Puisqu’il y a le feu !

Chantal Boedts,

Toute personne qui pense fortement fait scandale.

Honoré de Balzac, Pensées.

La cloche sonnait dans le préau, elle vit l’oiseau des augures descendre peu à peu les étages entre les fêlures du son, chaque tintement se dissolvait dans l’air, elle était en dehors de la grille, les pieds dans les flaques aux reflets de savon ; quelques feuilles y moisissaient. Elle faillit glisser, se rattrapa tant bien que mal d’une grimace.

La maison ne dormait pas encore, le père dans le fauteuil, marmonnait se balançant.

Elle avait décidé de méditer, la terre attendrait. Les embarcations princières, les tribunes onusiennes, les crachats sur ses 15 ans, rien ne serait plus comme avant. Elle regardait descendre une araignée, comme un chagrin tissé maladroitement entre l’utopie et l’adversité.

Le père sortit de ses songes, le portable entrouvert laissait filtrer une lumière bleuâtre obsolescente, les bulles sonores des notifications surgissaient dans l’atmosphère, insolites et dérangeantes. Il fit un rictus malhabile, le même notais-je que celui de sa fille.

La programmation de la soirée était prévisible : repas frugal protéiné, cruche d’eau filtrée, légumes racines. Ambiance à la Knut Hamsun.

La mère participait de cette religion d’estomac, de chiche et de faim. On distinguait dans l’embrasure de la porte qui menait à la cuisine sa longue tresse brune qui balayait le creux de ses reins, elle s’activait à rincer les éléments du potage avec une brosse drue en bois à tête de crin.

Depuis quelques jours j’arpentais la région sur le web en quête d’indices, je cherchais alentour de la maison de Greta des signes déclencheurs alarmistes, quelque chose d’inhabituel qui pourrait intéresser un lecteur. Google Maps me renvoyait une image nuageuse, un dédale de rues, je cherchais son adresse, je rêvais cotonneux, incertain. L’actualité prolongeait mes sautes d’humeur, j’avais l’impression qu’une marée humaine avait accouché d’un souris.

Mes pas avaient des flammes aux pieds, mes pensées se nommaient cathédrale. La combustion d’une tour sinistrement sacrifiée, bûcher des vanités sans commanditaires, étreignait de ses volutes les pâleurs du couchant. Je trouvais dans ces énergies de mort et de renouvellement, une farouche envie de libération, tentation de boire un alcool sec, sentant le sapin carbonisé, j’éprouvais ce tiraillement dérangeant entre bien vivre et mieux être.

J’avais passé l’été à Clitourps, loin de tout, emmuré dans les énigmes, à rédiger des historiettes.

Je soulevais désormais chaque phrase, je retournais chaque caillou, réveillé des songes muets qui avaient accablé mon été caniculaire.

Un silence liquide disputait la place aux indécences du sommeil. Med ne s’éveillait plus, elle s’enfonçait dans ses songes. Un cygne blanc tournait dans l’étang de Clitourps. Le curé qui ramassait encore les bribes de ses verbes, hantait les coins de sa paroisse, écrasant les cailloux de ses lourdes semelles. Un bruit de clapet se fit entendre, le curé sursauta comme un squelette étouffé dans le gras, mis en saucisse dans les boyaux d’une soutane, ses bras se soulevèrent comme les deux pendants d’oreilles d’un cocker, puis retombèrent en désordre sur sa panse en l’épousant d’un frottement poisseux. L’odeur du tabac mêlé à la sueur accumulée dans les interstices du tissu faisait des escapades tournantes sous ses aisselles tiédies par les vents coulis. On entendit craquer la coquille d’un escargot, le cygne tourna son col d’un mouvement de ressort de vieux sommier, puis retomba piquer de la tête dans l’eau, pour croquer la cuisse d’une grenouille. Le curé acheva son parcours dans l’allée du cimetière, le vent s’en prenait à ses jupes mortifères, l’ourlet caressait au passage les chaînes rouillées qui délimitaient les parcelles des allées. L’escargot traumatisé s’accrochait encore malgré lui au crêpe des semelles, les restes de sa coquille se cachaient terrorisés dans les cailloux tourneboulés. Une rose trémière qui exposait fièrement ses arrondis en corolles, remit de l’ordre dans ses émotions contemplatives, secoua ses pistils en se grisant de ses propres essences. Nul n’avait remarqué que le clocher avait tourné, c’était trop Haut.

Med n’était pas revenue, pour une fois. La chambre des parents resterait vide.

