Quand j’avais six ans

Michel Torrekens,

Quand j’avais six ans, j’ai été champion du monde. C’était en juillet 1998, en Belgique. J’y croyais encore à l’époque, même si je fus parfois bien surpris par la véhémence des propos tenus par mes parents sur l’avenir de notre pays. Je jouais au football avec mon père et il me fallut attendre encore plusieurs mois pour comprendre qu’il me laissait gagner. Nous disposions de quelques mètres carrés d’herbe verte qui souffrait sous les galopades acharnées de mes crampons tout neufs, les premiers de ma vie footballistique.

De ma vie tout court.

Le football allait devenir indissociable de mon existence.

Mon père avait improvisé un terrain avec quelques bouts de bois et du haut de mes cent vingt-trois centimètres, cela valait la grandiose image du stade Saint-Denis à Paris où se déroulerait la finale cette année-là. Nous nous installions devant le petit écran en famille. Ma sœur interrogeait mes parents pour savoir quelle était la plus pauvre des deux nations en compétition. Elle la choisissait comme équipe favorite et en devenait la plus fervente des supportrices. Cela donne une petite idée de l’éducation qui nous était distillée.

Car le football avait fait irruption dans cette famille avec ma naissance. Avant que je ne vienne au monde, ce sport n’existait pour ainsi dire pas chez les Neckermens. Il représentait une curiosité qui tirait des sourires, on ne s’ expliquait pas trop bien le succès planétaire qu’il remportait. Notre Premier Ministre lui rendait un culte qui frisait l’hystérie et l’avenir de son pays semblait passer après les succès de son club favori. Mon père avait une passion unique, outre celle qu’il vouait à ma mère: la musique. Il passait des heures sur ses gammes, s’enfermait dans son monde de notes, dispensait ses cours à l’académie et donnait, à l’occasion, des concerts devant des publics clairsemés. Je passais mes après-midi de congé à pousser la balle et je le voyais observant mes évolutions du haut de la fenêtre qui dominait notre jardin. Il assistait en spectateur attentif à mes progrès, il servait aussi d’arbitre à ma vie. Je cherchais dans son regard l’admiration, la joie, la réprobation. Je l’appelais pour qu’il me donne la réplique et souvent il s’y prêtait de bonne grâce pour mon plus grand bonheur.

J’appris beaucoup de cette coupe du monde. D’abord, notre équipe nationale, affublée du surnom de Diables rouges sans que cela ne donne à personne l’envie de rire, n’eut rien de diabolique cette année-là. Comme la majorité de mes amis, je m’en étais fait l’ardent défenseur mais la déconvenue ne tarda pas à venir Des rumeurs firent état de dissensions au sein de l’équipe, entre joueurs de langues différentes. La politique s’en mêla. Le Nord du pays, où tout était régi par le parti du Premier Ministre, soutenait un entraîneur qu’honnissait le Sud, où régnait en maître absolu une autre couleur politique. Il y avait un match dans le match, des places à prendre et une manne financière à se partager. Les rivalités de personnes crûrent à la mesure de l’importance qu’on leur attribuait. Ce ne fut que déchirements de divas. La débâcle fut totale.

Je reportai mon enthousiasme sur d’autres calibres. Il y avait cette année-là un joueur brésilien au visage d’enfant, le regard toujours un peu ailleurs et qui s’illuminait d’une joie puérile au moindre but. Il était omniprésent à l’écran, d’autant plus qu’il était l’argument principal de vente d’une publicité pour une boisson dont le succès était (et est resté) planétaire. Il y surgissait tout sourire, bondissant sur une plage, s’amusant là aussi comme un gosse. Comme moi, donc. Il valait plusieurs milliards. Ce chiffre ne correspondait à rien pour moi. Le monde entier l’appelait par son prénom, il était devenu le héros, l’ami de ma génération. Son équipe qui était un peu la mienne arriva en finale, selon toutes les prédictions.  Deux heures avant le début de la rencontre, on annonça son hospitalisation… Les visages s’allongèrent. On croyait à une blague. Tout le monde se crut rassuré quand il fut poussé sur le terrain à la dernière minute. Il ne fut que l’ombre de lui-même, son équipe reçut une défaite cinglante et je montai silencieux ce soir-là dans ma chambre…

Abattu.

