Les nouvelles amazones

Marc Guiot,

Elles sont belles, très belles, grandes et terriblement brillantes.

Elles sont seules, très seules : on vit en solo et entre femmes en nouvelle Amazonie.

Qui sont ces nouvelles prêtresses de la parité, ces mutantes ravissantes ?

Vous avez dit ravissantes, du verbe ravir : conquérir, vamper, vampiriser ?

Habillées dernier cri, polyglottes, hyper-diplômées, elles font carrière dans la finance, le luxe, la mode, les cabinets d‘affaires aux plaques de laiton bien astiquées, les médias, surtout. Elles tiennent le haut du pavé à grand renfort d’expressos et cocaïnent le cas échéant.

Les mecs les draguent, les exhibent, les honorent, les épousent rarement : certains se font gays, d’autres, comme de vulgaires barbus, s’engagent volontiers avec des carpettes soumises.

Ils les craignent, les envient discrètement. C’est elles les mecs, désormais.

Les nouvelles amazones raflent les places de direction, chassent les mandats, entrent en politique comme on entrait en religion et, à l’exemple de Rachida Dati, se font faire des lardons par des hommes confirmés de l’ancienne génération.

Elles règnent sur les salles de rédaction, noyautent les conseils d’administration, manient le Blackberry comme les amazones d’autrefois décochaient leurs traits juchées sur leurs coursiers. Dans la guerre contre les mâles, les amazones d’aujourd’hui triomphent sans merci.

Elles carburent sec, fument comme des sapeurs, collectionnent les galants et joggent en collants sexy pour éliminer les toxines.

Elles sont cool, pilotent d’une main leur Cooper à la Schumacher, essemessent de l’autre ; elles facebookent en catimini, elles meetiquent entre deux rendez-vous de pros ; elles lowcostent le week-end de capitale en capitale, s’échangeant les compagnons de voyage et de lit.

Elles loftent au Châtelain, slowfoodent entre filles, ne se confient qu’à leur coiffeuse, leur coach, leur psy en fourreau de cuir.

Elles optent pour la voile et la vapeur, la tendresse et les ardeurs, les hardiesses et la douceur.

Le sein dur comme la croupe des juments, le sexe plus agile que les habiles geishas, elles promotionnent leur carrière dans tous les azimuts.

Elles se réunissent entre gonzesses, se détestent entre filles, se font des coups vaches entre nanas.

C’est des vrais mecs, des guêpes venimeuses qui ont viré les bourdons pour de bon.

Les nouvelles Walkyries seraient-elles l’avenir de l’homme dépassé, rétamé ?

Elles voient tout avec l’air de ne rien regarder, comprennent tout sur tout : elles giroudisent, ockrentent, thatchérisent, sarahpalinisent ou merkellisent comme la rousse mythique semait aux quatre vents.

Maîtresses d’elles-mêmes, elles se gouvernent seules.

Mais pourquoi ces mantes religieuses se comportent-elles en vamps amazoniennes ? Pourquoi, cette guerre aux hommes ?

Rivales du mâle, elles veulent, comme les antiques tueuses d’hommes, se substituer à lui, l’éradiquer « plutôt que le compléter, en sacrifiant dans cette folle quête leurs qualités d’amantes et de mère et la chaleur d’âme ». (Paul Diel, le Symbolisme de la mythologie grecque, p. 207.)

Les amazones d’aujourd’hui veulent-elles venger Hippolyte, leur reine mythique qui se donna en dénouant sa ceinture magique au bénéfice du très viril Hercule, qui la flingua, se croyant trahi par elle ?

« L’amazone symbolise la situation de la femme qui, se conduisant en homme, ne réussit pas à être admise ni par les femmes ni par les hommes, non plus qu’elle ne réussit à vivre elle-même ni en homme ni en femme. Elle exprime le refus de la féminité et incarne le mythe de l’impossible substitution de son idéal viril à sa nature réelle. » (Dictionnaire des symboles, p. 28.)

Lysippé brisait les membres des garçons d’Amazonie afin de les obliger à s’occuper des corvées domestiques pendant que les femmes chassaient, gouvernaient et guerroyaient. Les post-lacaniens y verront un syndrome de castration ; pour les érudits, « tout cela attestait un retour au système matriarcal en Grèce, en Asie Mineure, en Thrace et en Syrie ». (Robert Graves, les Mythes grecs, p. 387.)