Pourtant tout l’été la rumeur, les médias, bruissaient d’elle, chaque degré qui grimpait dans l’azur s’accrochait au fil du récit, je rêvais de croisières mais c’était à la manière d’un Corto Maltese, mes images mentales s’entrechoquaient, se frottaient entre elles, j’imaginais Greta au milieu des mouettes, dans un tourbillon océanique, nerveuse et tendue se douchant d’un seau d’eau de mer.

Lucifer ne donnait plus de nouvelles, écarté par la morale anti-gaspillage, le paquebot glissait sur une mer tempérée, tout au plus le haussement de ses épaules ravivait quelques volcans dont les rejets organiques granuleux et piquants retombaient sur les corps luisants de bergasol des estivants. Certains plus hauts que d’autres s’exposaient tels des vers gloutons au soleil des croisières. D’autres cachés dans des grottes organisaient des feux improvisés, à base de bouteilles à usage unique. J’observais le détail d’une fumée âcre qui léchait les murs de la grotte. Surgies des résidus de plastique, les ombres se dispersaient unes à unes comme elles étaient venues. La procession des stewards sur le pont occupait les journées oisives, les échos des machines à sous du casino surplombaient les secrets services effectués nuitamment dans les soutes à bagages. Le piano jouait toujours, seules les mains qui parcouraient ses ivoires changeaient. La liste des caprices de la clientèle affluait au bar, le miroir imposant trahissait les gestes souvent exaspérés du personnel, livrait des complicités d’étiquettes à partir du dessous de comptoir, un sirop s’enflammait pour quelques degrés avec un alcool complètement détaxé. Sur le pont quelques bouées margotaient les dernières nouvelles de la Méditerranée. On aurait vu passer un lecteur du Canard Enchaîné, plus loin un exemplaire de Monsieur Ouine, esseulé et transi ronflait dans ses pages, ses personnages réduits au silence attendaient le Messie, rongés par le doute, envisageant la fin de carrière de leurs voix singulières. Une femme à palmes vissait son tuba, sa combinaison en polystyrène détonnait parmi la nudité volage des estivants, elle semblait déterminée à accomplir une mission. Passant devant le capitaine qui étalait son poitrail touffu entre deux boutons de chemise éreintés par la tension de ses mamelles plates et musculeuses, elle lui fit un signe bizarre échappé d’une grille de cruciverbiste et s’enfila dans les longueurs capitonnées du yacht. C’était avant qu’ils n’arrivent.

La canicule brouillait les pistes et j’envisageais Med, comme une sorte de Greta éloignée, entraînée, mariée par les forces obscures du complot.

Tandis que le monde proclamait l’oubli du Dieu de Majesté, les ruelles de Clitourps se réveillaient sous la drache. Une odeur de javel circulait sournoise sur les pointes écrasées des herbes en pourtour de la rigole. On ne semblait pas se souvenir de la noce de la veille. De fait.
Le long sermon du curé avait été brusquement interrompu par une bourrasque tournante qui avait dispersé ses phrases, inversé son contexte, aplati contre une colonne de pierre son incipit, désagrégé le fond de son propos dans le vin et les huiles des burettes. Merdum, hic nunc et semper. La fuite des paroissiens semblait avoir vidé les lieux de leurs intentions premières, assister, chanter, jouer, parader à la noce. Seule la flamme d’une bougie léchait encore dans le silence les rebords fondants comme des dunes mystérieuses sous des vents incertains. Au-dehors, sur les volets rabattus, quelques bribes de lettres se balançaient fantastiquement, inversées, entrecroisées, rebattues par l’incident climatique. Alors, Med sorti le duvet par la fenêtre de la grange, frappa dessus avec une sorte d’immense tape-mouche en osier, précipitant dans l’air des milliers de microparticules, des miasmes et quelques bestioles endormies qui sursautèrent dans l’air de leurs pattes minuscules et épouvantées. Med avait oublié les heures, cherchait son nouveau mari évaporé depuis la veille. Elle rentra le duvet, l’immense tape-mouche et recouvrit le lit qui sentait le vieux foin et le moisi. Elle poussa un ouf de soulagement, cet engagement précipité avait trouvé un dénouement inattendu dans la crainte des éléments. Elle s’étendit sur les plumes encore gonflées d’air, fondit mollement dans les bulles et les bosses qui respiraient leurs indépendances. Sauf que. Dessous, lente et reptilienne, une ombre invisible hantait les carreaux de briques lustrées, faisant des signes indéchiffrables aux minous amassés sous le sommier. Une petite musique, tambourinée, les restes d’une improvisation.
L’huis grinça, le fantôme n’avait pas renoncé.

