Psychopathologie de la vie quotidienne

Jacques De Decker,

Quel fut exactement l’impact de ce livre étrange au moment de sa parution ? On peut gager qu’il eut le destin des ouvrages savants : il fit quelques remous dans la profession, il intéressa les curieux, dut alimenter la rumeur dans les cercles mondains qui se piquaient de science. Furent-ils nombreux, ceux qui mesurèrent que venait de paraître l’une des plus lumineuses percées dans le fonctionnement de notre vie intérieure ?

Cette « Psychopathologie des Alltaglebens » parut donc il y a exactement cent ans, à l’aube de ce siècle que nous venons à peine de quitter. Il y a déjà dans ce titre, qui confronte une notion médicale, la psychopathologie, à la désignation de la banalité de nos jours, cette fameuse « vie quotidienne », comme un choc poétique : Freud a dû mesurer cette collision du clinique et de l’ordinaire, cette contradiction volontaire, en grand écrivain qu’il était. Au fond, dans cette étude, il y insiste d’ailleurs, il ne se penche pas sur des maux majeurs, ils veut plutôt montrer que dans qu’il y ait de quoi s’inquiéter, sans qu’il faille en appeler à la médecine, fût-elle de l’âme, nous sommes sans cesse en proie à des phénomènes minuscules, à de petites dérèglements qui indiquent que l’inconscient, ce continent qu’il s’est ingénié à explorer, se livre à ses dérives.

Avec un livre comme celui-ci, ou comme « Le jeu de mots et ses rapports avec l’inconscient », Sigmund Freud plaide subtilement pour sa chapelle. Il met le bon sens, et les rieurs aussi, de son côté. Très habilement, il gagne à sa cause ses plus irréductibles opposants. Les sceptiques, les ironistes, les ricaneurs, il les prend de revers. Il leur montre que même leurs sujets de plaisanterie confirment ce qu’il avance. Un président d’assemblée a-t-il déclaré qu’une séance était close alors qu’il étant censé l’ouvrir ? Il dit à ceux qui s’en gaussent que cette méprise indique un désir secret, celui que cette corvée fût déjà révolue, et rend ce fait anodin encore plus significatif et, d’une certaine façon, plus drôle encore, car il nous révèle le souhait clandestin de ce notable, celui d’être rondement débarrassé de ce qui lui pèse déjà, et de pouvoir se livrer à d’autres occupations, plus affriolantes peut-être. Du coup, sous l’écart de langage, se révèlent des perspectives inouïes…

En réalité, Freud s’amuse, et dans le même temps, il amuse la galerie. IL n’est pas de meilleure stratégie pour se faire des amis et, dans son cas, des adeptes. Il y a du prosélytisme dans ce livre, qui se sent aussi dans sa manière de ne jamais hausser le ton, de s’en tenir au registre de la conversation courante. Il avance résolument, avec la certitude tranquille de celui qui sait de quoi il parle et qui est convaincu du bien-fondé de sa cause. Et, surtout, il fait confiance à la sagacité de son lecteur, en n’assénant pratiquement pas de théories, en multipliant plutôt les exemples, et en comptant sur la faculté de déchiffrement de celui qui l’écoute. Cette méthode inductive tient à la fois de la maïeutique et du talent de conter. Freud devait être un étonnant blagueur : la manière dont, par exemple, il relate les efforts que déploie le dramaturge Wedekind pour faire dire par un acteur un mot qu’il n’arrive pas à prononcer et qu’il remplace sempiternellement par un autre, est irrésistible.

Ce livre tient, par l’abondance de ce que l’on pourrait appeler ses travaux pratiques, du recueil de contes ou de nouvelles. Il relève dès lors, et pas seulement parce qu’il est admirablement écrit, de la littérature, et même de la littérature de génie. Est-il si étonnant qu’il ait à ce point stimulé la créativité ? Jamais, depuis que la nouvelle formule de Marginales a été mise en place, les textes n’ont si rapidement déferlé. Et bien des auteurs repris ici se sont particulièrement réjouis du thème suggéré. C’est que Freud, effectivement, abordait un domaine dont les écrivains se sont toujours délectés, eux qui ne l’avaient pas attendu pour détecter les lapsus, ces révélateurs langagiers de nos plus secrètes pulsions, les actes manqués qui jalonnent les « innombrables récits du monde » comme disait Barthes, les souvenirs-écrans, comme le maître viennois les appelle si joliment, et dont il y aurait moyen d’établir une sorte d’anthologie pré-freudienne. D’une certaine manière, ce petit traité qu’on ne peut lire que dans le ravissement, est une sorte de boîte à outils littéraire. Et les auteurs réunis dans ce numéro ne s’y sont évidemment pas trompés.

Marginales a, dès le démarrage de sa deuxième vie, voulu se consacrer exclusivement à l’écriture de création, laissant le champ de la critique ou du commentaire à d’autres. Mais l’intention seconde étant de montrer que par la fiction l’on peut parfaitement gloser autour d’un livre. En voilà la démonstration, à propos d’un traité qui, se donnant pour scientifique, est déjà lui-même imprégné de fiction. Juste retour des choses, tout compte fait…

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