Quo vadis Belgica, ou Angélique, la Belgique ?

Michel Torrekens,

Je vous dois d’emblée une explication. Pour reprendre une expression qui vous est chère, à vous les humains, personne n’a intérêt à porter un masque pour le sujet qui nous préoccupe, vous autant que nous. Trop de lois du silence, d’agendas cachés, de réunions en des lieux tenus secrets, de forces occultes ont fini par rendre la situation illisible. Oui, illisible. Autant jouer cartes sur table. Moi le premier. Celui qui écrit n’est pas celui que vous croyez. Nous, les anges, pour nous manifester à vous les humains, devons coloniser les esprits les plus réceptifs. Les mystiques, les artistes, les enfants, les contemplatifs, les rêveurs, nocturnes ou diurnes, se prêtent volontiers à nos manifestations angéliques. Et, plus que tout autre, sans que nous puissions en donner d’explications rationnelles, les peintres et les sculpteurs. Des êtres ouverts d’esprit, perméables aux réalités qui échappent aux codes connus, dont le cartésianisme n’est pas devenu un carcan, pour lesquels la gentillesse n’est pas une plaie, et surtout dont l’ego reste perméable aux autres formes de vie que la leur. Autant vous le dire, cela devient des perles rares en ces temps d’égoïsmes. J’ajouterai que les hommes d’Église nous ont souvent fait jouer un rôle dont nous nous serions volontiers passés : ils n’ont pas toujours contribué à donner de nous l’image la plus crédible qui soit. Ils nous ont manipulés comme des marionnettes et parasité notre présence au monde.

Cette fois, j’ai jeté mon dévolu sur un écrivain. En matière d’ego, voilà bien une engeance où il est rare de trouver des spécimens qui en soient dépourvus. Mais la chose se rencontre de ci, de là. En l’occurrence, un petit écrivain de province, paresseux à ses heures, manquant de constance dans son art, cantonné au genre parcimonieux de la nouvelle par incapacité à se lancer dans des œuvres ambitieuses, curieux de tout au point de se disperser, généreux sans se noyer, sympathique mais facilement agacé, classe moyenne, enthousiaste, timide, solitaire, foncièrement optimiste et inquiet. Mais celui-ci n’est pas le sujet.

De là où vous m’avez installé — dans ma forme matérielle, cela va sans dire —, j’ai une vue fantastique sur votre pays. Je suis assez fier d’avoir inspiré un certain Martin van Rode, le sculpteur chargé d’agrémenter le sommet de l’hôtel de ville de votre capitale qui cumule les casquettes : régionale, nationale, européenne, tout en gardant son statut communal, ce qui n’incite pas ses habitants à la modestie, même si certains — de plus en plus rares — revendiquent le surnom de ketje. De là-haut, je domine — le terme n’a jamais été aussi inapproprié — la situation. Vous avez notamment voulu que je fasse office de paratonnerre, mais je me suis révélé bien incapable de détourner les pires orages qui vous aient menacés. Tout engoncé d’or, ce dont je me serais bien passé, et affublé d’armes passablement ridicules, je surplombe la plus belle place du monde. C’est aux heures où vous la désertez que je capte le mieux l’esprit puissant du lieu. Un quadrilatère bien circonscrit qui oppose le vide et le plein, l’aérien et le minéral. En son centre, un immense cube d’air qui donne tout leur poids aux bâtisses du périmètre. Appuyées les unes contre les autres, jouant des coudes et des épaules, prenant des airs hautains, parées d’atours les plus divers, elles sont l’orgueil de la cité dont elles racontent les us et les coutumes. Elles se lisent comme un livre de pierre, une bande dessinée architecturale. Point de convergence des deux cultures du pays, cette place n’appartient ni aux uns ni aux autres, mais à tous. Le monde entier y converge. Aussi suis-je pantois d’assister à vos disputes pour des bouts de territoire, des panneaux monolingues, des sous-ministères de régions et des sous tout simplement malgré votre opulence dont cette place est le témoignage. Avec une rare énergie, vous vous ingéniez à séparer, fragmenter, atomiser. Le mot scission a effacé celui d’union. J’ai essayé en vain d’influer le cours d’une histoire que vous avez enclenchée avec un sentencieux Walen buiten, lancé depuis Leuven la catholique. La fracture fut assumée d’un côté comme de l’autre en inaugurant une frontière inédite et aussi invisible que moi. Une frontière linguistique. Comme si les langues pouvaient buter sur des barrières douanières.

