Théâtre d’ombres

Yves Wellens,

« Au fait, dit l’auteur à ses personnages, vous m’évoquez, tous autant que vous êtes, ce sage arabe qui rendait la justice entouré de ses élèves. On lui soumit une affaire où les deux parties avaient des versions radicalement opposées. Il écouta la première, réfléchit puis lui dit : « Vous avez raison… ». Puis le second plaignant se présenta et raconta tout autre chose. Le sage l’écouta, réfléchit et lui dit : « Vous avez raison… » Alors les élèves s’exclamèrent : « Maître, comment pouvez-vous conclure ainsi, puisque les versions sont si différentes ? » Le sage les écouta, réfléchit et enfin leur dit : « Vous avez raison… »

Et l’écrivain ajouta : « Il faut passer outre ! ».

***

En dépit des longues heures passées à attendre, souvent jusque tard dans la nuit, métier oblige, leurs réflexes ne s’étaient pas émoussés. Leurs instincts profonds étaient intacts, malgré les périodes d’accalmie pendant lesquelles la discrétion restait de mise. Aussi, les journalistes de guet convinrent-ils que deux jours entiers (et bientôt un troisième, comme le souligna un vétéran) sans voir nulle part aucun des principaux protagonistes censés démêler la crise politique belge, c’était on ne peut plus suspect. Où cette petite dizaine de personnes était-elle passée ? Que pouvaient bien signifier ces disparitions simultanées ? On interrogea leurs entourages immédiats — ministres démissionnaires toujours en place, conseillers, parlementaires, proches du premier cercle — qui devaient forcément être dans la confidence : mais rien ne filtra ; tous se contentèrent d’avouer leur ignorance et de préciser que « personne n’était joignable ». Bien entendu, les reporters ne purent se satisfaire de ces réponses dilatoires. On passa des coups de fil dans des endroits qui avaient, à un moment ou l’autre, accueilli des conciliabules en petit comité ou des réunions à l’écart des bâtiments officiels ; mais rien ne transpira, ni chez Bruneau ni à l’hôtel Conrad, ni dans le village de Poupehan, près de Bouillon, où, en son temps, un quatuor de sociochrétiens avait posé les bases d’une loi de pouvoirs spéciaux. On vérifia tous les agendas, sans pouvoir glaner le moindre indice. Toutes les hypothèses furent donc envisagées pour s’expliquer cet étrange escamotage.

Cela dit, fallait-il l’expliquer ? Autrement dit, fallait-il ébruiter le fait ? La conduite du pays tournait au ralenti, mais elle tournait ; et les marchés financiers, dont on redoutait une offensive qui mettrait à mal son économie, regardaient encore ailleurs. Après tout, il pouvait s’agir d’une stratégie délibérée pour rester à l’écart, le temps qu’il faudrait, et ne plus rien devoir à l’opinion tant qu’une solution réglant les conflits entre les communautés n’était pas au moins ébauchée. Peut-être était-ce le prix à payer pour une paix future ? Comment savoir ?

***

Un faible rayon de soleil illumina un instant la table où s’étalaient des piles de papiers épars, instaurant une sorte de trêve aussi fragile qu’un paravent chinois à moitié renversé. Tout avait été dit sur l’impasse politique et existentielle de la Belgique : les deux mois et demi sans reprise des négociations, la méfiance insurmontable entre les communautés sur les questions cruciales, les remarques acerbes rompant comme un éclair le modus vivendi de façade, « rétablir la confiance », la « nécessaire et profonde réforme de l’État », les transferts de compétences et la responsabilisation financière, « n’appauvrir personne », les doubles jeux supposés, les agendas cachés, les intentions dissimulées, les diverses missions d’information, de préformation, de médiation, de clarification, de conciliation, les non-papers et la note « imbuvable », la volonté de pourrissement, « concilier l’inconciliable », le gouvernement en affaires courantes, le Plan B des uns et le but final des autres, le spectre de nouvelles élections, les « avancées considérables » et les « petits pas de nains de jardin », les « divergences parfois abyssales », « l’enfant-roi », le « zwarte Piet », les sept partis, l’accord perpétuellement « à portée de main », asséner en permanence que « tout est sur la table », « sa Belgique sinon rien », « mettre les francophones à genoux », « quelqu’un sait-il encore où l’on va ? », le passage en force sur BHV, la double nationalité à Bruxelles, la « dignité » des uns et l’agacement des autres, l’objectivation chiffrée des différents modèles de révision de la loi de financement. Tout cela était répété en boucle, avec des risques évidents de saturation et de découragement : une solution, quelle que fût sa « créativité », était immanquablement vouée à faire long feu à brève échéance : preuve de plus que la forme de « l’œuf de Colomb » avait bien changé depuis son apparition dans les chroniques…

Le sursaut, même loin des caméras et des états-majors, tardait à survenir. Le ton, autour de la table, était empreint de courtoisie : on insisterait plus tard, en faisant le bilan de cette retraite, sur le respect mutuel de tous les participants. Mais, comme le disait éloquemment le principal ténor du Nord, « on ne peut pas toujours rester neutre ! » À quoi son homologue du Sud répliqua que, « toi, en réalité, tu ne l’as jamais été ! » Et c’était reparti pour un tour de propos virils et de portes claquées ! Les antipodes n’étaient pas près de se rejoindre ni même de se rapprocher…

À vrai dire, c’était le moule dans lequel les protagonistes évoluaient (et auquel désormais ils ne faisaient plus que se heurter…) qui rendait impossible tout dépassement de soi. La complexité des institutions n’engendrait plus que des interprétations complètement opposées sur tous les points ; toute perspective était ainsi d’emblée sujette à caution. Le dernier soir avant le retour à la rue de la Loi, on n’alluma pas les lumières : prémonition ? Superstition ? De toute manière, de nombreux signes attestaient la présence de journalistes dans les environs. Il y eut soudain un grand silence. De ci, de là, on entendait quelques bruits furtifs et indistincts, comme des ombres qui se faufilent dans des couloirs.

L’auteur ne rencontra personne en rentrant chez lui. Il s’empressa de rallumer les lumières. Des feuillets traînaient sur la grande table du salon. Ils contenaient des formules ou des abréviations écrites à la va-vite : bref, c’étaient des notes ou des mots-clés à replacer plus tard, dans le flux d’une discussion. Il s’aperçut, en les parcourant, que, mises dans un certain ordre, elles pouvaient former des phrases entières, pour peu qu’on y ajoute des liaisons. Ce qu’il fit, en encadrant ses propres termes par des crochets, comme dans ces textes préparatoires aux traités internationaux avant que les chefs d’État s’accordent sur une version finale. Ce qui donnait ceci :

[Pour] maintenir [ce] pays, [il n’y a pas d’autre] solution [qu’une] diepe staatshervorming ; [et cela ne peut être atteint que par la plus large] autonomie van de gewesten en gemeenschappen, [notamment] fiscale. [Des] mécanismes correcteurs de solidarité [au] federaal niveau [atténueront dans un premier temps] les écarts et les distorsions économiques [entre les diverses entités fédérées dus à la] nouvelle loi de financement. [Pour répondre à leurs] besoins spécifiques [dans la plupart des matières, celles-ci devront] hun eigen politiek leiden, [en disposant des] transferts van bekwaamheden et des moyens financiers [adéquats]. La Région bruxelloise sera refinancée, avec un droit de regard sur sa gestion [et] zonder uitbreiding ; BHV [wordt] gesplitst, et les facilités pour les seuls francophones des six communes [confirmées]. [Ou alors, il faut] changer [de] constitution…

Men zou een équilibre précaire moeten waarderen.

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