exaspèrent toutes ces consignes ressassées, ces témoignages pitoyables, ces encouragements grotesques. Il ne met dorénavant plus que de la musique classique à la radio. Transporté par Bach, il s’arrête un instant de découper les poireaux et jette un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Au-delà du potager devant sa maison, le quartier est vide, comme depuis plus d’un mois. C’est vrai qu’il aurait aimé y voir ce matin les enfants s’amuser comme auparavant, pareils aux oiseaux qui eux n’ont pas cessé de voltiger et de pépier dans les arbres. À la fin du Confiteor, il se remet au travail en jouant du couteau avec dextérité. Quand tous les légumes sont en rondelles ou en dés, il les fait légèrement rissoler dans la marmite avant d’ajouter l’eau, d’assaisonner et de laisser mijoter. Grand amateur de soupes, potages et consommés, il a toute une collection de bonnes recettes à son actif. Il regarde à nouveau par la fenêtre : une voisine traverse furtivement la rue chargée d’un sac à chaque bras ; des provisions pour la semaine, certainement. Debout au milieu du salon envahi par un bric-à-brac de bibelots, de livres, d’instruments, de photos et de diverses autres vieilleries, il se demande s’il va se remettre à son puzzle trois mille pièces ou reprendre ce traité de physique quantique commencé l’avant-veille mais qui ne le convainc guère. Finalement, il se rend dans le couloir, y enfile sa vieille gabardine, chausse une paire de godillots, et sort dans le jardin. Il a bien une heure devant lui avant de pouvoir retirer la marmite du feu. La bêche l’attend là où il l’avait plantée la veille quand il s’était fatigué de retourner la terre. Il aime s’occuper de choses différentes, mais sans effort, en dilettante. C’est ainsi que le temps passe le plus vite, surtout si on n’est pressé ni obligé de ne rien faire, comme c’est son cas. Quand il se lève le matin, il ne sait jamais comment va se dérouler sa journée. Comme il se doute qu’il n’y aura pas d’imprévu, il tient à rester imprévisible, comme s’il voulait tout de même se ménager des surprises. Il n’a de compte à rendre à personne, même pas à lui-même. La liberté à l’état pur ! Il commence à bêcher avec application ; il enfonce la lame en terre entre les mauvaises herbes, culbute la motte qu’il y a découpée, l’émiette à coups de talon, avance d’un petit pas, puis recommence. Alors que tout le monde enrage de ne pas pouvoir sortir de chez soi et se retrouver ensemble, ni la solitude ni le confinement ne lui pèsent. Au contraire, il y aspire depuis qu’il a appris à être son meilleur ami, sinon le seul, et à faire de sa maison une arche de Noé rien que pour lui. Il est probable que ce serait un invivable capharnaüm pour d’autres passagers. Il n’a pas attendu l’épidémie pour savoir qu’il ne fallait pas trop se rapprocher des gens qui peuvent vous refiler – outre des virus – une multitude d’infections presque aussi pernicieuses et qu’on peut résumer en deux mots, la bêtise et la méchanceté, ou même en un seul, la connerie. En voici encore la preuve : à côté des sacrifices réels, des engagements courageux, des attitudes responsables de certaines personnes pour lutter contre l’épidémie aujourd’hui, ou contre d’autres fléaux, guerres, famines, séismes à d’autres moments, combien d’aberrations, de lâchetés, d’escroqueries, d’hypocrisies, d’injustices ? Il progresse petit à petit ; cela fera de l’espace pour quelques salades de plus, peut-être des pommes de terre aussi. Il n’est pas sûr qu’elles soient meilleures que celles du magasin, mais il les apprécie davantage quand elles proviennent de son potager. Il connaît bien les gens ; il les a beaucoup fréquentés, de toutes les sortes, et d’un peu partout. Il a appris à s’en méfier, surtout de ceux, comme pour le virus, qui vous serrent dans leurs bras et vous parlent sous le nez pour vous enjôler ou vous persuader. Il n’a gardé que quelques copains de l’époque où il se produisait encore, d’anciens comédiens comme lui, des musiciens sans emploi ou des poètes à jamais méconnus, ou d’autres originaux qui traînent pour une raison ou une autre dans le milieu du spectacle. Après un mois ou un an sans nouvelles, il leur arrive de lui rendre visite pour boire un verre ou fumer un joint. Ils parlent ensemble du passé, car l’avenir n’a plus beaucoup d’intérêt. Bon, il est maintenant temps de s’occuper de la soupe. Il laisse la bêche là où il en est arrivé, et rentre à la maison après s’être débarrassé de ses souliers boueux. Il est accueilli par un délicieux fumet qui lui ouvre aussitôt l’appétit. En touillant dans la marmite, heureux de bientôt pouvoir y prélever la première bolée, il se rappelle ses dernières tournées. Ce n’était plus sur scène qu’il jouait alors, les occasions étaient de plus en plus difficiles à organiser, mais dans la rue. Il profitait d’une fête ou d’un festival quelconque dans une banlieue ou un village pour débarquer sur la place avec sa camionnette où il entreposait son matériel, ses instruments, et où il pouvait se costumer en se contorsionnant. Parfois, ça marchait : les gens s’arrêtaient, faisaient cercle autour de lui ; il y en avait même qui déposaient quelques pièces dans son chapeau. Mais souvent, c’était peine perdue : on ne lui accordait aucune attention, sauf les policiers qui lui demandaient de rembaler ses affaires et de quitter les lieux sur-le-champ parce qu’il n’avait pas les autorisations réglementaires. Il a déjà reçu une amende pour cela, qu’il n’a jamais acquittée, mais punaisée dans le couloir. C’est un souvenir précieux car il lui rappelle le jour où il a pris la décision de jeter l’éponge. Sans nostalgie, en fait, parce que même au sommet de sa carrière, quand il faisait salle comble des semaines durant, qu’on le réclamait partout, il avait déjà quelques doutes concernant le genre humain qui n’a fait que dégringoler dans son estime. Dieu se demande alors, en avalant sa julienne avec délectation, si c’était son destin de devenir finalement misanthrope.

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