Il doit donner ses affaires personnelles. Il est pieds nus. Il est d’ailleurs gêné que les autres voient l’état de ses pieds. Ici, pas de temps pour les états d’âme, il doit passer à la fouille physique, après le détecteur. « Écartez plus ! », lui lance le vigile qui palpe sa cuisse. Edmond-Jean essaie l’humour pour établir un contact. Sans succès. L’inspection n’a rien donné. Il est donc autorisé à remettre ses chaussures et à boucler sa ceinture. Il est embarrassé d’attacher la ceinture de son pantalon au milieu de tant d’yeux. D’habitude, il réserve ces gestes à lui-même ou à la femme à qui il vient de rendre un charnel hommage. Une légère nervosité l’oblige à s’y reprendre à deux fois. Il se sent rougir. Il rejoint les autres qui marchent en file pour attendre plus loin alignés en rangs. Ils sont des dizaines. Les lumières crues les rendent blafards. Tout le monde obéit aux gardes sans se poser de question. Edmond-Jean appréhende un peu le transport. Mais, il se plie à ce qui lui est demandé. Il est obéissant. Cela lui paraît même normal. C’est une question de sécurité.

Il fallait payer plus cher s’il voulait une place particulière et s’il ne voulait pas être bousculé comme du bétail. Mais, pour lui, c’était de l’argent gaspillé. Il avait déjà de la chance d’être là. Et surtout il n’appartenait pas à ce public qui s’accorde le droit de passer devant les autres et croit tenir le monde du bout de son portefeuille.

Installé à la rangée 16 côté hublot, Edmond-Jean allait enfin rejoindre des amis pour une semaine de vacances. Il avait économisé. Il avait décompté les semaines qui l’en séparaient et il était enfin là, prêt à partir. Il avait fait attention à la présentation de l’équipage, aux consignes de sécurité et aux informations concernant le vol. Il avait écouté attentivement chaque annonce, dans les trois langues. Il écoutait ensuite, avec la même concentration, celle concernant le rappel de la ceinture obligatoire au décollage. Puis, celle pour annoncer le passage d’un choix de restauration. Par la suite, celle qui proposait la participation pour dix euros à une tombola dont les bénéfices viendraient en aide aux enfants africains. Après, celle sur les cigarettes électroniques. Enfin, celle qui avisait de la vente de multiples parfums et autres accessoires de luxe indispensables. Toutes ces annonces faites, la boucle reprenait déjà vers celle du rappel de la ceinture à attacher pour l’atterrissage, les informations concernant l’arrivée, les remerciements de l’équipage, et le sommet, celle où celui-ci se félicitait de son arrivée dans les temps à coups de sonneries de trompette. Le vol n’avait été qu’un grand effet d’annonce scandé par quelques secondes de silence relatif.

Délivré de l’appareil, le voyage d’Edmond-Jean ne s’achevait pas encore. Il avait devant lui quelques heures d’escale. Alors qu’il pensait suivre tranquillement les panneaux « transit », une hôtesse l’aborde et lui demande de rejoindre un comptoir situé sur la gauche. Là, un agent moustachu lui donne des instructions dans un anglais approximatif. Edmond-Jean doit se plier à une nouvelle série de paperasseries, une occasion renouvelée de montrer patte blanche. Dans les cases trop petites du formulaire, il décline pour la troisième fois son identité, son adresse, sa date de naissance et une multitude d’informations qu’il a déjà données. Il juge ces demandes stupides, comme s’ils ne savaient pas déjà tout sur lui. Il enrage de devoir différer le moment où il pourra s’installer tranquillement pour lire ses journaux. Un avion n’offre pas assez de place pour lire confortablement. Il craint toujours de chatouiller le nez de son voisin avec une page de journal.
Sous les yeux de l’agent dont les cheveux de paille ont la même consistance que sa moustache, il remplit le formulaire avec la mauvaise volonté d’un écolier devant ses devoirs de vacances. Il écrit mal et écorche son adresse e-mail pour se protéger de publicités encombrantes et de questionnaires de satisfactions chronophages. Ces questionnaires assurent ne prendre que quelques minutes, mais finissent toujours par engloutir le temps de lecture de deux articles intéressants. L’écorchure de son adresse sera son infime vengeance tant que la situation ne lui en autorise pas de plus grande. Il tend, de mauvaise grâce, le formulaire complété à cet agent qui, pour parfaire son style, a les dents qui se chevauchent. Edmond-Jean s’interroge sur l’escroquerie qui se tient en embuscade dans le dépliant qu’il lui tend en échange du formulaire. Le dépliant est accompagné d’une carte de membre dont le logo est une boule bleue. Ce n’est ni un visa, ni un droit de transit, ni une carte d’embarquement. Est-ce un abonnement à un bulletin promotionnel ou un programme de fidélité quelconque ? Sa méconnaissance de la langue locale réduit sa compréhension du prospectus. Il comprend cependant, dans le fouillis des couleurs criardes rehaussées de la boule bleue, qu’il bénéficie de dix pour cent sur tous ses achats dans l’aéroport et de l’accès à un lounge. Il se demande ce qui se cache derrière cette boule bleue. Alors qu’il est toujours face à l’homme aux cheveux de paille, il reçoit un texto qui lui confirme son affiliation. Il sourit en voyant l’adresse e-mail erronée qui s’affiche sur son écran. Narguant l’homme à son insu, il le regarde avec un sourire niais. Cette douce sensation offerte par une revanche le délecte. Cette formalité accomplie, il va enfin pouvoir partir en quête d’une place pour lire ses journaux. Pendant de trop longues minutes, il longe des portes d’embarquement, remonte les halls de l’aéroport, traverse une kyrielle de magasins hors taxes aux lumières aveuglantes et contourne des bars où le café s’affiche à trois euros quatre-vingt. Il lorgne des sandwichs qui se flattent d’être bios et dont ce statut justifie sans complexe les huit euros soixante exigés. À ce prix, Edmond-Jean préfère jeûner. Plus loin, des odeurs de parfum détaxé s’engouffrent dans ses sinus pour être tempérées plus tard par celles d’articles de maroquinerie aux couleurs à éclater les pupilles. Les teintes des valises et autres accessoires de voyage de la boutique voisine ressortent de la même palette. Cette myriade de couleurs tapageuses lui pique les yeux. Mais son plaisir contrarié ne s’arrête pas en si bon chemin. Il se voit encore enjamber des valises tendues comme des pièges, manquer renverser un enfant, slalomer entre des couples errant à contre-rythme et fuir les odeurs de sueur. Tout le long de son trajet, les annonces s’enchaînent et le poursuivent : passagers attendus, vols sur le point d’ouvrir l’embarquement, vols qui décollent, retardataires que l’on abandonne…