Quelques jours plus tard, la télévision nous apprit qu’il avait cru mourir par asphyxie. Et que, après avoir frôlé la mort, peu lui importait la défaite de son équipe…

Je fus inscrit dans une équipe villageoise. Mon père m’accompagnait de bonne grâce aux entraînements. Alors que les autres parents suivaient nos progrès sur le bord du terrain, le mien révisait ses partitions dans la voiture. Il rêvait secrètement de composer un oratorio. Je crois qu’il caresse aujourd’hui encore ce projet.  Puis il rejoignait les autres, faisait ce qu’il pouvait pour s’intéresser à mes efforts. Je me débrouillais plutôt bien, mais je mesurais déjà mes limites. La perspective de rejoindre les meilleurs devenait progressivement plus aléatoire. Mon père m’encourageait. Il était mon supporter le plus assidu, à peu près le seul à dire vrai.

Diablotins, minimes, cadets, scolaires, juniors… je franchissais les différents âges footballistiques. Vint le jour de rallier l’équipe première du club. La compétition n’y était plus de la rigolade. Je découvris ma valeur marchande. L’entraîneur d’une équipe adverse me remarqua et négocia mon transfert. Je ne comprenais pas toujours le lien qui existait entre les montants proposés et moi-même. Je n’avais qu’un but: jouer, toujours mieux.

Je partis pour la ville…

C’est toujours là qu’évoluent les grandes équipes.

La nôtre fit des merveilles. Mon père suivait de plus en plus difficilement le rythme que nous imposaient ces rencontres de niveau supérieur. Mais il s’accrochait. Son obstination m’émouvait… Je le soupçonnai même de renoncer à l’une ou l’autre de ses prestations musicales pour pouvoir m’accompagner. Le football finirait par ne plus avoir de secret pour lui.

Puis vint le match qui devait nous qualifier pour la phase finale de la compétition. Cette rencontre nous ferait entrer dans la cour des grands. L’entraîneur et les responsables du club nous rassemblèrent pour une réunion au sommet. C’était l’ambiance des grands jours. On allait nous imposer une diatribe censée nous galvaniser. Le ton se fit plutôt confidentiel. En termes choisis, l’entraîneur, accompagné pour la circonstance du médecin, fit des allusions à la nécessité de passer à la vitesse supérieure. Que nous devions prendre nos responsabilités. Rester à la traîne d’équipes valables, mais sans panache, ou entrer dans la légende du football. Que le sport répondait aujourd’hui à des impératifs modernes. Que le talent et le courage n’y suffisaient plus… Qu’il fallait aider la nature humaine à se surpasser. Que tout le monde devait bien y passer un jour. C’est le président du club qui nous asséna ce que nous commencions tous à comprendre: les produits dopants s’imposaient pour affronter nos futurs adversaires. Notre programme médical était déjà établi… Les prescriptions déjà rédigées… Que pouvions-nous faire d’autre ?

Dans la voiture, mon père ne savait plus quelle question me poser. Je n’avais jamais été aussi laconique. L’esprit ailleurs… Pour la première fois, c’est moi qui le lâchais. Je restais seul avec mon problème. Je ne voyais pas comment lui en parler. Je n’aurais jamais osé lui avouer que je mettais ma santé en danger pour sauver ma passion. Ma carrière ? L’aurait-il compris ? Me taisant, je me sentais le complice d’une grande forfaiture. Tout ce que la télévision nous donnait à voir prit un arrière-goût. Les informations, les grandes déclarations, les compétitions, les négociations, j’avais l’impression que le monde entier autour de moi trichait. Copions, excès de vitesse, fraudes fiscales, nominations partisanes, les règles ne semblaient exister que pour être contournées. Ne vivions-nous pas désormais au pays du détournement ?

La coupe nous échappa cette année-là.

2030. J’ai trente-huit ans. J’ai calculé que j’assistais à ma neuvième coupe du monde. Je ne joue plus au football depuis longtemps. Mon fils vibre pour une autre passion: celle de l’écriture. Lui et le sport, cela fait deux… Il ne comprend pas que j’y ai mis tant de moi. Il ne sait pas que j’y ai brûlé mes illusions. Mais c’est plus fort que moi. Ce soir, je suis revenu chez mon père. Nous nous sommes installés dans le divan de l’enfance. Et mon père m’a glissé, avec une confiance inébranlable:

“Tu vas voir, cette année, nous serons champions du monde.”

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