Rien ne rime avec quatorze

Jack Keguenne,

Une fiancée abandonnée.

Aucun papier pour écrire.

Dans la ligne de mire, l’autre qui allume une cigarette.

Visage faible, déjà disparu.

*

Être toujours aux premières loges.

Pas comme à l’opéra, mais en détresse.

Nostalgie d’une chanson enthousiaste, au moment du départ, qui aurait réglé le problème.

Cadence des canons, rythme des gerbes de boue.

*

Paysages endommagés, remodelés de force extérieure.

D’un siècle à l’autre, ne plus savoir ni où ni comment faire passer la charrue.

*

S’engager.

Et, si tout va bien, revenir quelques années plus tard, amputé d’une jambe ou d’un bras, trépané de tous ses zestes d’idées.

Indolent.

*

Sur le seuil, villages consternés.

Faire comme si, dans le secret des cuisines, on n’avait pas exhorté les enfants vaillants, trouvé, dans le silence des chambres, un oreiller de fierté.

Personne ne se prépare à recueillir les cendres.

*

S’adapter aux commérages des voisins, aux unes des journaux, à instaurer une neuve coutume.

Faire figure.

Participer à son corps défendant, mais sans retour possible — le toboggan est savonné.

Se tenir haut en paroles ne suffit pas à masquer le désarroi.

*

Promiscuité.

Loin de sa mère en larmes, de l’habituelle cafetière toujours sur le coin du poêle, obligé de se frotter aux autres, aux inconnus interchangeables.

Tout quitter d’un quotidien pour venir tuer d’autres gars, plus inconnus encore.

*

D’une guerre à l’autre et même ensuite, n’y rien changer.

Pas de stratégie, sauf n’exposer que les autres, les faibles, à tous les risques.

Rendre les chances plus aléatoires encore.

Toucher du doigt l’incompétence visionnaire des états-majors.

*

Cette puissance de feu, qui secoue les tranchées et rend stupéfait, remue la boue, devenue médiatique.

L’inopportun gouverne au porte-voix.

*

Une manière de ne pas voir que, dès que le vent tombe, les drapeaux se mettent en berne.

Deuil déjà, à la moindre brume. Paroles basses à l’approche des barbelés, à l’aune des consignes.

*

Proximité, éloignement, aventure d’un risque.

Considérer le tragique continu des déflagrations et la manière de supporter.

Parfois, sembler en redemander.

*

Nous nous maintenons tous raides dans l’uniforme qui nous fait marcher d’un même pas.

Quelle différence de savoir s’il nous a été fourni ou si nous nous le sommes construit ?

Ma femme cousait pendant que je labourais.

*

Dormir, certes sur une paillasse, mais sous terre, à couvert.

S’en remettre aux amitiés qui veillent, fussent-elles embarrassées des mêmes fatigues, inquiètes d’un guet illusoire.

Se creuser un destin.

Ignorer tant ce qui s’annonce que ce qui se prépare.

*

Un obus à Verdun, une bombe à Bagdad.

Négocier l’ordinaire des jours.

Péripéties, clichés.

*

Rouler du tabac gris, rameuter des ivresses, profil bas.

Se sentir victime, non pas parmi des millions, mais de ne plus pouvoir, en aparté, séparer les souvenirs des illusions.

Devenir bègue d’une désolation. Alors comment parler encore d’un lendemain ?

*

Faire semblant, se fondre dans la masse.

Sourire pour ne pas s’effondrer.

Ne plus même savoir ni envisager ce que signifierait une victoire.

*

Lieux communs d’un regard, des dialogues ou du tissu des rêves.

Chercher le prolongement d’une portion de jour, l’énergie d’un nouvel assaut, trouver quelques mots d’apaisement pour écrire à la famille.

La défaite n’est jamais de mise. Trop abstraite.

*

Artisanat de la seule enfance : réparer le socle de l’innocence.

*

Ne rien perdre.

Garder, face à l’ennemi, l’image de la chevelure d’une fiancée, une chute de reins dans les terres non conquises.

Une promesse, une autre guerre.

*

En murmure, mais convaincant, une forme affirmée de rédemption.

*

Peut-être, le confort assoupit.

De son côté, l’inusité parasite les sens.

L’odeur de la poudre si peu fréquente dans les champs d’avant.

*

Tenir, puisque tel est l’ordre, le rang serré.

En bandoulière, porter une arme jamais éprouvée.

S’en aller affronter une idée inculquée qui déjà se dissipe.

*

Vivre sur les saillies, habiter, s’abriter dans les creux.

Comme un tumulus, affirmer, à la fois, sa position dominante et ses secrets.

Issu d’un passé, s’honorer encore d’une durée, même confuse.

*

Quelque chose s’allume que certains, parfois, plus tard, qualifieront de nuit.

De l’une à l’autre, les mêmes scintillements et la même habitude passive d’observer tous les éclats, pourvu qu’ils surviennent à distance.

*

Ne pas penser que l’histoire se recompose sur un mot d’ordre, se résout d’une injonction, s’arrête à un décret.

Clamer l’innocence de sa ferveur, un engouement à se prolonger, une incertitude continue.

Ce qui s’écoule paisible a même valeur que ce qui fait obstacle.

*

Cette manière d’être dépossédé de soi, de se retrouver élément d’un groupe qui doit rester soudé, de ne pouvoir rien décider, rien négocier.

Pourtant, aucun courage ne vient de l’extérieur, aucune peur ne peut se distribuer.

Sans bien savoir, mais sans oser les confidences, avoir l’impression que tout le monde pense de même.

*

S’accrocher à l’idée d’un avenir tant qu’il en reste un.

Faire des plans pour plus tard, même s’ils seront contrariés.

On ne sèmera plus dans les champs dévastés de cratères d’obus.

*

Le propre d’une menace est de peser sans cesse, quels que soient l’heure et le silence du moment.

Vigilance sans relâche permise, inquiétude perfusée.

Ne pas identifier les prédateurs.

*

Dépasser le sentiment du siècle.

Aucune amertume là où il n’y a pas de souvenir.

Trembler néanmoins, presque par habitude.

*

Toujours en guerre et à quoi bon. Questions de marchandises.

Valeurs ajoutées pour quelques-uns.

Des cicatrices, des boutures d’hémisphères.

*

Il n’y a qu’une seule gloire, celle de vivre encore — paisible.

*

Rien n’alimente le feu que l’ordre de l’embraser plus encore.

(Je parle d’un feu de cartouches qui fait froid dans le dos et dans les plaies, pas d’un brasero joyeux).

*

Que reste-t-il, sinon des fiancées désœuvrées, hagardes ?

Des bords de route laissés derrière soi.

*

Tout venant des chœurs en rangs serrés.

Détresse des boues ingrates.

Solitude des balles de plomb.

*

Recruter en dévoilant un mensonge structuré.

Une calamité, un désastre ?

Persuader de la générosité du sacrifice.

*

Faire nombre, à l’écoute d’une débâcle.

Toujours se fomentent d’improbables outrances pour qui n’a pas encore eu le temps de s’habituer à l’Histoire.

Les déserts se forment sur des sentiments dépeuplés.

*

Ne jamais savoir combien de temps durera la trêve, la crise et, depuis longtemps, il n’y a plus de dimanche.

Partager