Quatorze, hier et quelque

Alain De Kuyssche,

Chez nous, on parlait peu des guerres. Mes parents avaient connu mille neuf cent quatorze et quarante. Ils en étaient sortis pavloviens. Bruit de bottes (Corée, Budapest…) : stockage de sucre et de pâtes. « Pour le reste, on se débrouillera. Comme en 14 et comme en 40, décrétait ma mère. Après tout, nous sommes toujours vivants, non ? ».

Vivants ? Pas tous. Il y avait François De Baerdemaeker, un des frères de ma grand-mère maternelle.

C’était en août 1954. Ostende. Les quarante ans du début de la Grande Guerre — en ce temps-là, il était très mal vu de dire la Grande Saloperie ; le Déserteur, réduit au silence, et Jacques Brel n’avait pas encore écrit Jaurès.

Nous étions à table. Radio, reportages, causeries, pompes, commentaires insensibles. Insultants pour ces milliers d’innocents figés dans leur jeunesse assassinée et hachés en mots qui exhalent la cendre et les épitaphes. À jamais réduits à des photos, des buvards poisseux de larmes. Regardez-les, la mine martiale qui convient à ceux qui s’ignorent promis des douleurs. Le défi au coin des yeux, la moustache pétillante de gloires annoncées.

« Il est parti en riant et il n’est jamais revenu ». François de vingt ans a laissé une grand-mère, sa sœur, incapable de terminer ses phrases, chaque fois qu’elle pense à lui.

Je l’imagine, bras ouverts, vendu à la mort, un coquelicot à la place du cœur et des soleils éteints au fond des orbites.

Partout, la boue. Charrettes qui chuintent, chevaux fatigués, affûts orphelins, artillerie fumante de rosée méphitique. Un chien erre entre les fusils, canon planté dans le sol, et les morts aux postures grotesques.

Peut-être va-t-il s’attaquer à la bouillie charcutière malaxée par la mitraille. Ici, il lape le sang grumeleux, presque coagulé ; plus loin, un coup de langue à un visage aux yeux sans paroles. Sans doute a-t-il éternué la mort exprimée par François, au moment où il commençait à lui arracher le nez en grognant de gourmandise. Il fait tout cela dans la plus parfaite innocence, celle qui préside aux agapes inespérées.

Mais il aurait tout aussi bien pu approcher doucement son museau du front de François, lui offrant ainsi la suprême douceur d’une agonie ombrée par le poitrail d’un chien. « Il est parti en riant et il n’est jamais revenu. » Épitaphe…

Entre Bohumil.

« Encore occupé à écrire ? » Comme si j’avais l’air de remplir des aigrettes de parfum pour la reine Néfertiti. « Quoi, cette fois ? » Je lui raconte grand-mère, François, 1914, l’été de 1954.

Je devrais y ajouter la détestable interruption, en cet hiver 2014, alors qu’assis à une table du café le Sanglier, je tente d’établir le bilan étique de mon mois d’août 1914. J’en resterai là. Bohumil rêve d’un monde de statues semblables à Atlas chancelant sous le poids de la planète Logorrhée — la sienne. Les mots que disent les autres ne l’intéressent que s’il peut les farcir des fulgurances de sa pensée anarchique, annonciatrice d’orages.

Je devrais le fuir. Changer de cantine. Ne plus avoir à rentrer la tête entre les épaules, chaque fois qu’il se lève au milieu du Sanglier, clamant d’une voix de juke-box des inepties que plus personne ne trouve géniales.

Son truc, c’est la révélation publique de secrets enfouis dans son délire galopant : « Z’avez jamais remarqué que Jésus-Christ, après la dernière cène, il n’a pas été à la toilette ? Aucun évangéliste ne parle de ça. Excusez, mais moi, je vous le dis : la dernière parole du Christ sur la croix, ça n’a pas été “Eli, Eli, lama sabachthani ?”, mais “prout”, et ça ne sortait pas de sa gueule ! »

Et les veuves, et les fonctionnaires à la retraite de s’indigner devant leur Chimay et leurs cafés filtres. Des « Ça, c’est trop fort », « Eh bien, merci », « Vous n’avez rien de plus intelligent à dire ? », en veux-tu en voilà. La querelle se termine par un pet vengeur et, en l’occurrence,
biblique. On prend le serveur à partie : « Thomas, fais-le sortir, ou alors je m’en vais ! »

Et pour la énième fois, Thomas pousse aimablement Bohumil vers la sortie — une affabilité entretenue par les somptueux pourboires que l’imprécateur distribue pour s’acheter un peu de compassion et de chaleur humaine.