Au moment où il pense trouver enfin, au bout d’un long enchaînement de portes d’embarquement, une place non convoitée, dans un coin où il sera tranquille, il repère, sur la droite, la boule bleue de sa nouvelle carte d’adhérent. Elle est brandie, comme un étendard, sur une double porte vitrée. Il y voit un appel auquel il ne peut résister. Une pointe de curiosité le pousse à franchir la double porte automatique teintée quitte à perdre quelques minutes supplémentaires de lecture.

Il est immédiatement conquis par la fraîcheur du lieu. Face à lui, se dresse un comptoir. Derrière celui-ci, se tient un homme jeune, aux cheveux coupés court et au costume coupé juste. Au cliquetis d’ouverture de la porte, il se lève. Va-t-il le refouler ? Lui demander ce qu’il vient faire ? De quel droit il entre dans ce lieu ? Au contraire, l’homme lui demande, avec déférence, sa carte d’affiliation. Il chuchote pour ne pas déranger les trois personnes assises plus loin. À quelques mètres, sont assis un couple plongé dans ses lectures et un homme en costume gris clair sirotant un whisky. Le lieu est aseptisé de tout bruit et de toute agression visuelle. Le contraste avec l’extérieur est criant. De ce côté de la porte, tout est blanc ou gris perle dans une agréable harmonie de tons. Le jeune homme remercie Edmond-Jean et ponctue l’échange par un « je vous en prie » en lui indiquant, dans un mouvement ample, l’espace qui s’ouvre à lui sur la gauche et sur la droite. Edmond-Jean a l’embarras du choix. Il cherche des yeux le fauteuil qui lui siéra le mieux. Cuir ou daim ? Gris clair ou gris foncé ? Il en choisit du daim gris clair, à l’écart pour respecter l’accord tacite de quiétude. Il retire sa veste et pose son sac le plus délicatement possible. Il est embarrassé par son bermuda. Il ne semble pas correspondre aux standards du lieu qu’il observe, avec discrétion, dans l’espoir d’en déceler les codes. Les fauteuils et les tables basses sont bordés par un bar plus fourni qu’un rayon de supermarché après le réassort : sandwichs, snacks, pistaches, chips, gâteaux, fruits… Derrière le bar que personne n’occupe, jus de fruits frais, mille parfums de thé, grands crus et alcools plus vigoureux, machine à café comprenant, en plus de toutes les versions italiennes de café, l’inimitable café ginseng… sont disposés.

Presse du jour, accès internet, rang de prises de courant pour recharger les appareils électriques sont mis à disposition… L’aile de gauche est consacrée à une salle de cinéma projetant un documentaire sur la civilisation latine.

Il est étonné de ne voir aucun serveur à qui passer une commande. Peut-il se servir lui-même ? Doit-il attendre que quelqu’un arrive ou demander au réceptionniste ? Il se plonge dans son journal afin de gagner du temps pour comprendre le mode de fonctionnement du bar. Tout est silencieux. Pas même une note de musique.

Après une dizaine de minutes, un des trois congénères, celui en costume gris, s’articule. Il s’aventure près des jeux vidéo. Les jeux aussi sont muets. Il faut tendre l’oreille pour entendre le cliquetis de la manette. Le silence procure à Edmond-Jean une sensation d’inquiétante étrangeté, comme si quelque chose de grave allait arriver. Il ignore depuis combien de temps il n’a pas éprouvé un tel silence. Il a l’impression d’évoluer en plein rêve. À l’abri des épaisses vitres fumées, les annonces d’embarquement hurlées dans les haut-parleurs ne s’entendent plus. Seule la lumière du jour filtre. Il ne se souvient pas que la campagne pouvait offrir tant de silence. Ici, pas de chant d’oiseau, pas de clocher au lointain, pas de craquement de branche. Rien. Seul le silence, comme s’il s’était agi d’un monde irréel.

