C’est Pascale, ma meilleure copine de classe, qui m’a parlé la première fois de Greta Thunberg. Elle la trouve sensass, étonnante, exceptionnelle, formidable, géniale et tout. Et même époilante, un mot que je n’avais encore jamais entendu. Oui, une fille époilante.
Pascale s’est beaucoup battue pour qu’on fasse grève tous les vendredis et qu’on défile dans les rues de Grand-Sart, la petite ville wallonne où est située notre école, les Dames de Marie, et dont son père, un militant écolo très en vue, est le bourgmestre depuis deux ou trois ans. Il y a une quinzaine de jours, elle a eu, comme ça, l’idée d’envoyer un mail (en anglais) à Greta afin de l’inviter à venir se joindre à nous à Grand-Sart, lors d’une de nos manifestations hebdomadaires. Eh bien, pas plus tard que le lendemain matin, aussi incroyable que cela paraisse, Greta lui a répondu (en anglais). Elle a dit qu’elle était enchantée de cette invitation « si cordiale », « si délicate », et qu’elle comptait « y donner suite le plus rapidement possible ».
À peine une semaine s’est écoulée et Greta a tenu sa promesse : elle sera chez nous, en chair et en os, le dernier vendredi du mois prochain, a-t-elle écrit, et elle voyagera à ses frais, grâce à l’argent récolté par l’association qu’elle a fondée en Suède et qui porte son nom aujourd’hui illustre !
Grand-Sart est tout excitée. Tout le monde ne pense plus qu’à Greta, ne cause plus que de Greta, ne rêve plus que de Greta. Ce que mon frère aîné, Jean-Christophe, appelle la gretamania.
Le père de Pascale, lui, est comme fou. Il passe des heures entières avec les membres de son parti et avec les élus de la municipalité, car il faut peaufiner la venue de Greta à Grand-Sart, soigner dans les moindres détails sa réception, et veiller à sa protection avec les divers services d’ordre.
Ici, ce sera l’événement du siècle. À Grand-Sart, d’après ce que racontent les gens, on n’a rien connu de pareil. Sauf, en 1934, la visite du roi Albert, Albert 1er, peu de temps avant son décès, en compagnie de la reine Élisabeth. Et à cette occasion, ils ont été accueillis tous les deux aux Dames de Marie, où ils ont inauguré le nouveau réfectoire. Des photos de couleur bistre suspendues çà et là le long des murs de l’école en évoquent le glorieux souvenir. Il paraît que ma grand-mère maternelle, alors âgée de quatorze ans et coiffée à la Jeanne d’Arc, est sur l’une d’entre elles, mais je ne pourrais pas dire où.
Je me suis sentie obligée de glaner des informations sur Internet. J’ai lu et relu les discours de Greta et des choses qu’on raconte à son sujet.
De toute évidence, elle a des tas d’ennemis. Certains sites la traitent d’immature, d’infantile, d’irresponsable, d’incompétente, de délurée, d’hystérique, de paranoïaque, de dingue. On prétend tantôt qu’elle est vendue à des sectes malfaisantes et sataniques, tantôt qu’elle est instrumentalisée par des « groupes financiers suédois » cherchant à imposer le véganisme ou le végétalisme intégral, dans le but de « gourmer la filière de la viande », tantôt encore que ses discours sont entièrement rédigés par un collectif d’activistes milliardaires de Hollywood comprenant, entre autres, Jessica Chastain, Nathalie Portman, Michelle Pfeiffer, Pamela Anderson, Casey Affleck, Samuel L. Jackson et Joaquin Phœnix.
Pascale est devenue végane. Son père aussi. Et toute sa famille. Ainsi qu’un nombre incalculable d’habitants de Grand-Sart et des environs. Parmi lesquels Jean-Christophe. Il ne me l’a jamais avoué, mais il est amoureux de Pascale. Il se damnerait pour un baiser. Y compris le plus furtif.
Depuis quelques jours, Grand-Sart est envahi par les médias. Il y a partout des camions de la télévision et de gros véhicules équipés de groupes électrogènes. On a la nette impression d’être au cœur d’une ville étape sur le parcours du Tour de France.
Le père de Pascale est de plus en plus galvanisé, plus gretamaniaque que jamais : il vient d’interdire la vente des brochettes et des fricadelles dans les baraques à frites de la commune. Des rumeurs laissent entendre qu’il va bientôt promulguer un arrêté en bonne et due forme pour la fermeture des boucheries et des charcuteries. Et probablement la suppression progressive du bétail.
Sans oublier les basses-cours.
Ni les œufs.
Ni…
D’un bout à l’autre de la région, les paysans, scandalisés et révoltés, sont sur les dents.
C’est le cas de mon propre père, qui élève des porcs et qui fabrique un remarquable jambon fumé artisanal. Grâce à ce jambon, il a obtenu plusieurs médailles. Dont une en or au Salon international de la salaison à Bayonne.
Il est furax. En tant que président de la Fédération des éleveurs de Wallonie, il a alerté ses collègues et les cultivateurs du coin. Ils sont tous prêts à venir à Grand-Sart avec leurs bétaillères, leurs remorques, leurs tracteurs et leurs machines agricoles. Ils l’ont promis-juré. Le dernier vendredi du mois prochain.
Les éleveurs et les agriculteurs contre Greta.
Les bouseux contre la fille époilante.
Et tous prêts, au besoin, à remettre le couvert.
Chaque vendredi. Jusqu’à obtenir gain de cause.