Il lui arrive d’avoir des éclairs de génie. À la Chandeleur de 2008, il se fendit d’une Ballade des épingles cachées dans les cols de chemise. Cela vous avait le sarcasme de Boris Vian, la légèreté de Bernard Dimey mâtinée de la rugosité de Ferré. Il ne fallut pas expulser Bohumil ; même qu’un monsieur distingué déposa discrètement un billet de vingt francs sur la table, appuyé d’un clin d’œil entendu.

« Tu écris sur la guerre de 14 ? Laquelle : l’an 14, 814, 1714, 1814, 1914 ou 2014 ? Je pourrais t’en raconter sur les campagnes de Germanicus en Germanie — sauf que lui, le pauv’ con, il ne savait pas qu’il était en 14, puisque les calotins n’avaient pas encore imposé leur calendrier de merdre. Je t’ai déjà parlé des dernières paroles de Jésus ? »

Urgences ! Alerte ! Ambulance ! « 1914. La Grande Guerre, j’essaie de parler d’un grand-oncle, mort au combat »

« Essaie plutôt la guerre de 2014. D’accord, nous l’avons déjà perdue, mais ça fera moins mal aux morts de 1914. Ces jours-ci, avec tous ces discours, ces émissions télé, ces chemins touristiques, ce commerce des forçats du souvenir éploré, on leur triture suffisamment leur rage. Ben, oui, la rage d’être morts pour rien. T’aimerais pas non plus qu’on te rappelle sans cesse tes échecs, non ? Ils sont là, six pieds sous terre. On les étouffe de fleurs qui puent quand elles perdent leurs pétales. On leur gratte le bide en passant un râteau sur la tombe pour faire joli, le 1er novembre. Mais eux, c’est vivre qu’ils voudraient ! Vivre au moins les années d’après leur mort. Et après, mourir à quatre-vingts ans ou à cent ans pour pouvoir raconter combien c’était dur de mourir en 1915, dans les tranchées où frétillait le gaz moutarde. Et encaisser les médailles ailleurs que sur leur cercueil. Sans compter tous ceux que ça fait chier d’avoir trois fémurs, le bras d’un autre et le crâne pas tout à fait en place et qui râlent sous une stèle où on a écrit “Ici repose un soldat anonyme”. Pour l’éternité ! »

Et puis, en mode intrigue et cabale, façon Noël-Noël dans le Père tranquille : « Mais tout ça, ce n’est rien à côté de la guerre de 2014. Quoi, tu ne sais pas ? Je faisais la carte du ciel d’une copine, et brusquement, ça m’est tombé dessus : la guerre en 2014 ! Le carré fermé entre une conjonction Soleil-Pluton-Uranus, et Jupiter et Mars. »

Le crescendo tant redouté : « Mars ! Mars ! MARS ! MAAARSS ! »

« Tu te clames, flûte, tu te cal-mes. Les gens vont encore croire que tu fais de la pub pour les snacks au chocolat… »

Retour au registre connivence, il va me révéler qui de dieu ou de l’homme est arrivé le premier à Las Vegas : « Faire de la pub pour Mars ? Tu veux rire ? Alors que Mars voyage entre le 9e et 27e degré en Balance ? Avant la fin juin, Mars tutoiera le carré de Pluton. Regarde ça (il sort une feuille à en-tête d’huissier de justice ; au dos, il a dessiné la carte du ciel, traversée par des lignes, des signes cabalistiques, des gros mots en Technicolor). Tu vois ce carré du 15 avril ? En plus d’Uranus et de Pluton, tu y trouves, nom de Dieu de nom de merde, le Soleil, Jupiter, Mars et la Lune. Hiroshima puissance un million ! Et c’est pas tout (à présent, nous sommes tête contre tête), Pluton occupe le Capricorne. (Dans un souffle :) Boum ! ».