Pourtant, une récente excursion vers la ville portuaire d’Antwerpen, où j’étais allé me concerter avec l’un de mes confrères ayant pignon sur rue au sommet de l’avenue De Keyserlei, m’avait redonné de l’espoir pour que ne soit pas réduit votre pays déjà minuscule. Fidèle à notre habitude d’emboîter le pas à l’un de vos congénères, j’avais embarqué à la suite d’une charmante touriste francophone d’un jour dans un train faisant la liaison Bruxelles-Antwerpen, où l’aller n’empêchait pas le retour. Dans notre wagon, j’eus l’agréable surprise d’entendre une famille africaine s’exprimer en lingala. À notre gauche, une dame asiatique assez âgée s’égosillait dans son Global System Mobil qu’elle tenait de la main gauche en couvrant sa voix de la droite dans un idiome qui ne me permit pas d’identifier si elle était japonaise, chinoise ou coréenne. Plus loin, deux Espagnoles volubiles me rappelèrent le temps de l’occupation de Bruxelles par leurs aïeux, tandis qu’un homme assoupi rêvait en tchèque de la place Jan-Hus, là où fut consommée une autre partition. Babel n’était plus une tour, mais un train, glissait de la verticalité statique à l’horizontalité mouvante. Heureux trajet qui abolissait les frontières, si ce n’est qu’à peine quittée la capitale et son industrieuse périphérie vilvordienne, les annonces bilingues devinrent unilingues, parasitant quelque peu mon plaisir et mon enthousiasme.

Aux lendemains d’élections calamiteuses, en l’absence de gouvernement, englué dans une crise protéiforme face à laquelle le dragon que j’étais censé avoir terrassé paraissait bien inoffensif, j’assistai éberlué à vos tergiversations. Quand je me suis décidé à descendre des nonante et un mètres de mon piédestal, la situation m’est apparue inextricable. Les protagonistes campaient sur leurs positions et bien plus que ce qu’ils laissaient entendre — à vrai dire des bribes — dans les médias. Plus grand monde ne faisait confiance aux autres, chacun observait l’adversaire pour décrypter ses intentions cachées, les uns et les autres y allaient de leurs provocations. Même vous, le peuple, l’opinion publique comme ils disent aujourd’hui, étiez une pièce dans cette partie d’échecs. J’eus le privilège d’assister à cette réunion au sommet qui se tint à l’insu de tous, un dimanche aux aurores, quand vous dormiez encore. Dans la salle du conseil de l’hôtel de ville, « mon » hôtel de ville, furent conviés tous les présidents de parti, tous contrairement à ce qu’on rendait public, chacun accompagné de son principal conseiller. Les représentants patronaux et syndicaux se trouvaient exceptionnellement sur les bancs, les banquiers et experts de la finance avaient été appelés en renfort. Le roi, qui n’intervenait plus que pour porter la bonne parole officielle, avait été confiné dans ses appartements (impossible de le couvrir en cas de fuite), mais était représenté par son chef de cabinet, essentiellement pour régler les questions de dotations et les modalités de la retraite du souverain dans ses propriétés du Sud de la République voisine où il avait déjà anticipé ses arrières. Le sort du prince héritier qui piaffait malgré ses cinquante ans avait été réglé d’un définitif Hij kan het niet. Les églises et les universités avaient été tenues à l’écart, mais il faut dire qu’elles vivaient leurs propres crises, les premières se prenant les pieds dans les soutanes et les djellabas de la morale, les secondes se déchirant au sommet entre anciens et modernes. Les unes et les autres subissaient ce qui se passait un peu partout : l’éclatement, la fragmentation, sous couvert de fusions. Toutes les forces en action allaient dans le sens de la compétition. Vous redeveniez — aviez-vous seulement cessé de l’être — l’espèce la plus guerrière de la Biogée. Sans savoir où cela pouvait vous mener.

