Il est assis devant la télé, comme chaque soir. Et comme chaque soir aussi, il risque d’y avoir du grabuge.

Vanessa, dans le coin-cuisine, remue de la vaisselle en soupirant. Elle en a tellement marre, de tout ce sport ! Cela fait combien de temps qu’on ne peut plus regarder le moindre téléfilm ou le plus petit feuilleton ? Il y a eu le tennis, et maintenant c’est le Mondial. Quand les Belges ont joué, passe encore, elle pouvait comprendre. Mais depuis qu’ils ont été éliminés, quel intérêt, je vous le demande ?

Même en dehors de cette fichue Coupe du Monde, il lui impose les émissions sportives tous les dimanches, tantôt en français, tantôt en flamand. En août, c’est le Tour de France. Il ya aussi Wimbledon, Roland Garros, les courses automobiles, et que sais-je encore ? Et maintenant, le Mondial.

À chaque fois, elle se fâche. Elle a beau savoir que cela ne sert à rien, qu’il criera plus fort, qu’il imposera sa volonté de toute façon, elle ne peut pas s’en empêcher.

 

Ce soir, elle en a vraiment assez. Elle sait qu’il va pousser le son à fond, zapper d’une chaîne à l’autre pour comparer sans doute les voix des commentateurs, puisque les images sont les mêmes partout. Elle sait qu’il va ajouter ses remarques et ses cris à ceux de tous ces soi-disant « journalistes », qu’il va insulter l’arbitre, les joueurs, le public, et elle dans la foulée. Elle imagine déjà les encouragements qu’il va prodiguer à l’un ou à l’autre, les blâmes qu’il va distribuer… Elle sait aussi que les canettes de bière vides seront nombreuses, dans la poubelle, après le match.

Elle juge ça ridicule. Stupide. À quoi cela peut-il bien servir, de s’exciter tout seul chez soi et d’invectiver des gens qui se trouvent à des kilomètres de là ? Et puis, ces milliers de fous entassés dans un stade, qui gueulent tous ensemble avant de se répandre dans les rues et dans les cafés, elle les trouve bêtes, vulgaires, dangereux. Et tous ces hooligans lui font peur, avec leurs barres de fer et leurs matraques.

 

C’est dimanche aujourd’hui. Elle aurait bien aimé passer l’après-midi dehors, malgré le temps qui n’est pas vraiment beau. Aller au parc, ou au bois même, pourquoi pas, avec la petite dans son landau. Terminer la journée dans un café, devant un verre de bière, ou dans une pâtisserie, à manger des crêpes. Mais on s’est levé tard. Le temps de préparer le repas, de faire la vaisselle, il était déjà trois heures. Sans compter le bain de la gosse, les biberons… Et pas question de prendre le risque de ne pas se trouver à l’heure, devant la télé, après le plateau du soir expédié en hâte. Dommage. C’est dimanche, pourtant, et c’est les vacances.

 

Les vacances… Elle se souvient, quand elle était encore à l’école, il n’y pas si longtemps. Parfois on partait à Ostende,

entre copines, faire les folles sur la digue. Ou bien on allait se balader, au bois justement. Le soir, il y avait les discothèques, les boîtes. On dansait, on riait, on buvait, quelquefois on fumait de l’herbe… Il yen avait qui prenaient autre chose, pour tenir toute la nuit.

Un jour, elle a rencontré Émile. Il était beau, gentil, viril.

Tout de suite, il lui a plu. Ils sont allés habiter ensemble, très vite. Au début, c’était bien. Jeunes tous les deux, amoureux, ils s’amusaient, ils sortaient beaucoup.

Mais dès qu’elle a été enceinte, les choses ont commencé à se gâter. Elle était moins séduisante, forcément. Et souvent malade, fatiguée. Elle n’avait plus envie d’aller danser, de rentrer tard. Ils se sont retrouvés tous les deux, le soir, devant la télé. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire.

Quand Isabelle est née, cela n’a rien arrangé. Plus du tout question de sortir, cette fois. Et puis, il y avait les nuits, surtout au début. La gamine criait, il fallait la nourrir, elle criait encore. Vanessa avait envie de la secouer, quelquefois, pour la faire taire. Qu’est-ce qu’elle voulait, à la fin ? Pourquoi elle ne dormait pas sagement, comme tous les bébés ? Émile devenait enragé quand il était réveillé par ses pleurs. C’est sur elle qu’il se fâchait :

– Mais calme-la, Bon Dieu ! Fais quelque chose !

Elle faisait ce qu’elle pouvait, elle se levait, la changeait, la berçait, lui donnait à boire, lui mettait sa tétine dans la bouche. Rien à faire.

Au fil des semaines, cela a été un peu mieux, mais Isabelle est restée un bébé difficile, toujours à pleurer, à geindre, sans cesse malade. Quand ce n’est pas une otite ou une poussée de fièvre, ce sont les dents qui percent, ou une bronchite qui se déclare, ou des problèmes de vomissement, de mal au ventre… Quelle plaie, cette gosse !

– Si j’avais su…, se dit parfois Vanessa.

Pourtant, elle l’aime, sa fille. Elle est si jolie, quand elle veut bien être sage. Toute blonde, bouclée, avec de grands yeux aussi bleus que ceux de son père. Elle en est fière, elle adore voir les gens se retourner sur elle, dans la rue, lui sourire, lui faire des mines. Elle met un point d’honneur à ce qu’elle soit toujours pimpante, propre comme une poupée neuve. Oui, elle l’aime, et sans doute qu’Émile l’aime aussi. Mais il ne supporte pas de l’entendre pleurer. Surtout pendant qu’il regarde un match de foot.