Après de longues minutes, quelques sons viennent troubler ce calme : le bruit d’une tasse se posant et les pas d’une serveuse. Emballée dans un tablier et coiffée d’un bonnet de coton, elle vient regarnir le bar de nouvelles denrées chaudes. Le lounger amateur de jeux vidéo continue, sans sourciller, à jouer au tennis avec sa manette silencieuse. Visiblement, le style de l’établissement n’autorise pas des jeux exhibant de gros malabars armés, tirant sur tout ce qui bouge et fêtant chaque cadavre à force de cloches ou sonnettes. Le joueur entame un nouveau set avec un calme olympien pendant que la serveuse arrange, avec art, fruits et autres gourmandises. Quand elle s’en va, comme s’il attendait ce signal, le joueur de salon rejoint le bar. Il se compose une assiette fournie, se sert un verre de vin et rejoint sa place. Le couple, assis passivement jusque-là, cède à la tentation et suit le mouvement. Il suffisait donc de se servir simplement, sans signifier à personne ce que l’on prend, sans payer. Edmond-Jean a du mal à y croire. Quel est le modèle d’affaires qui soutient ce lieu ? Comment tout ce luxe peut-il être gratuit ?

Devant tant d’insolite, il se demande s’il s’agit d’une observation du comportement humain face à la gestion libre des ressources. Il se dit que des scientifiques ont peut-être sélectionné au hasard un échantillon de personnes en les appâtant avec un programme factice de fidélisation. D’autre part, le documentaire sur la civilisation latine lui fait plutôt soupçonner une initiative d’élévation des masses. Peut-être est-ce bien cela : une expérience d’élévation des consciences. Cela dit, les deux expériences ne lui semblent pas incompatibles. À une époque où les foules sont endormies par les jeux télévisés, assoupies par la bière, étourdies par le tourisme de masse, le gouvernement tente d’analyser si un environnement confortable, libérant de toute contrainte, est propice à l’élévation des consciences et à une juste répartition des ressources. Mais Edmond-Jean balaye ces pensées, craignant de glisser dans une science-fiction paranoïde.

Par un irrépressible ressort humain de mimétisme, il approche, lui aussi, du bar, se sert une bière et saisit quelques pistaches. De retour à sa place, il ne parvient à en profiter pleinement. Il épie les autres et enlève les coquilles des pistaches presque clandestinement. Il s’inquiète qu’une addition qu’il ne pourrait honorer lui soit remise à la sortie. Peut-être que les consommations sont automatiquement déduites de la carte de crédit utilisée pour réserver son vol. Toutefois, le réceptionniste n’a pas l’air préoccupé par les consommations des uns et des autres. Il reste imperturbable, les yeux fixés sur ses deux écrans d’ordinateur. À se demander quel type d’activité, nécessitant deux écrans, peut le tenir si absorbé. Peut-être que, reliés à des caméras, les écrans affichent en temps réel les consommations prises.

Edmond-Jean suit le mouvement, devenu régulier, d’allers et retours vers le bar des trois autres passagers et finit par s’y faire. La gêne s’étiole et fait place à un certain plaisir. Il va jusqu’à se resservir. Regardant distraitement, une coupe de champagne à la main, les coques gisantes de ses pistaches, il commence à apprécier le fossé établi entre les passagers du lounge qui reçoivent tout et ceux, de l’autre côté de la vitre fumée, qui paient tout. Sous une lumière tamisée, entouré de murs monochromes sans publicité, sans écriteau, pas même ceux imposés par les normes européennes, l’étonnement disparaît et un sentiment de normalité se distille dans ses veines à l’allure de la vodka dans son sang. Souriant d’abord à l’homme courtaud qui vient récupérer ses verres vides pour les remplacer, il finira par ne même plus s’apercevoir de son passage, comme il ne voit déjà plus son bermuda. Il s’abîme dans son fauteuil gris à mesure qu’il s’abandonne au luxe. Il se sent ramollir.

Quand le réceptionniste vient l’informer qu’il est attendu pour l’embarquement dans une vingtaine de minutes, il s’était totalement fait à cette nouvelle vie d’opulence, de services, d’affranchissement, de calme… Si bien qu’au moment de partir, sans hésiter cette fois, il prend encore une dernière bière fraîche et quelques provisions qu’il glisse dans son sac à dos. Au moment de passer devant le réceptionniste, une peur irrépressible le saisit au ventre. Il se souvient qu’il n’appartient pas à ce monde et qu’il n’en a pas les moyens. Il baisse les yeux pour éviter son regard. Il craint d’être interpellé pour payer. Il accélère le pas. En passant la double porte, déjà happé par la chaleur et le vacarme de l’aéroport, il entend un good-bye derrière lui.

À son retour, le lounge n’était plus là…

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