Il était une fois, il y a bien longtemps, perdu dans les brumes du Nord, un petit royaume où chacun vivait en paix. Un roi débonnaire y présidait aux destinées d’un peuple aimable et sympathique ; il était bon vivant et joyeux drille comme la plupart de ses sujets. Autour de lui gravitaient une nuée de princes et de princesses aux intérêts les plus divers. L’un d’entre eux, par exemple, portait le plus grand intérêt aux chiens du royaume, ce qui lui valait la sympathie d’une importante partie de la population. Les reines quant à elles étaient choisies en des contrées lointaines et exotiques, afin sans doute de renouveler le sang royal ; elles parlaient allemand, suédois, espagnol ou italien. Les princesses et les petits enfants royaux avaient des cheveux blonds comme dans les livres d’images, même celle qui ne présentait pas toute la légitimité souhaitée. Car les rois après tout ne sont que ce que nous sommes.

Lorsqu’éclatait quelque dispute, on discutait beaucoup et les choses, finalement, se résolvaient selon une formule entrée dans l’histoire sous le nom de « compromis à la belge (1) ». L’on se réunissait autour d’une kriek ou d’un verre de péquet, l’on s’engueulait copieusement pour garder un minimum de dignité, après quoi chacun rentrait chez soi le nez un peu rouge et le regard vague, et tout rentrait dans l’ordre.

Les motifs de discorde cependant ne manquaient pas, depuis le temps lointain où le grand Jules (c’est de César que je parle) avait envahi omnem Galliam, stoppé dans sa course conquérante par l’impénétrable forêt ardennaise au nord de laquelle vivaient les Germains sauvages et chevelus. C’est ainsi que la civilisation et la langue romaines s’arrêtèrent en ce point précis et que le français — dérivé du latin comme chacun sait — ne dépassa pas les limites de cette forêt au-delà de laquelle subsista la langue germanique, ancêtre du néerlandais cher à Bartje-le-tisserand (2).

Mais quittons provisoirement l’Antiquité avant que d’y retourner tout à l’heure, et revenons à notre histoire. Ce pays minuscule et charmant s’était choisi une bien jolie devise que n’auraient pas reniée les Trois Mousquetaires, et qui symbolisait l’esprit de tolérance et de concorde des sympathiques habitants de cette contrée en même temps que leur caractère bien trempé, quel que fût leur dialecte. « L’union fait la force » proclamaient fièrement les armoiries du Royaume, s’appuyant sans nul doute sur le proverbe flamand bien connu selon lequel Twist verquist, Eendragt geeft magt (3). Le Coq wallon et le Lion des Flandres, d’ailleurs, faisaient bon ménage et coexistaient pacifiquement comme au jardin d’Éden avant qu’Ève ne croquât la pomme et que Caïn n’eût l’idée de trucider Abel, ouvrant ainsi la voie à toutes les luttes fratricides de la longue histoire des hommes. Bien sûr, quelques esprits chagrins n’ont pas manqué de s’étonner que la Flandre fût symbolisée par un animal que l’on ne trouve guère sur son sol qu’au jardin zoologique d’Anvers, derrière d’épais barreaux… Mais foin des chicanes inutiles. Un lion reste un lion, et celui de Flandre demeure fièrement campé sur sa butte en la wallonne région de Waterloo.

Tout allait donc plus ou moins pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, lorsque surgit un infâme trublion dodu et rougeaud autoproclamé de slimste Vlaming, moins brutal sans doute que ses ancêtres du temps de César mais non dénué cependant d’une sauvagerie qui le poussait à parler du Roi comme de « Monsieur Albert » et à montrer — métaphoriquement, grâce au ciel — son cul joufflu aux médias du monde entier en une jolie formule certes incorrecte sur le plan de la syntaxe, mais qui n’a pas fini de faire rire Youtube et la vaste communauté des internautes (4). L’on sait aujourd’hui combien l’homme se trouva marri, après réflexion, de n’avoir pas formulé en latin le bel adage selon lequel post dorsum fissa, sachant que les paroles de nos jours ne s’envolent plus, fixées à jamais dans les virtuelles entrailles de nos ordinateurs : verba nonjam volant sed ut scripta manent.