Votre pays n’était pas seul en cause. Partout, l’émiettement se généralisait. Le rejet, les expulsions, les licenciements, l’opprobre et les moqueries étaient légion. Incapables de vous donner une existence, vous vous nourrissiez du rejet de l’autre. Tout ce qui n’entrait pas dans vos schémas ne méritait que le dédain. Les qualités de l’autre ne vous intéressaient que si elles vous renforçaient.

Lors de cette négociation-liquidation, les tensions atteignirent leur comble, chacun se rendant compte que l’on avait atteint la phase de l’inéluctable divorce. Même ceux qui en avaient été les partisans les plus farouches en mesuraient les conséquences et prenaient conscience du prix à payer. Il s’agissait pour chacun de sauver les meubles. J’étais là, témoin impuissant, au milieu de ces passes d’armes. J’assistais éberlué aux escalades verbales et aux anathèmes. Il manquait un notaire impartial. Chacun avait ses dossiers — volumineux — qui n’avaient plus rien en commun avec ceux des autres. Les invectives fusaient, les coups de bluff, les intimidations, les menaces, les chantages. Les femmes présentes ne s’en laissaient pas compter et n’étaient pas les dernières à hausser le ton. Conciliateur, réconciliateur, facilitateur, préformateur, médiateur, planificateur, anticipateur, démineur, le Palais avait tout essayé pour tenter de rapprocher les points de vue, mais cette fois les mines explosaient de partout et chacun tirait à vue. Quelques-uns, dans une ultime tentative, avancèrent le concept de Walbrusie, qui fut aussitôt torpillé par le Nord. Ce n’était pas pour rien que cette réunion, qui n’était même plus celle de la dernière chance, se déroulait en ce pré carré élevé au rang de patrimoine universel. On se disputerait jusqu’au dernier pavé de la place. Au risque de patauger dans les marais nauséeux ancestraux.

Le pays était sys-té-ma-ti-que-ment dépecé et chacun engrangeait son bout de gras. Plus rien ne tombait dans une escarcelle commune, même le sens commun. La plus grande difficulté concerna les communes à facilités. Ils se résolurent, après moult échauffourées, à se les partager par tirage au sort. On se rapprochait de plus en plus de l’épicentre de cet ouragan. Ils préservèrent dans une sorte de statu quo, de no man’s land, d’entité abstraite, la Grand-Place, « ma » grand-place, et les ruelles adjacentes, ainsi que des symboles historiques comme le palais de justice transformé en musée des temps anciens, la Bourse, la colonne du soldat inconnu, la cathédrale, le palais royal devenu depuis longtemps une coquille vide, le parlement qu’on décida de recycler en abri de nuit pour sans domicile fixe. Histoire de ne pas devoir se les partager. Ces mesures amenèrent une sorte de sérénité sur les visages des liquidateurs. Un calme étrange s’installa dans la salle du conseil, comme le silence d’une qualité exceptionnelle qui couvrit les plaines d’Hiroshima et de Nagasaki après la chute des bombes, ces inventions d’une civilisation autodestructrice. Ce que vous avez appelé la civilisation postmoderne. « Fabula acta est », lança solennellement l’un de vous en poussant un soupir. Le latin redevenait votre langue commune, le temps d’un constat sans appel. Le lendemain, à leur réveil, les Belges apprirent aux informations qu’ils ne le seraient plus. Le nom Belgique disparaîtrait, tandis que lui survivrait celui de Bruxelles, né de la nuit des temps.

Je réintégrai ce jour-là mon perchoir et laissai à son clavier mon écrivain de service qui se révéla en ces circonstances d’une docilité inhabituelle. J’en pris bonne note pour une prochaine fois.

Partager