Je veux un mouton qui vive longtemps

Véronique Bergen,

Je suis un dieu qui n’a pas besoin de l’Olympe. À l’affût des mortels qui voient en moi une force ignée, je ne contrarie pas les esprits bornés qui me rangent au nombre des divinités ailées. Désireux de combattre mes pouvoirs, on a voulu me chasser de mes terres, limiter mon royaume. C’est oublier qu’à l’instar de la gravité qui vaut pour tous les espaces et tous les temps, mon action n’a ni frontière dans l’étendue ni borne dans la durée. Sans moi, les ébats de la fleur et du soleil, de la pluie et des racines d’arbres céderaient la place à une tragique indifférence. Sans moi, la bouche du nouveau-né vomirait le sein de sa mère, Roméo couvrirait Juliette de son mépris, épandant ses crachats en lieu et place de baisers, Rodin laisserait le marbre à sa solitude, Beethoven jouerait à la marelle avec les sons tandis que la musique se noierait dans la rivière… Sans moi, les pays, leurs frontières au tracé mystérieux, leurs lois, leurs institutions retomberaient en poussière. C’est ce drame que j’ai évité de justesse il y a peu, sauvant in extremis la Belgique de la faillite. On ne me perçoit nulle part ailleurs que dans mes œuvres : comme tout créateur, je tais ma présence au profit de celle de mes créatures et m’impose silence pour exploser dans les corps en fête.

C’est pourquoi je n’ai d’autre choix que de pétrifier quiconque cherche à me voir. C’est pourquoi j’ai dû rendre les yeux de Tirésias aux ténèbres et menacer de mort la Belgique afin de l’obliger à se ressouder. Ardue la tâche du dieu de l’amour qui doit assembler les choses pour qu’elles ne rechutent dans l’informe, combiner les propriétés aux bonnes essences, coordonner le haut et le bas, le mou et le dur, le chaud et le froid. Bien naïfs ceux qui m’attribuent la seule force de l’union, la vertu du lien alors que je dois pouvoir trancher, séparer lorsque les formes de vie l’exigent. Qui saura combien j’ai ralenti l’amour que Narcisse portait à son reflet avant, il est vrai, de les conjoindre à jamais ? Qui perçoit mes efforts pour empêcher le bourdon de se fondre dans l’orchidée, pour interdire à l’enfant le retour dans la nuit maternelle, à la neige le plongeon au cœur de la terre ? Qui se doute des subterfuges dont j’use afin de tenir les astronomes à l’écart de la pluie d’or déversée par les étoiles ? Qui pourra entendre les effroyables paroles dont j’ai dû abreuver sainte Thérèse de peur qu’elle ne s’immole au Tout-Puissant ? Il est vrai que, lors de ma dernière bataille, ce sont les forces de division, les pulsions de scission ravageant la Belgique que j’ai dû combattre. Grâce à moi, grâce à un gambit que je tairai, les soixante-quatre cases de l’échiquier belge ont échoué à voler en éclats, le roi n’a pas été mis échec et mat.

Nul ne sait où je me tiens, nul ne pressent la joie espiègle qui me parcourt quand je déserte les lèvres de Tristan mais éperonne celles d’Iseult, quand je glisse Iago entre Othello et Desdémone, l’anneau maléfique entre la Flandre et la Wallonie. Si toutes les formes me sont permises, je ne puis plus rien pour les possédés qui se sont livrés à moi corps et âme. C’est ainsi que j’ai échoué à tarir les pleurs que Novalis versait sur Sophie von Kühn, que je ne puis arrêter la main du joueur qui caresse la roulette, freiner la rivière en crue qui convoite la plaine, pas plus que je ne suis en mesure de desceller les bouches de Paris et d’Hélène ou de tarir les prières folles dont s’enivrent les soldats de Dieu. Quelques regrets me taraudent pourtant : avoir assisté, impuissant, à la castration d’Abélard, n’avoir pu bondir au secours de Méduse livrée à la vengeance d’Athéna aussitôt que Poséidon l’eût délaissée, n’avoir sauvé Ellénore des griffes de ce mufle d’Adolphe, libéré la religieuse portugaise d’elle-même… Quelque victoire me réconforte : avoir remis en selle le cavalier belge à la double figure…

La dilection du malade pour ses plaies, de l’ivrogne pour ses démons : voilà ce dont on m’accuse. Pointant mes dérapages, mes outrances, on me voit à l’œuvre dans les doigts qui étranglent ce qu’ils ont idolâtré, dans la terre convulsée qui jette ses habitants à bas de sa monture, dans la langue du volcan qui goûte les joies du grand dehors. Méfiez-vous cependant. En butte à vos remontrances, à vos jérémiades, je pourrais marier la nuit à elle-même, le ciel à sa seule voûte, l’eau à ses vagues et faire de Bruxelles une cité fantôme, de ses langues des idiomes défunts. N’oubliez pas que les Romains m’ont oublié en m’accolant à Cupidon, ni qu’Empédocle m’a doublé de mon contraire…

