A.M. gewidmet

Un matin, à son lever, il découvrit que son champ de radis était vide. Tous ses radis avaient disparu, son terrain était complètement dénudé et ressemblait à un immense terre-plein chauve, dépourvu du moindre moignon de végétation. Il n’en crut pas ses yeux mais, après les avoir frottés et refrottés à plusieurs reprises, il dut se rendre à l’évidence : il n’avait plus un radis.

La panique s’empara de lui. Il était radivore exclusif, et l’idée d’être privé de sa nourriture de prédilection lui faisait horreur. Déjà il avait dû supprimer, il y a quelque temps, le beurre qui accompagnait d’habitude son aliment préféré, toutes les vaches dans son entourage ayant été massacrées, au nom du principe de précaution, à cause de la menace de l’ESB. Quant à importer le beurre de contrées lointaines, cela aurait coûté trop cher en radis.

Mais qui avait bien pu lui subtiliser tous ses radis ? Ses voisins les plus proches n’en étaient guère friands. Tout au plus en croquaient-ils un de temps en temps en guise d’amuse-bouche, car ils étaient plutôt du genre choucroute ou asperges. Il imagina un cataclysme naturel. Mais la nuit avait été paisible, et il n’avait pas entendu le boucan produit par des éléments déchaînés. Pas davantage n’avait-il ouï des murmures humains sous sa fenêtre. Comment des hectares de radis pouvaient-ils s’être évanouis si radicalement.

Il alla demander audience au Grand Jardinier. Celui-ci trônait dans son palais rempli de légumes de tous poids, couleurs, dimensions, saveurs et usages culinaires : des courgettes, des aubergines, des poireaux, des céleris, des asperges, des carottes, des petits pois, des topinambours, des navets, des laitues, des pommes de terre de diverses variétés (rosas, bintjes, charlottes, cornes de bique, grenailles, etc.), des salsifis, des scaroles, des endives, des haricots, des épinards, des patates douces, et on en passe, et même des tomates, ce qui indique que le Grand Jardinier avait tranché dans la question épineuse de savoir si la tomate était un fruit ou un légume. Il accueillit notre radicole de manière fort aimable :

— Quel bon vent t’amène ?

— Je viens, ô Grand Jardinier, me plaindre auprès de vous. Ma culture de radis a disparu du jour au lendemain.

(J’ai oublié de signaler que dans l’éventail des légumes qui garnissaient le palais du Grand Jardinier figuraient aussi des radis.)

— Je sais, dit le Grand Jardinier, c’est moi qui les ai confisqués. Tu ne m’avais pas payé les graines, je me suis servi, car la Justice doit triompher dans le Monde des Légumes.

— Mais de quoi vais-je vivre alors ? Je n’ai plus un radis pour me racheter des radis.

— Essaie le raifort. Mais je te préviens, tu devras le vendre à un prix cassé, et tu ne seras pas payé en radis, mais en raifort, ce que les Belges appellent le ramonache. Ramonache et cocufiage sont les deux mamelles de l’économie légumière mondiale.

L’ex-radicole s’en retourna chez lui, tout penaud. Pour s’acheter du raifort, il dut emprunter des radis au Grand Jardinier, qui les lui vendit au prix fort, avec défense d’en prélever pour ses besoins personnels. Voilà comment le pays des radis devint celui du raifort. Jusqu’au jour où l’exploitant constata que ses plantations de raifort avaient complètement disparu pendant la nuit. Il se rendit encore chez le Grand Jardinier, qui lui imposa de se convertir au rutabaga.

Partager