Perturbations

Maureen Pitz,

De la pointe du pied, Pauline repoussa le paillasson et le remit à sa place, parfaitement centré sur sa porte d’entrée. « Anarchistes », grogna-t-elle en direction de l’appartement voisin.

Un tour de clé avait suffi à déverrouiller la porte. Un seul tour alors qu’elle fermait toujours à double tour. Qu’est-ce que… Le sac à main écrasé sur sa maigre féminité, la jeune femme pénétra dans son hall et s’immobilisa après le premier pas.

À l’avant-plan, une écharpe qui, le matin encore, pendait au quatrième crochet du portemanteau, formait maintenant un petit tas informe et disgracieux sur le plancher. Un peu plus loin, la console sur laquelle elle déposait ses clés avait été déplacée ; les pieds s’écartaient de la plinthe de quelques millimètres et elle n’était plus alignée sur le miroir de sa grand-mère. À droite, la porte entrouverte des toilettes cassait la perspective du minuscule couloir. Pauline respira lentement, forçant chaque entrée et expulsion d’air de peur de s’asphyxier par oubli.

— Il y a quelqu’un ? s’enquit-elle dans un couinement atone.

L’aberration de cette question la surprit au moment où elle la posa ; quel voleur aurait pris le temps d’essayer de remettre les objets en place après avoir fouillé un appartement au cinquième étage et sans forcer la serrure ? D’ailleurs, seule sa sœur possédait un double des clés.

— Il y a quelqu’un ? répéta-t-elle à peine plus fort.

Le silence lui répondit, ou plutôt, un faible ronronnement mécanique et lancinant provenant peut-être de la rue, peut-être de chez les barbares anarchistes ou peut-être aussi du salon.

Pauline déposa son sac sur la console et d’une main tellement osseuse qu’on aurait pu la croire centenaire, elle ouvrit la porte des toilettes. Lunette relevée, des éclaboussures d’urine sur la cuvette ainsi qu’un vilain poil noir et bouclé, évier sec… Un homme ! Une main sur l’estomac, l’autre sur la bouche, elle ravala un haut-le-cœur et se rua au salon.

La « chose » était tellement énorme, qu’elle remarqua d’abord la lettre, une enveloppe beige non affranchie, adressée à « Pol » et abandonnée au sommet de la pile ordonnée de magazines diététique et santé.

Ma Pauline,

Comme convenu, on t’a apporté l’aquarium de Bernard.

J’ai rempli le surgélateur (très petit d’ailleurs) de nourriture à donner une fois par jour.

Nous revenons le 10 septembre, d’ici là, occupe-toi bien de nos cinq bébés !

Gros bisous sœurette et encore merci,

Hélène et Bernard

Suivaient trois pages rectos versos d’explications dactylographiées d’une écriture serrée et déstructurée dont son beau-frère devait être l’auteur ; entretien du filtre, élimination des déchets, traitement des algues, nettoyage des vitres et des gravillons, changement de l’eau et des plantes… Que de travail pour quelques malheureux poissons !

Pauline leva les yeux et les feuillets s’échappèrent de ses doigts. L’origine du bourdonnement s’étendait tout le long du muret de sa cuisine américaine, à l’endroit exact où se trouvaient, encore ce matin, sa table en chêne et les six chaises.

La jeune femme vacilla puis se laissa tomber dans le fauteuil, en face d’un aquarium aussi grand qu’une baignoire, rempli d’eau trouble, de rocailles et de plantes tentaculaires, armé d’un filtre puissant qui produisait autant de bruit que de bulles. Comment cette monstruosité avait bien pu être introduite dans l’appartement et qu’était-il arrivé à sa table et ses chaises ?

Elle s’agenouilla devant la structure en verre, se demandant pourquoi cinq malheureux poissons, a priori invisibles, nécessitaient plusieurs centaines de litres d’eau. À quatre pattes, le nez collé à la vitre, elle les vit enfin. Des horreurs prognathes, tenant plus du requin que du guppy, aux flancs anthracite, ventre rouge et œil argenté, l’observaient planqués derrière des rochers ou des algues. Laissant échapper un cri, Pauline maudit sa sœur et son art pathologique de la modération. Il avait été question d’un fish-sitting de quelques jours ; des petits poissons évoluant gracieusement dans une modeste bulle de verre, pas des monstres à garder tout un mois.