Au terme d’élections compliquées, le bon roi du pays de Bart, Elio, Joëlle, Didier et les autres fut bien obligé de se livrer une fois encore à un sport qu’il n’appréciait guère, celui des « consultations royales (5) », nommant tour à tour comme en 2007 (tant il est vrai que l’histoire est un éternel recommencement) informateur, pré-formateur, réformateur, démineur, explorateur, dépanneur, médiateur, pacificateur, négociateur, réparateur, clarificateur, décimateur ou exterminateur, tricheur, harangueur, provocateur, bateleur, batailleur, escrimeur, démolisseur, reconstructeur, censeur, conciliateur et réconciliateur, imprécateur, gesticulateur, perturbateur, sacrificateur, usurpateur, menteur, compétiteur, radoteur et autres docteurs-miracles… en vain jusqu’à ce jour.

Terminator-Bartje se fendit de notes et de conseils truffés de citations latines, l’air malheureux, rêvant sans nul doute de nouvelles Matines brugeoises où l’on pourrait une fois encore exterminer dans leur sommeil tous ceux qui se trouveraient incapables de prononcer comme il se doit quelques mots bien sentis dans la langue du Nord. Mais disons à sa décharge que le prénom de notre ami Bart le prédispose peut-être à de tels excès : souvenons-nous en effet du sanglant massacre de la Saint-Barthélémy. Il doit être difficile de naître sous de tels auspices sans verser dans une compréhensible soif de violence… Par ailleurs, si l’on a la curiosité d’enquêter sur ce prénom, on en apprend de belles. Selon Martine Barbault (6) :

Bart est un homme viril, actif et entreprenant qui apparaît souvent distant. […] Méfiant et inquiet, il n’aime pas se livrer au premier venu. (…) Il se montre parfois partagé entre son désir de possession, qui le pousse à conserver ses acquis, et cette tendance à la conquête. […]C’est un grand nerveux qui a besoin d’action pour employer ce trop-plein d’énergie. […]Volonté et autorité le caractérisent, ce qui lui confère un certain charisme. Enfant, il est déjà ambitieux et fournira beaucoup d’efforts pour être le premier. Vif, bouillonnant, curieux, excitable, il est parfois instable et ne tient pas en place […] Il serait bon de développer chez lui le sens du partage, car il tend à être égocentrique et capricieux. [Il] a besoin d’impressionner ou d’être admiré, voire d’être le point de mire. Pour cela, il est prêt à fournir beaucoup d’efforts. Il aime ce qui est beau, ce qui est grand, ce qui élève et cultive des désirs de grandeur. […]Il acceptera difficilement que sa position de maître soit discutée.

Bigre ! Tout était donc écrit. On se croirait dans une tragédie antique, le destin ayant distribué les rôles dès l’origine, et vas-y qu’en vain je me débatte ou que je lutte, Oreste finit quand même par égorger sa mère et Œdipe par trucider son père (tout comme Bart-le-Conquérant arrivera sans nul doute à occire, toujours métaphoriquement on peut l’espérer, le pauvre Monsieur Albert et ses descendants aux blonds cheveux). Et ce sera la fin de toutes ces belles histoires que l’on nous racontait aux temps anciens de l’enfance, celle des six cents Franchimontois et celle des Éperons d’or, celle du chevalier Bayard et celle des quatre fils Aymon, celle d’un Anversois romain (!) nommé Silvius Brabo et celle de Manneken-Pis, celle d’Everard t’Serclaes et celle de Thijl Uilenspiegel tel qu’il fut immortalisé par la plume francophone de Charles De Coster…

Oui, tout était écrit. J’en ai d’ailleurs trouvé la trace non pas chez Nostradamus comme on aurait pu s’y attendre, mais chez Cicéron (7), orateur et pour cette fois visionnaire. Sauf que, de nos jours, nous manquons cruellement de l’un ou l’autre Cicéron qui serait orateur et patriote à la fois… Mais lisons plutôt.