 

C’est justement à ces moments-là que la petite se déchaîne.

On dirait qu’elle le fait exprès. Faut dire qu’avec la télé qui gueule aussi fort qu’elle peut, et Émile qui crie comme un fou pour faire bonne mesure, on se demande comment elle pourrait ne pas se réveiller. C’est en grande partie pour ça que Vanessa déteste le foot. Elle sait trop ce qui va se passer. D’abord une dispute entre Émile et elle, parce qu’elle ne peut pas s’empêcher de râler, de le critiquer. Puis le match va commencer. Il va pousser le son, hurler comme s’il était sur les gradins, et si son équipe favorite joue mal, ou si elle perd, il va devenir méchant, grossier, agressif. Il ne faudra pas longtemps pour que la petite commence à pleurer. Alors il poussera le son encore plus fort, et Isabelle criera plus fort aussi. Au bout d’un moment, il va se mettre en colère, s’en prendre à elle :

– Tu vas la faire taire, oui ?

Elle va prendre la gosse, tenter de la calmer. Mais elle sait que ce sera inutile. Si au moins elle pouvait la mettre dans une pièce silencieuse, où on n’entendrait pas le bruit !

Mais l’appartement est trop petit.

 

 

Le cirque va durer deux heures environ, entre les pleurs d’Isabelle, les vociférations et les menaces d’Émile et ses cris à elle, parce qu’elle sait qu’un moment viendra où elle sera à bout, au milieu de tout ce chahut…

 

Ce soir, c’est la finale. France-Brésil. Émile est pour le Brésil, parce qu’il a du sang portugais, et surtout parce qu’il n’aime pas les Français, avec leur grande gueule et toutes ces blagues qu’ils racontent sur la Belgique. Cela fait des jours qu’il se réjouit de leur inévitable défaite. Face au Brésil, ils ne font pas le poids, c’est sûr.

Vanessa soupire. Pourvu que le Brésil gagne ! Au moins, il sera de bonne humeur, ce sera déjà ça de pris.

 

Dès le début du match, les choses se sont mises à aller mal.

Il n’a pas fallu longtemps pour qu’Émile s’énerve. Le Brésil ne jouait pas très bien ; les commentateurs disaient que la France dominait. Isabelle, bien entendu, s’égosillait dans son berceau, et Vanessa n’arrivait pas à ! » apaiser. Eau sucrée, bercement, tétine trempée dans le miel, rien n’y faisait.

Une vingtaine de minutes après le début du match, la France a marqué. Émile est devenu comme fou. Il s’est mis debout en criant, a frappé du poing sur la table ; la canette entamée a basculé, est tombée sur le sol. Il insultait les joueurs français, les joueurs brésiliens, l’arbitre, Vanessa et, naturellement, la petite. Le vacarme était à son comble.

 

Que s’est-il passé, après ? Le bébé, dans les bras de sa mère, pleurait. À la vue de la bière qui se répandait sur le tapis, Vanessa a senti la colère grandir, brutale. Non, mais quel imbécile, ce type! Quel con ! Comme s’il ne pouvait pas faire attention !

 

Qu’a-t-elle dit ? Quels mots a-t-elle prononcés, qui ont augmenté la fureur de l’homme ? En tout cas, elle a élevé le ton autant qu’elle a pu, pour couvrir les pleurs d’Isabelle en même temps que le bruit de la télé. Sa voix est montée dans les aigus. Il y a eu des insultes, des menaces, pendant que, sur l’écran, le match continuait. Émile essayait de l’arrêter.

– Tais-toi, Bon Dieu ! Tu le fais exprès ? Tais-toi, je te dis.

Tu vas me laisser regarder le match, oui ? Boucle-la, nom de Dieu ! Ferme-la ! Et fais taire cette braillarde !

Elle a continué de hurler, excédée par sa violence, par les sanglots de la petite, par tant de rancœur accumulée. Il y avait les vociférations de la télé, et la voix d’Émile, et les plaintes d’Isabelle, de plus en plus perçantes, et ses propres injures qu’elle continuait de débiter d’une voix stridente et hachée.

À un moment, elle a voulu ramasser la canette qui avait roulé sur le sol et s’était immobilisée juste devant le récepteur. Elle s’est accroupie, la petite toujours serrée dans le creux du bras gauche, a tendu l’autre main vers la boîte vide.

 

Que s’est-il passé ? L’homme a-t-il voulu la repousser du pied, pour ne pas perdre une seule minute du spectacle qui se déroulait sur l’écran ? Ou a-t-il voulu la faire taire, et avec elle le bébé ? L’exaspération l’a-t-elle poussé, la colère, et la bière déjà absorbée ? A-t-il mis dans son mouvement plus de force que prévu ? Ou est-ce elle qui, devant le geste menaçant, a pris peur et a mal réagi ? Y a-t-il eu un coup de pied maladroit, ou plusieurs, ou des gifles, des coups de poing ? L’a-t-il jetée sur le sol, volontairement, ou est-ce elle qui, déséquilibrée, est tombée ?

Oui, que s’est-il passé ?

 

En tout cas, Isabelle a cessé de pleurer.

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