Mais attention, ces femmes guerrières ne sont pas uniquement de purs produits de l’imaginaire des mythographes. Plusieurs traditions confirment l’existence de femmes soldats en Asie, en Afrique et en Amérique. Au xvie siècle l’explorateur Ornella se battit contre elles sur les rives du fleuve Marañon baptisé pour cette excellente raison le fleuve des Amazones ou l’Amazone. Au même moment on signale en Orénoque « des tribus de femmes masculines de grand courage qui toujours se sont abstenues du commerce habituel avec les hommes, même si ceux-ci, en accord avec elles, viennent à leurs terres une fois l’an pour quelques jours. Les filles qui naissent de ces accouplements, elles les conservent et les élèvent parmi elles pour perpétuer le courage et les coutumes de la nation. » (La France équinoxiale, cité par Jacques de Mahieu, Drakkars sur l’Amazone, p. 14.)

L’explorateur français Henri de Coudreau, qui en croisa encore quelques-unes à la fin du xixe siècle, commente : « Elles ont entre elles des amantes dont elles se montrent fort jalouses, mais elles ne le sont pas des hommes dont elles partagent honnêtement les forces surexcitées. Quand ceux-ci sont arrivés à un état d’impuissance incurable, les femmes emploient ces retraités de l’amour à la culture des jardins et à la pêche. Elles se réservent la chasse et la guerre. » (Ibid., la France équinoxiale.)

On en aurait connu également au Dahomey, disparues lors de la colonisation française déterminée à introduire « la civilisation ».

Désormais, les amazones sont parmi nous. Nous les croisons au quotidien, rarement dans le métro ou les transports en commun ; plutôt dans les bars sélects, les halls des aéroports, les vernissages mondains, les Club Med haut de gamme et sur les courts de tennis, les parcours de golf. Elles font la guerre des sexes, la guerre économique à des hommes de plus en plus fatigués. Elles procréent par insémination, s’accouplent et parfois se marient avec d’autres amazones.

Elles sont cousines des harpies, ces femmes ailées, ces « oiseaux d’orage » décochant leurs flèches contre les héros maudits d’elles ; elles sont filles des Walkyries, femmes mercenaires d’une beauté éblouissante éveillant chez les soldats des passions ardentes vouées à une funeste fin. Mais ce sont elles qui les conduisaient au Walhalla.

Chez Wagner, Brunhilde, l’aînée des neuf Walkyries, filles de Wotan, a voulu sauver Siegmund son héros. Ce sera Siegfried, son fils posthume, qui viendra la délivrer de l’île rocheuse entourée de flammes où Wotan, furieux, exila son aînée.

Combien de Siegfried virils de la tribu des mâles délivreront les nouvelles Walkyries de leurs fantasmes ?

À moins que, toujours imprévisible, le destin n’ait décidé de mettre fin au règne des mâles dominants, des « chimpanzés en rut » vilipendés par les nouvelles harpies : celles qui se déchaînent à New York et sur la toile contre le trop viril DSK qui s’est attiré leur haine. Annonceraient-elles une croisade d’un genre nouveau : la vengeance du sexe faible contre le sexe ci-devant fort ?

Après le règne du politiquement correct voici que semble triompher celui de l’« inféminiment » correct né aux States dans les plus prestigieuses universités dès la fin des années soixante.

Avatar ultime du féminisme militant ou déviation amazonienne passagère ?

Nul ne peut le dire. Il suffit de revoir les films de Denys de la Patellière pour mesurer à quel point la société, la civilisation occidentale a changé. Mireille Darc et tante Yvonne face à Gabin et au Général. Cigarette, whisky et p’tites pépées : tous roulaient en DS profilées comme des sexes féminins ; les déesses auraient-elles changé de camp définitivement ?

Il se pourrait que cette solution ne soit pas franchement idéale.

Edgar Morin, le toujours sage, propose une voie médiane :

« Chaque sexe porte en lui, de façon répressive ou atrophiée, les caractéristiques de l’autre sexe. […] La civilisation humaine est basiquement fondée sur cette complémentarité culturelle. […] Les excès mêmes du néo-féminisme contemporain, dans son exaltation de la supériorité de la femme, contiennent une part de vérité. La civilisation occidentale a trop de testostérone et pas assez de folliculine. »

Et le vieil Edgar de constater que dans quelque société archaïque miraculeusement préservée et, très paradoxalement, en Amazonie, on aurait découvert récemment « un exemple de communauté humaine comportant la complémentarité de la culture masculine et de la culture féminine. » Comme toujours, tout est paradoxe.

Et le même d’en conclure : « C’est bien à un retour de la complémentarité du masculin et du féminin, mais à l’échelle du monde contemporain que nous devrions tendre. » (E. Morin, la Voie, p. 284-285.)

Il se pourrait donc, que comme le temps des cerises, celui des nouvelles amazones ait une fin.

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