Quousque tandem abutere, Barte textor, patientia nostra ? Quamdiu etiam furor iste tuus nos eludet ? Quem ad finem sese effrenata jactabit audacia ?

O tempora ! o mores. Senatus haec intellegit, consul videt ; hic tamen vivit. Vivit ? immo vero in senatum venit, fit publici consilii particeps…

O di immortales ! ubinam gentium sumus ? in qua urbe vivimus ? Quam rem publicam habemus ?

Barte, distribuisti partes Italiae ; statuisti quo quoquem proficisci placeret.

Quo tandem animo hoc tibi ferendum putas ? Servi mehercule mei si me isto pacto metuerent ut te metuunt omnes cives tui, domum meam reliquendam putarem ; tu tibi urbem non arbitraris ? Et, si me meis civibus injuria suspectum tam graviter atque offensum viderem, carere me aspectu civium quam infestis omnium oculis conspici mallem ; tu, cum conscientia scelerum tuorum agnoscas odium omnium justum et jamdiu tibi debitum, dubitas, quorum mentes sensusque vulneras, eorum aspectum praesentiamque vitare ? Si te parentes timerent adque odissent tui neque eos ulla ratione placare posses, ut opinor, ab eorum oculis aliquo concederes. Nunc te patria, quae communis est parens omnium nostrum, odit ac metuit, et jamdiu nihil te judicat nisi de parricidio suo cogitare.

Quamquam nonnulli sunt in hoc ordine, qui aut ea quae imminent non videant, aut ea quae vident dissimulent ; qui spem Barti mollibus sententiis aluerunt conjurationemque nascentem non credendo corroboraverunt

Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Bart De Wever ? Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? Quelle sera la limite de cette audace effrénée ?

Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat connaît tous ces complots, le consul les voit ; et Bart vit encore. Il vit ? que dis-je ? il vient au sénat, il prend part aux conseils et aux assemblées publiques…

Ô dieux immortels ! à quelle race appartenons-nous ? dans quelle ville vivons-nous ? Quel gouvernement est le nôtre ?

Bart, tu as démembré ton pays ; tu as assigné les lieux où chacun devait se rendre.

Comment as-tu le courage de supporter cet opprobre ? Certes, si mes esclaves me redoutaient comme tous tes concitoyens te redoutent, je me croirais obligé d’abandonner ma maison ; toi, tu ne crois pas devoir quitter la ville ? Et si je me voyais, même injustement, l’objet de tant de soupçons et de tant de haine de la part de mes concitoyens, j’aimerais mieux me bannir de leur présence, que de ne rencontrer partout que des regards irrités ; mais toi, alors que la conscience de tes crimes te force à reconnaître que cette haine universelle est méritée, qu’elle t’est due depuis longtemps, tu hésites à éviter la vue et la présence de ceux dont tu blesses les esprits et les sentiments ? Mais maintenant c’est la patrie, notre mère commune à tous, qui te hait et te craint, et elle juge que tu ne penses qu’à la faire mourir.

Cependant il est dans cette assemblée des hommes qui ne voient pas, ou qui feignent de ne pas voir, le danger qui nous menace ; ils ont nourri les espérances de Bart par la mollesse de leurs conseils, et c’est en n’y croyant pas qu’ils ont fortifié le complot naissant.

Et les patres conscripti d’aujourd’hui de courber la tête, et le Roi de branler du chef en attendant la guillotine, et les médias de frémir devant ce nouveau Catilina qui, pendant ce temps, s’en va proclamant que « fabula est acta (8) » et que « nihil volentibus arduum », oubliant sans doute que cette jolie formule fut jadis la devise d’une société d’humanistes néerlandais mais francophiles dont l’objectif visait à introduire dans les Provinces Unies les préceptes de la littérature française, en référence à l’Académie du même nom.