Même la mort ne m’arrête. C’est de posséder un seul nom pour une infinité de postures que, traqué dans ma chair on me réhabilite dans l’esprit, pourchassé de la terre, je suis acclamé au ciel, conspué pour mes délires nocturnes je me retrouve glorifié pour mes salves de lumière. Il n’est jusqu’aux libertins, aux adeptes de la transe perpétuelle ou aux arides chevaliers de la foi à ne se disputer mon héritage. Serais-je cruel d’obliger certaines créatures à attendre leur amant des siècles durant ? Fut-il féroce de ne faire connaître le coup de foudre au polonium qu’après des millénaires de clandestinité, de n’avoir dépêché une Marie Curie plus tôt auprès de cette créature radioactive rétive à s’épancher ? Fut-il cynique de n’avoir éveillé l’atome à la vie qu’au fil de la passion tardive que lui voua Niels Bohr, porté la Belgique à l’existence qu’en 1830 après des convulsions qui auraient découragé toute autre contrée ? Me condamnez-vous de refuser à la banquise l’émoi provoqué par le ballet des œillets et des bouleaux, d’avoir privé de sexe les saules amoureux des naïades, d’avoir intercalé entre Vénus et Saturne un essaim de planètes ternes et inélégantes ? Que n’avez-vous compris que j’ai fait dériver les continents afin que l’Europe enlace à jamais le Proche-Orient, mis à feu la France, les Pays-Bas, l’Espagne pour que naisse la Belgique, que j’impose des éclipses de Soleil au cours desquelles celui-ci s’adonne à ses amours secrètes, que j’ai fait brûler Rome pour que Néron fornique avec le feu et avec sa mère défunte… N’exaspérez pas ma tentation de me retirer, ôtant ainsi à Julien Sorel tant l’inclination pour Madame de Rénal que sa fièvre pour Napoléon, faisant du cœur de Cléopâtre, de Hero, de Sappho, d’Orphée un puits tari, transformant les couvents en cimetières, la Belgique en une mosaïque de déserts…

Si j’excelle dans les échelles cosmiques, je ne dédaigne pas le minuscule. Chaque jour, à l’aube, j’orchestre sans relâche la rencontre de la rosée et des massifs de jacinthes, la timide danse du lion et du coq avant d’ouvrir les forêts ardennaises à la chanson de la pluie des Flandres. À midi, je sacre les noces du jadis et du présent, du vallonné et du plat, du ver à soie et de la géométrie, de la première lettre et de la dernière chose, des cristaux de l’enfance et de la lumière du Big Bang. Le soir, concoctant mon plat principal, je préside à la fusion des dieux, des hommes et des bêtes, sans jamais décourager les amours entre règnes, sans craindre de féconder L’Agneau mystique par le Herscheur, Tintin par Thijl Ulenspiegel. Là où la morale commence, je m’arrête. Nul jugement ne s’attache dès lors à cette constatation appuyée sur ma longue expérience : à trop aimer, l’on devient ce dont on raffole. J’ai vu des mathématiciens se changer en chiffres, passer dans la solution de leur problème, des compositeurs disparaître dans des tribus de notes, des rochers acquérir la texture de la mousse qui les lèche. J’ai vu la lune, éprise de son image, passer dans le miroir, le croyant réintégrer le ventre de Dieu, le corps de l’archéologue se scarifier de hiéroglyphes, des politiciens belges se noyer dans des chicanes linguistiques à la syntaxe peu mallarméenne. Qui trop étreint embrasse à côté des lèvres et se dissipe en mon nom. Qui m’aime me précède. Si j’en venais à me retirer, vous ne pourriez plus imaginer le visage du monde car l’imagination est mon enfant.

Tenace a été ma tentation de déserter certaines régions, de les laisser retourner à l’anarchie, leur ravissant leur droit à exister, leur couronne, les concerts de langues qui agitent leurs champs et leurs fleuves. Cette fois-ci, je me suis ravisé, laissant les côtes du Nord dialoguer avec les forêts des Hautes-Fagnes, la flèche du temps continuer son ouvrage, la Meuse et l’Escaut couler en un même lit couleur pourpre. Pour l’heure, c’est mon souffle qui relie en un même arc-en-ciel Rubens et Magritte, Dotremont et Panamarenko, Rops et Jan Fabre, Hugo Claus et Michaux, Vésale et le chanoine Lemaître, Mercator et de Duve, César Franck et Arno. Je contemple la liesse de ceux qui, sûrs d’avoir assisté à la mort de leur pays, célèbrent sa miraculeuse résurrection ; je me méfie des sceptiques à l’affût d’une nouvelle catatonie, prophétisant le devenir cadavre du royaume. Embusqué, je laisse les camps s’affronter, les conservateurs frileux clamer que la navigation continue comme avant, que d’avoir frôlé un récif n’impose pas un nouvel art de bourlinguer, les réformistes prudents qui, sentant que les vagues ne seront jamais plus vraiment les mêmes, se lancent dans d’inédites techniques de surf quand ils ne testent pas des gréements, des manœuvres de cordage, de démâtage que ne répertorie aucun livre. Il est vrai que je me détourne tant des mélancoliques et autres atrabilaires que des exaltés de la destruction qui, planifiant un prochain attentat, s’activent à fomenter un meurtre sans bavure, tout au dépit ou à la rage d’avoir raté de peu un fabuleux enterrement. Je suis résolument du côté de l’aube et non point l’adepte du crépuscule. Les estampes de fin de règne où la sève ne bondit plus que dans le souvenir me révulsent.