« Apprendre à dire NON ! », se répéta-t-elle en secouant la tête. Elle ramassa les notes de son beau-frère et les parcourut en arpentant le salon.

Pygocentrus nattereri, un nom bien pompeux pour d’aussi vilaines bêtes…

Après un repas sans hydrates de carbone ni protéines animales, Pauline, installée en position du lotus face à l’aquarium, pratiquait ses exercices respiratoires. Lumières éteintes, petites bougies parfumées à l’encens, musique douce ; inspiration, expiration, inspiration… La demoiselle égrenait les billes de son japamala ; inspiration, expiration, inspiration… Elle se contorsionna dans la position de l’iguane ; inspiration, expiration… Soupir. Où étaient harmonie, calme et paix intérieure ?

Un petit bout de femme qui aurait pu être jolie, avec ses cheveux noirs coupés court, ses yeux gris et son visage rond. Oui, jolie, si elle n’avait pas été si maigre.

Seule parce que trop maigre ou maigre parce que trop seule ?

Pauline sursauta en écarquillant les yeux. Flottants entre deux eaux et agglutinés à la vitre, les cinq poissons suivaient ses gestes religieusement. Son bras montait, ils nageaient vers le haut, le bras descendait et ils faisaient de même. Lorsqu’elle alluma le plafonnier, ils se cachèrent et réapparurent quand elle l’éteignit.

Incapable de reprendre sa méditation, la jeune femme se leva, ouvrit quelques tiroirs, fouilla les étagères et finit par dénicher un carnet Moleskine vierge à couverture de cuir noir dans lequel elle inscrivit :

Pygocentrus nattereri

J1 – Poissons très vilains et assez craintifs. Ils sont immenses !

Les jours suivants, Pauline s’adapta. Les cinq mètres cubes d’aquarium imposaient une révision drastique de son quotidien bien régulé. Privée de table et de chaises, elle prit dès lors ses petits-déjeuners — fruits, yaourt 0 % et thé au ginseng — debout dans la kitchenette et dîna — généralement des variations sur le thème crudités et tofu — dans le fauteuil du salon. Après la vaisselle, l’éclairage tamisé, elle lançait un petit cube de nourriture surgelée dans l’aquarium et, le temps d’un enchaînement de positions yogi, pouvait suivre la chorégraphie affamée des poissons. À l’occasion, quelques notes venaient s’ajouter dans le carnet.

J2 – Ils sont voraces ; engloutissent leur repas en un instant.

J3 – Mangent ensemble mais s’isolent dès qu’ils ont fini.

J5 – Peu actifs à la lumière. M’observent dès qu’il fait sombre. Nocturnes ?

J6 – Est-ce qu’ils dorment et si oui, comment font-ils avec tout ce bruit ? !

Alors qu’en soirée, le ronronnement du filtre et les va-et-vient des poissons s’intégraient progressivement à ses méditations, la nuit, par contre, ce bourdonnement de moteur et la sensation urticante d’être épiée, de ne pas être seule, la torturaient. Souvent, elle se réveillait assise et transpirante, les mains écrasées sur les oreilles ou les yeux rivés à la porte de sa chambre. Le matin, ses angoisses se dissipaient progressivement si bien que, à la mi-journée, elle n’y pensait plus.

J8 – Le plus gros se sert en premier, groupe hiérarchisé ?

J10 – L’eau est de plus en plus verte et l’odeur devient épouvantable —

c’est répugnant !

J12 – Dos en compote, ai nettoyé l’aquarium. Ça m’a pris toute la soirée.

J13 – Ont-ils conscience d’être emprisonnés ?

Pauline ne s’étonna même pas de la vitesse à laquelle ce qu’elle avait considéré au départ comme une nuisance s’était intégré à son quotidien. Après de trop longues journées de travail, elle se dépêchait de rentrer, savourant à l’avance le moment où elle pourrait claironner un « Je suis rentrée ! » enfin justifié. Ses pensionnaires n’étaient pas bavards, certes, mais loin d’être sourds, ils l’attendaient collés à la vitre.