Un bruit de vaisselle cassée, amplifiée par les carrelages au mur : « Ça commence… »

Je n’ose pas lui avouer que je ne comprends rien aux horoscopes. Il faudrait laisser les planètes en paix, comme les morts de 14-18. Sont-elles vraiment heureuses de rester prisonnières de leur elliptique jusqu’à ce que le Soleil, en roi moribond, les en délivre ? Je me contente d’interroger Bohumil sur la guerre de 2014.

« Mon pauvre vieux… La première offensive est perdue. Les Yankees nous ont bouffé toutes nos réserves. Le garde-manger est vide, désert, nihil, nada. Et je ne te dis pas les bas de laine… Les états-majors actuels, ce sont les banques centrales. Les snipers, les agences de notation. Les commandos, les OPA sur nos industries. Les porte-avions, les délocalisations. Les divisions blindées, les grosses banques qui assassinent les petites. Les drones, les taux de change manipulés. Les putes qui suivent l’armée, Miley Cyrus, Rihanna, Justin Bieber, Madonna, Paris Hilton — ces salopes nous sucent notre dignité. Nous avons tout perdu. Tout ! TOUT ! TOUUUT ! »

Urgences ! Alerte ! Ambulance ! « D’accord, d’accord… Tu reprends quelque chose ? »

Mais rien ne l’arrête : « L’Europe, c’est l’Allemagne année 1945, Rome ville ouverte, le Troisième Homme. Nos ruines fumantes, ce sont les théâtres abandonnés où on vend des chaussures en plastoche, les musées occupés par les marchands de puanteurs chocolatées, de kebabs à la graisse conquérante, les vomissures, la pisse, la haine et les regards torves. Nenàvist ! C’est l’odeur des âmes perdues de nos villes. On n’y trouve plus qu’à bouffer, acheter des souvenirs. Plopsaland partout ! Un visiteur de Bruges a demandé à quelle heure ça fermait ; il prenait la ville pour un Disneyworld médiéval. Tu te rends compte ? Molière, Racine et Corneille réduits en santons dans un univers mécanique de contes de fées, elfes, nains de jardin, sorcières sardoniques. Des marchands de ferraille démonteront la tour Eiffel en une nuit. Ni vu, ni connu, avec la complicité des flics. Une société qui ne lègue pas une pyramide, pas un Cuzco, pas un Borobudur. Rien. Hélas ! Bohuzel ! Oy veï ! »

Je dois m’échapper. Bohumil en transe. Urgences débordées. Alerte grippée. Ambulance en panne sèche. Bientôt, avec des trésors de diplomatie compréhensive et bienveillante, Thomas va le pousser vers la sortie. Je fais signe au serveur que Bohumil paiera l’addition. Qui n’a jamais revendiqué le droit à la lâcheté ?

Et me voici dans la ville vaincue, désossée. Trop dilué dans l’écran des préoccupations immédiates, pas un badaud n’entend vrombir les escadrilles de déficit commercial, siffler les balles traçantes des oligopsones, ululer les sirènes des junk bonds, foncer les bolides du stock exchange.

Que les guerres étaient plus romantiques à l’époque des Spitfire en formation au-dessus de la campagne anglaise, salués par des femmes travaillant au champ et des enfants persuadés que l’avion de leur papa tuerait Adolf Hitler par une bombe, pile sur Berlin…

Mais tout compte fait, la guerre économique est plus propre. Pas de corps éventrés, pas de charogne, de cadavres à moitié enterrés par la poussière et les gravats. Moins menaçantes pour les articulations, les os et les chairs, elles nous permettent d’éviter les corps à corps, les duels à la baïonnette avec des inconnus, nous qui évitons le contact le voisin, le postier, le pompiste, la mère, le frère, le parent délirant dans son institution.

Désormais, la guerre ne concerne plus que les communiqués. Même la guerre conventionnelle a perdu son charme héroïque.

