La gare d’Ath dresse sa masse informe dans la brume. Septembre ressemble à juin : trois mois plus tôt, Flore revenait de Tournai, deux valises au bout des bras. Cette fois, c’est vers Bruxelles qu’elle va filer, pour quelques années d’études. La Haute École accueillera ses dix-huit ans et ses espérances.

Silly, Enghien, Halle, Bruxelles. Le message est clair : trois arrêts avant le Midi. Flore connaît le trajet pour l’avoir effectué avec sa classe, avec ses deux cousines. Furtives escapades, soirées confisquées par l’implacable dernier train. Le Musée d’Art ancien, le Salon du Livre, City 2, le Botanique, la Grand-Place. Mais aussi la boutique Anicée, la Casa, le Pêle-Mêle. Déjà les copains lui manquent. Quel convoi prennent-ils, ce matin de septembre, pour rejoindre quelle ville ? Projet universitaire, stage d’essai, visite d’un kot ou d’une faculté, inscription… Flore les imagine, l’un après l’autre, effectuer leurs premiers pas d’étudiant. Son walk-man est à portée de main. Elle attrape la pomme rouge glissée par sa mère juste avant le départ de la maison. Le train entre en gare.

tu n’aimes pas ce chemisier – un vichy vert – je l’ai choisi pour toi avec Roseelle trouve que c’est frais, c’est jeunetu sais tu es difficileà ta place jeun nouveau magasin de la rue Neuve – une vitrine chic – Rose s’est acheté un tailleur – moi cette vestenous avons beaucoup marché

Flore soulève son sac et pénètre sans le savoir dans un compartiment non-fumeur. Elle s’installe face à un couple silencieux. Elle n’ose commencer à croquer cette pomme et pourtant elle mangerait bien quelque chose. Devant elle, la femme prend une cigarette et l’allume. Une odeur de bière plane, insidieuse. Flore ajuste son walk-man. Louise Attaque chante, violon et guitare, lui ramenant d’un seul coup les vacances perdues.

Le paysage File, léché par un soleil captif. Le bercement ferroviaire bouscule la mémoire. Une virée. Le dernier train. Les yeux fermés, garçons et filles mêlés à la tiédeur des anges. L’insouciance.

Un contrôleur est là, la main tendue vers le Go Pass. Premier poinçon, premier trajet. La chanson hèle les marins. Ici, l’océan n’a pas cours. Le train s’arrête en rase campagne, là où des navetteurs laissent de lointaines voitures pour un lancer franc vers le bureau. Ballet de ceux qui entrent dans la course. Personne n’est sorti. Un militaire passe son chemin et Flore l’entend grogner : « C’est non-fumeur ici ». « Le contrôleur n’a rien dit », murmure la femme.

si on va à Bruxelles on y va tous – tu verras ce sera beau comme un cortège – au syndicat ils ont dit d’emmener les enfants – il faut faire foulealors tu viens — tes frères aussi — les cars nous attendront à la gare d’Ath – c’est pas

pour un jour quand mêmetu joueras au volley une autre foisnous serons cinq –

Flore a rangé son walk-man et tente de se remémorer la géographie de son kot. La famille qui loue trois chambres à des étudiantes porte un nom en « ski ». Kajdanski ? Koperski ? Elle vérifiera avant son arrivée. Elle sait déjà que les deux autres occupantes, des Liégeoises, sont inscrites dans une école hôtelière. Que fera-t-elle de l’affiche accrochée au-dessus de la porte ? Sur le grand mur blanc elle épinglera les portraits découpés hier soir. La fenêtre donne sur une cour. Pour la sonnette, si c’est cinq coups, c’est pour elle. Dans l’avenue il y a un square avec des toboggans, des structures en bois sombre. Elle pourra aller y lire. Et mercredi, Sébastien a promis de passer lui dire bonjour. Vivement mercredi.

À Enghien, quelques personnes descendent, et le couple morne change de banquette. Le voilà juste derrière Flore, plus près de la porte coulissante. Sans doute quittera-t-il le wagon à l’arrêt suivant. Flore s’assure que le plan de ville est bien dans la poche du grand sac. Il suffira de prendre le métro et de changer à la station de Brouckère. Un jeu d’enfant. Elle n’est pas seule à entreprendre des études à Bruxelles. Le directeur a une bonne tête. « Nonante-cinq en première année, comme l’an dernier », a-t-il précisé. Et il a ajouté : « Les Communications sociales, c’est pour des gens qui aiment se remuer ».

ce n’est pas parce qu’on l’opère qu’il n’y a plus d’espoir – au contraire on veut tenter autre choseles progrès sont réels en ce domainerevenez demain mais sans les enfantsil est très faible – soyez là à seize heuresaprès l’opération vous pourrez passer la nuit au Foyerc’est à vous de décider – ici on est mieux équipés qu’en province – la réa c’est plus sûr

Halle. Un arrêt bref. Au suivant, Flore abordera cette ville qui abrite déjà le temps qui vient. Elle n’a pas vu l’étudiant s’installer face à elle. Il a ouvert un journal, et elle n’aperçoit que ses cheveux coupés en brosse. Elle devine qu’il porte des lunettes. Elle range son walk-man et ferme les yeux. Surgit une maison, plantée au vif des Collines. Le jardin, le verger, le grand marronnier. Deux garçons sont assis devant l’ordinateur. Une femme aux boucles brunes les appelle : à eux de dresser la table. Flore les rejoint, mêle son rire à leurs ruades. Une photo veille sur eux tous.

Derrière la vitre sale, les grands immeubles s’avancent, tracés au loin par un géomètre de hasard. Demain, Flore téléphonera à sa mère. Elle lui dira que tout va bien, qu’elle a dormi calmement dans sa nouvelle chambre et que les premiers cours étaient intéressants. Elle lui dira que c’est mieux que l’internat tournaisien ou le camp du patro. Et qu’elle a déjà des amies, au moins une, Maria, qui loge dans la même avenue qu’elle. Et que ce serait bien que ses frères viennent étudier à leur tour à Bruxelles, plus tard. Plus tard.

Partager