C’est qu’il aime le latin, notre sombre clarificateur. Il a bien raison d’ailleurs, car c’est à peu près la seule langue à laquelle on peut se référer sans vexer personne, comme l’a très bien compris le pape. Langue qui a le mérite (on peut le déplorer) de n’être plus comprise par grand monde, ce qui permet de dire à peu près n’importe quoi en se donnant l’air cultivé et savant, sans risquer la moindre contradiction. « Bis vincit qui se vincit in victoria », proféra encore le grand homme en d’autres circonstances. Il est deux fois vainqueur, celui qui se vainc lui-même. Belle sentence, à méditer. Et le voilà qui revendique aussi les qualités de Scientia, beneficentia, fortitudo, modestia, que l’on pourrait traduire par « la science ou la connaissance, la bienveillance ou la générosité, le courage, la modestie », cette dernière qualité étant sans nul doute, avec la bienveillance, celle qui définit le mieux notre textor-clarificator.

Personne n’a sollicité mon avis sur l’avenir de notre petit royaume d’opérette, et c’est bien dommage. Car je l’ai, moi, la solution à tous nos problèmes. Et ce n’est pas Bartje qui la contestera. Je me demande d’ailleurs comment personne n’y a pensé avant moi. Il suffirait en effet de conserver les langues française, néerlandaise et allemande, certes, dans la sphère privée, mais de rétablir le latin en tant qu’unique langue nationale. N’a-t-on pas ressuscité déjà voici quelque soixante ans une autre langue morte, en faisant de l’hébreu la langue officielle de l’État d’Israël ?

Il est au moins deux individus sur notre planète qui parlent couramment latin : le pape et Bartus-Textor. C’est donc que la chose est possible. Si l’on m’écoute, je m’engage à composer à la gloire de notre vaillant « clarificator » une ode à la manière d’Horace. Je m’attelle déjà, histoire de prendre un peu d’avance, à rédiger le texte de notre prochain hymne national :

Belgica o amata mater

tibi corda, tibi bracchia nostra

tibi patria sanguis noster.

Ut vives omnes juramus.

Semper magna semper pulchra vivas

Et perennis invictae unitatis sententia erit :

Et rex et lex et libertas !

Belga post servitudinis saecula e sepulchro virtute meruit et nomen et jus et insigna.

Invicte jam popule potens feroxque tua manus in veteribus insignis scripsit :

Et rex et lex et libertas !

Joli, n’est-il pas ? Y a pas à dire, ça a de la gueule, le latin. Pas vrai, Bartje ??? C’est quand même autre chose que le mémorable « derrière mon dos, c’est de mon cul » désormais entré dans l’histoire.

Quo vadis, Belgica ? nous demandions-nous en préambule à ce texte. Où t’en vas-tu, Belgique ?

Quo vadis, Domine ? Question autrefois posée au Christ ressuscité par l’apôtre Pierre fuyant Rome au moment des persécutions contre les chrétiens, si l’on en croit du moins l’œuvre de Sienkiewicz. Se souvient-on de la réponse ??? « Ego Romam iterum crucifigi » : « Je vais à Rome me faire crucifier encore une fois »…

Plaise au ciel que notre petite Belgique ne se fasse pas crucifier, elle aussi… ou écarteler, découper, démembrer comme pièce de boucherie à l’étal du rougeaud charcutier. Nos pères et nos grands-pères qui ont connu 1914 et 1940 doivent se retourner dans leur tombe…

1 L’auteur de cette chronique tient à préciser que l’expression « compromis à la belge » constitue une marque déposée. Toute contrefaçon risque donc d’entraîner des poursuites.

2 L’expression « de wever » peut se traduire en français par « le tisserand » et en latin par le mot « textor ».

3 Traduction française : « La discorde détruit, mais l’Union fait la force ».

4 Chacun se souvient sans nul doute du célèbre « Derrière mon dos, c’est de mon cul ». Sans doute a-t-on les hommes politiques que l’on mérite…

5 Il s’agit d’une coutume étrange mais récurrente dans le pays dont il est ici question.

6 Martine Barbault, Choisir son prénom, choisir son destin, J’ai lu, 2003.

7 Quoi de plus normal, connaissant le goût de notre ami Bart-le-Téméraire pour la langue latine et les citations… quelquefois inexactes ?

8 La formulation exacte est « acta est fabula » (la comédie est jouée), tant il est vrai que même le slimste Vlaming peut se tromper, lui aussi. En latin comme ailleurs.

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