C’est pourquoi, c’est aux révolutionnaires et aux rêveurs que va ma préférence ; ce sont leurs efforts pour dresser un festin ne puisant dans aucune recette officielle que je seconde. Moins mus par la science des dosages, l’équilibre des proportions, la compatibilité entre corps chimiques que par une expérimentation alignée sur l’esthétique, ils avancent une nouvelle syntaxe toute en audace, une grammaire de l’espace public qui ne ressemble en rien à celle qui a cours dans les pays voisins. Non que leurs bricolages m’amusent, mais parce qu’ils fécondent le politique par les vertus de l’art et placent le jeu plus haut que les règles, ils ont ma faveur. N’ayez crainte : la vieille chimère de façonner le politique comme une œuvre d’art, l’alignement de la cité sur Wagner, la fièvre des grands bâtisseurs leur sont étrangers. L’esprit en avance sur les faits, ils manient les idées comme des pinceaux, comme des plumes, sans enserrer la vie dans le filet des chiffres et des formes marchandes, toujours un peu visionnaires, fidèles à un sens de l’improvisation qui ne laisse aucune réplique à la mort. J’admire leur habileté à construire une fontaine, un parc, une place, laquelle habileté fait songer à l’attention que les musiciens portent aux transitions, aux glissements d’accords ; je me réjouis de voir les écoles tenir par le souffle de la découverte et non par la seule vertu du mortier, les prisons, les abattoirs se dissoudre dans la brume, les arbres se planter au milieu des tunnels ou sur la tête des parlementaires ancien style, les usines désaffectées emportées par des oiseaux migrateurs, les abbayes échanger leurs pierres avec celles des mosquées. Derrière eux, ils ont laissé le clan des cauteleux, partisans des monotones unités de temps, de lieu et d’action, le clan des facétieux joueurs de poker aux transes baroques, mais aussi la tribu des monomaniaques inoculant leur pathologie sécessionniste à la population. Dans leurs cuves, la noyade ne frappe que les faux prophètes et paix est laissée à ceux qui désirent vivre couchés. Peut-être est-ce moins les choses qui ont changé que le regard que, sur elles, ces hommes portent ? Peut-être une lanterne magique s’est-elle fichée au fond de leurs orbites, remettant à flot une réalité qui semblait irrémédiablement ensablée ? Si le bruit des commencements a la fraîcheur du vent, il tourne vite à la fièvre, à l’embardée des sens, comme ces amours qui tuent la cire par la flamme. C’est pourquoi je veille sur ces acteurs qui ont jeté aux orties les didascalies anciennes, qui esquissent sourires et rires avant même le lever des visages, qui mettent la phrase avant le mot.

J’aime à tendre l’oreille et saisir au vol des bribes de leur opéra en gésine. Dessine-moi un mouton. Non ! Celui-là est déjà très malade. Fais-en un autre. Tu vois bien… ce n’est pas un mouton, c’est un bélier. Il a des cornes. Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps. Ça, c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans. C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton ! Parce que chez moi c’est tout petit… Une conviction me guide : ce pays naviguera parmi les étoiles lorsqu’un étrange petit prince foulera son sol. Seuls ceux qui sentent la texture, les couleurs, le rythme du présent et parient pour l’ouvert ont chance de dessiner le visage de l’avenir. Seuls ceux qui écoutent la pierre avant de lui appliquer la truelle dialoguent avec la poésie de la glaise. Pour eux, demain c’est aujourd’hui. Nul ne sait si cette nation sera au rendez-vous que lui offre l’Histoire, si cette heure-ci est la bonne ou si toutes le sont pour qui détrône les businessmen, les allumeurs de réverbères, les vaniteux et les ivrognes par des rires de météore. Nul ne peut prédire si le mouton mangera ou non la rose, si le petit prince plantera sa chevelure d’or sur la septième planète, celle de Van Eyck et d’Hergé.

De caractère instable, je ne puis garantir qu’au prochain séisme qui étreindra ce royaume ma clémence sera au rendez-vous. Je suis un dieu qui n’a pas besoin de l’Olympe. Dans la première enceinte du temps, brillent les astéroïdes 325, 326, 327, 328, 329 et 330. Mais je n’ai d’yeux que pour la rose orgueilleuse qui a fait pleurer le soleil. L’insurrection sera fille de la beauté, les huit lettres de la Belgique le principe de sa création. Quand la nuit rogne les ailes du jour, une colonne de lumière sourd de la voix qui chantonne « je veux un mouton qui vive longtemps ».

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