J15 – Ils me reconnaissent, j’en suis sûre.

J17 – Certainement plus captivant que la télé ! [qu’elle ne possédait pas,

NDLA]

J18 – D’où viennent-ils ? Europe, Afrique, Asie…

Ce n’est qu’à la fin de la troisième semaine, durant une pause au boulot, qu’elle s’intéressa aux origines du Pygocentrus nattereri. Wikipédia lui révéla sans ménagement qu’elle hébergeait une variété de piranhas, des prédateurs grégaires infestant les eaux de l’Amazone et ses affluents. Des mangeurs de viande… Des tueurs…

Pauline quitta le bureau comme un spectre et passa l’après-midi chez Capoue à se saturer de glace vanille sans sucre.

La nuit était tombée depuis longtemps quand elle se décida à rentrer. Et maintenant ?

Couchée sur le ventre, le menton calé entre ses paumes, Pauline regardait les piranhas. Elle secoua la tête. Toute cette vie qui ondulait derrière la vitre et qu’elle avait imaginée à son image, douce, paisible… Où était l’erreur ? La jeune femme se redressa sur un coude et de l’ongle de la main droite gratta le verre. Les cinq poissons s’approchèrent.

— À quoi pensez-vous, mes chéris ? leur demanda-t-elle.

Elle soupçonnait la réponse : « The fish doesn’t think because the fish knows everything… », chantait Iggy Pop dans la B.O. d’un film.

Un poisson n’avait aucune raison de penser car il savait tout ce qu’il lui fallait savoir et ne voyait que ce qu’il avait besoin de voir : manger ou être mangé, être proie ou prédateur.

— Et moi qui vous nourris, ajouta-t-elle, qui suis-je à vos yeux ? Le bourreau ou le repas ? L’assassin ou la victime ?

Pauline s’assit sur ses talons, songeuse. De la main gauche, elle retroussa sa manche jusqu’au-dessus du coude et plongea le bras dans l’eau, au milieu du banc. En tant que paradoxe, il lui fallait une réponse.

Hélène avait ouvert la porte de l’appartement de sa sœur et Bernard s’était rué à la fenêtre du salon. Penché au balcon et vociférant, il suivait les manœuvres du monte-charge sur lequel il avait fixé la table et les chaises de Pauline. La plateforme, secouée par le vent, tanguait au point qu’il craignait ne pas pouvoir l’utiliser pour redescendre son aquarium. Il n’avait pas remarqué le silence dans le salon ni vu blêmir sa femme. Dans son dos, Hélène fixait l’aquarium sans comprendre, sans bouger. Plus d’eau, plus de plantes, plus de poissons, juste une enveloppe blanche déposée à son attention sur les graviers desséchés. Elle lut, à voix haute.

Ma très chère sœur,

Lorsque tu liras cette lettre, je serai probablement déjà partie au Brésil. Après avoir beaucoup réfléchi, j’ai décidé de ramener les poissons chez eux.

J’ai également beaucoup hésité mais je tenais à te remercier pour cette expérience qui m’aura appris, entre autres choses, à vous dire, à Bernard et à toi : la prochaine fois, allez vous faire f…

T’embrasse,

Pol

— Ta sœur est complètement folle, hurla Bernard en lançant une chaise au travers de la pièce. Et elle est conne ! ajouta-t-il en fracassant une seconde chaise sur le plancher. Nos piranhas sont nés dans un élevage allemand, pas au Brésil !

Pauline, à cet instant, se faisait guider au milieu de la forêt équatoriale jusqu’à un méandre de l’Amazone. Elle s’arrêta sur la berge du fleuve, immobile, impressionnée, le regard dérivant avec le courant. De son sac à dos, elle sortit une boîte qu’elle vida dans les eaux ocre ; les squelettes de cinq poissons qui avaient dû, de leur vivant, mesurer une vingtaine de centimètres et peser pas loin de deux kilos.

De valeureux adversaires qu’elle se devait d’honorer en retournant leurs dépouilles à la terre (aux eaux) de leurs ancêtres. Pauline sourit en massant sa main droite serrée dans un bandage. Un sourire vrai, sincère, apaisant même, qui s’illumina davantage au souvenir d’un certain repas et du goût si délicat de la chair de piranha.

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