Alors que je traversais tranquillement un jardin planté de choux, entouré de poiriers en espalier, je fis une première halte en m’arrêtant devant le curieux manège d’une pie. Au sol hélas une pomme pourrie dont les vers gigoteurs avaient gonflé artificiellement la surface, illusionna mon pied qui flancha. Avisant un banc de bois dont les lattes avaient chauffé au soleil tout l’après-midi, je pris le temps de m’asseoir, cette chaleur dense me coulait sur les joues, une perle descendit sous le ruban, j’entrepris de me déchausser. Derrière moi, un buisson touffu, aux feuilles luisantes et grasses, des baies d’une couleur vénéneuse, aigres à l’estomac des passereaux dont la trace manifeste agrémentait d’un relief malodorant quoique presque sec le muret. Un lézard survint, sa petite langue en fourche cherchait la mouche, il avançait de guingois, habile sur ses ventouses. Je n’y prêtais guère attention, toutefois, mes pieds délestés de leurs espadrilles, ébauchaient des variations sur la pointe de l’herbe, dérangeant quelques fourmis qui peinaient à rentrer un bout de ficelle dans l’orifice terreux autour duquel elles manœuvraient habilement. Craignant leur ire, je décidai de mettre mes pieds à l’abri en hauteur, soulevant ainsi ma jupe qui vint se gondoler au pourtour de mes cuisses. Je calais mon pied gauche sur l’accoudoir, mon pied droit le rejoignit dans un mouvement un peu mou, comme absent, il picotait. Sur le bois la trace luisante et argentée d’un escargot. Le temps fit une pause, j’étirais mes bras, les coutures craquèrent un peu, la robe n’était plus toute neuve. C’est alors que je vis passer un chat roux, maussade aux poils enchifrenés, à la face plate comme une figue sèche, sa queue touffue traînant quelques reliefs de graminées asticotés de quelques crottes de lapin. Cette bête peu amène avançait propulsée par des gaz dévastateurs, sous l’emprise d’une potion à la recette frelatée. Bien que prise de pitié par la démarche interlope de cette pauvre ère, je décidais de faire comme si pas. Le comme si pas est une manière polie de dire je m’en fous, mais utile en cas de conscience troublée. Le buisson devint soudainement vibrant, les feuilles grasses tournaient sur leur queue, certaines tombaient au sol en faisant ploc, plic, ploc. Les tiges prirent des airs de ferronnerie turgescente, s’écartant, se tordant ; elles se mirent à cracher des étincelles comme un lampadaire dont le cordon épluché et usé embrouille ses fils avant d’entrer sa porcelaine dans la prise de terre.
Sans demander mon reste et dans une stupeur qui fit dresser mes couettes comme des paratonnerres au travers de la paille de mon couvre-chef, je détalai à pleines gambettes, bousculant la trajectoire du chat hérissé comme une pique de fourche rouillée. C’est alors que je vis passer une sorte d’homme tranquille légèrement éberlué, cherchant du bout de son bâton, une source d’eau, un champ magnétique, un caillou rare, un scarabée, l’énumération de ce qu’il aurait bien pu chercher me distrayant un temps, un temps sans mémoire, un temps vide, entre mon choc incendiaire et la vision suivante. Mes bras redevenaient tous mous, le chapeau se mit de biais, impossible de retrouver le ruban, il appartenait au passé.

Rarement on avait assisté à une scène aussi éprouvante. La famille Rémiche avait tenté de faire valider ses tickets achetés sur le Net suite à la promotion éblouissante des Croisières Costa Rica en juin dernier. Une si alléchante remise avait enflammé leurs imaginaires, ils s’étaient cotisés, engueulés, rabibochés prenant à témoins les habitants de Clitourps effarés par leur désir déraisonnable de luxe et de voyages. Liane Rémiche avait fini par persuader son homme, une longue perche aux incisives jaunâtres qui flottait miraculeusement dans n’importe quel costume. Tout va à Hubert déclarait péremptoire Liane R. à la cantonade, c’est un mari parfait, il vide tous mes plats, j’ai dû l’empêcher de lécher les bords, sa mère lui laissait tout faire. On devinait à l’expression renfrognée d’Hubert, qu’il n’avait pas intérêt à…