Reno, Texas. Un type quitte la maison, le matin. Arrivé au bureau, il s’installe devant un ordinateur. Sur l’écran, une rue de Bagdad. Une manipulation de joystick et une roquette vous souffle tout le quartier. Le type fait ça encore deux fois avant le déjeuner. Il retrouve ses collègues au restaurant — un choix de menus cacher, halal ou végétariens. Retourne devant son ordinateur. Repère un moustique sur le crâne chauve de l’Irakien qu’il fait exploser, avant que l’horloge analogique n’indique 16 h 00. Le collègue de l’équipe de nuit tarde un peu. Un peu d’impatience. Le voilà. « Salut, rien de spécial ? » Rien de spécial, salut. Le type remonte dans la Hummer que sa femme l’a obligé d’acheter pour planter le statut du ménage dans le quartier des nouveaux riches. Jeopardy à la télé. L’amour sur le canapé. Lequel d’entre nous est stérile ? Et puis, fuck, sans enfants, c’est tout aussi bien. Bonne nuit, darling.

À l’appartement. Téléphone. Bohumil (je lui ai vraiment donné mon numéro ?) : « Je parie que tu te dis : Bohumil, l’andouille, le crétin sidéral, le trou du cul cosmique, il m’a fait croire qu’il y avait eu une guerre en 1714. Et j’ai regardé dans mon atlas historique, et il n’y a pas eu de guerre en 1714. Regarde du côté de l’Inde et qu’est-ce que tu vois ? La guerre entre Balaji Vishwanath et les Moghols du Dekkan. L’effet papillon de leur traité de Valvan a été si puissant qu’il a déclenché l’éruption du Krakatoa, en 1883. Bon, tu parles tu me bigophones mais moi j’ai d’autres choses à faire salut. »

Je me jure de ne plus penser à la guerre. Ni celle de 1914, ni les propres, ni les sanglantes, qui peuvent toujours revenir après les propres.

Lola et Félix sont à la fenêtre. Les ramiers et les corneilles du parc, ça les rend fous. Une folie passive. En méritants défenseurs de la dignité et de la distinction de l’espèce féline, ils ne s’en prennent plus à la vitre qui résiste à leurs coups de pattes. Seul le grelot des croquettes les fera abandonner leur poste d’observation. De tels guetteurs vous repéreraient une sentinelle déguisée en arbre dans la forêt amazonienne. Et sans se faire voir.

Côte à côte, Félix et Lola rigides comme une philosophie surannée. Seul le bout de la queue, qui pendouille sur le radiateur, alterne les accents graves et l’ellipse. Pour se moquer d’eux, un corbeau décrit un grand cercle incliné, entre le macadam de l’avenue et le faîte des peupliers. Alors, la tête de Félix suit son regard accroché aux pirouettes de l’oiseau. Lola se dresse sur ses pattes arrière et martèle la vitre.

Éternelle guerre des chats et des oiseaux… Pour Lola, la petite British blue venue de Tchéquie, les volatiles derrière le verre s’ébattent dans une cage, et elle, enfermée dans un appartement, se croit libre dans un infini de liberté.

Éternelle guerre qu’une vitre brisée pourrait métamorphoser de faux-semblant en un grand affolement d’ailes et de plumes et de poils hérissés et de crocs et de griffes.

Aujourd’hui, il fait un ciel de Rainer Maria Rilke ; il flotte par-delà les nuages. L’annonce du soleil après la pluie. Les guerres ne concernent plus que les communiqués. La télévision montre des images vieilles de quelques heures, commentées par des mots insolites, très vieux, ressortis des tiroirs de l’Histoire, écho des années terribles.

Je me calfeutre dans un fauteuil, Lola sur les genoux, Félix jaloux. Par compensation, je le caresse. Deux ronronnements ramènent la paix. L’équilibre. La cage, c’est dehors.

Et pourtant si demain la vitre devait se briser et que la guerre relevait son front de taureau, je ne voudrais pas lui survivre. J’attendrais seulement le retour du chien errant, efflanqué, affamé qui lécha la mort sur le front de François.

Il est parti en riant et il n’est jamais revenu.

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