Yorick Rémiche, la mèche jaune collée au front et les genoux en forme de X, le visage en compote à force de manger des coings sans les cuire, tentait de protester en louchant sur la sangle de la sacoche de sa mère. Elle se retourna anticipant ses travers dont elle était coutumière et lui jeta à la figure un « m’enfant ! » qu’il prit pour un « m’enfin ! », il osa un « m’en fout ! ».
Liane Rémiche, sortit son parapluie, les baleines qui dormaient tranquillement dans leur étui se tendirent au garde à vous, tout Clitourps se figea comme un seul rocher. La famille rentra dans son carrosse moderne, un SUV acheté à crédit après 3 ans d’âpres négociations, de comparaisons et de scènes de ménage épiques. Yorick n’avait rien demandé, un vélo lui aurait suffi. Il s’était fait traiter d’égoïste, d’inconscient, de suffisant. Il avait cherché par lui-même ce que signifiait suffisant, exaspéré par les « ça suffit » maternels. Un voisin de classe écrivait bien « sa souffie » et certains jours il parlait de « sa Sophie ». Plus il avançait dans ses cogitations plus il découvrait des analogies, il aurait bien voulu raconter « çà à Sophie » et même il en venait à se demander « si Sophie ». Il avait fini par noter tout ça dans un carnet intitulé « filles ».

Tout cela nous éloigne d’une scène épique à décrire pour moi tant ma perception s’était embrouillée. Je crois bien que c’est cette faute d’inattention d’Hubert qui avait perdu les billets commandés en avril, ou bien il n’avait pas jugé utile de les imprimer, le narrateur que je suis devient modeste face à son inspiration, il ne saura jamais. Après coup, fort de ses convictions écologiques il avait justifié son oubli et jugé inutile et coûteux d’imprimer lui-même les billets de réservation ; selon lui le cure-code affiché sur le smartphone de Liliane « suffirait » pour être scanné à l’entrée du Yacht le Costa Rica. Hé bien non. Le steward qui venait également de refuser l’accès à un couple d’Africains qui présentait un excès de bagages avait refusé net : seuls des billets papiers autorisaient un embarquement immédiat.

Les Rémiche exaspérés bousculèrent le couple d’Africains tant il leur semblait impossible de trouver une imprimante sur un quai d’embarquement. Liane hurla : « c’est foutu ! ». La femme africaine assommée par sa voix de flûte stridente qui faisait concurrence au long tuuuut de départ du yacht qui partait respirer le large, s’assit seule sur une bitte d’amarrage. Les deux hommes acoquinés par l’échec se mirent à chercher un troquet. « Tu vois ? » lança Hubert de ses incisives jaunes à son nouvel ami d’infortune. « Non, je ne vois rien ». « Ah bon ? ». « Rien du tout ?! » . « Tu ne sens rien ? ». Il lui chipotait l’épaule. « Heuuuu non ». « Tu as un problème ? »

… Silence. Ils étaient postés devant une trattoria qui refluait des restes d’anchois et de présure aigre. Le tenancier, un torchon sur la tête, mit fin au long face-à-face qui le maintenait en vigilance ventilée et vint se planter en savates usées devant ses probables clients. Il fut pris d’un hoquet, son ventre ondula. L’Africain regarda Hubert. Il n’osait entrer. À ce moment-là d’habitude un pigeon vole, une moto passe. Rien. Ah si. L’Africain sortit une fourchette en plastique de sa poche. Hubert regarda l’aubergiste qui explosa sous son torchon : « Ma qu’est-ce que ça fait ? ». « Encore un problème ?! »

Après tous ces détours consignés dans un petit carnet à ficelle, j’eus envie de renoncer à mon idée d’interviewer Greta par surprise, d’autres s’en étaient chargés. J’ai bien lu quelques articles consacrés au syndrome d’Asperger. Finalement je décidai de protéger Greta de mes questions farfelues afin de ne pas en rajouter une couche, trop de stress pour elle.

La nuit s’ouvrit et je me mis à la fenêtre de ma chambre d’hôtel à Oslo, le changement d’heure offrait un répit à l’obscurité, le ciel tirait sur les oranges, les gens du quartier descendaient leurs poubelles sélectives. Je décidai de vider le minibar mis à ma disposition, sorte de révolte silencieuse, inavouable face au changement imminent. Je décapsulai un mini coca bourré de sucre – crime suprême – et j’entamai la bouteille de whisky. Je me sentais putride, violent, écrasé, castré. J’aurais voulu laisser parler mon moi. Impossible, désormais. L’esprit de Greta avait frappé une autre génération que la mienne, celle qui y croit encore, celle qui exige le changement.

Partager