Bien sûr, il ne s’appelait pas comme ça. C’est moi qui avais imaginé cette transposition. Il était améri-cain, notre premier contact avait été facile. Il avait la fierté naïve de son pays gigantesque, je souriais moi-même de l’amoureuse exiguïté du mien. D’où tu viens ? Oh ! Cool. Fascinating. Il était pianiste. J’étais informaticienne. Il rêvait de composer sur ordinateur, je rêvais de ne pas avoir abandonné le piano à dix-huit ans. En général, on situe une rencontre en écrivant : quand je l’ai vu pour la première fois. Moi, je l’ai entendu. Il jouait je ne sais quel morceau de Toots Thielemans, en faisant traîner le piano comme un harmonica. La fibre nationale a dû jouer. Il avait l’air disponible, éveillé, pas stone : plutôt sable et eau.
Le lendemain soir, le colloque était toujours aussi emmerdant, et il était toujours au bar à envoyer des mélodies pour qu’on les rattrape au vol. C’était tellement rassurant, cette ambiance feutrée comme les touches, ce déballage de clichés jazz. Et lui-même, de dos, larges épaules, parfois penché parfois redressé, avec les bras qui partaient à gauche et à droite, mains déployées, doigts précis. D’habitude, les pianistes de bar ont quelque chose de découragé, mais il n’avait même pas l’air ennuyé d’être là. Il regardait de temps en temps à travers la pièce, les meubles, les gens. Quelques participants au congrès traînaient avec moi. En cette fin d’octobre, le grand sujet était évidemment les élections. Après avoir eu le sourire modeste de l’inévitable, prochaine et républicaine victoire, mes collègues avaient changé progressivement de visage en suivant malgré eux l’ascension d’Obama dans les sondages et ses apparitions presque sans faute en public et dans les médias. Ils me considéraient à présent avec un dépit aussi feutré que les airs de Qwerty, un peu comme si j’avais envoûté McCain avec une petite poupée piquée d’épingles. Moi, je m’étais inscrite sur le site d’Obama et je recevais régulièrement des mails signés de lui, de sa femme ou de son directeur de campagne. On a beau savoir qu’ils sont trois millions d’internautes environ à les recevoir, ça surprend de se voir écrire It’s in your hands à quelques jours du grand jour. Oh ! si ça ne tenait qu’à moi, comment que j’en piquerais des épingles dans une poupée Bush ou McCain ou Palin (non, celle-là, elle s’est dégonflée toute seule…). Mais je souris poliment en disant que je ne fais pas de politique. Ils ont l’air un peu rassuré par cet aveu d’infériorité féminine et raciale, Obama, il est vrai, c’est déjà beaucoup.
Dans l’ascenseur, en remontant vers nos chambres, des Français entonnent Il jouait du piano debout. Hommage. Moi, je dors debout. Southern Comfort.
Je me lève tellement tôt que j’en ai honte, mais c’est à cause de cette lumière qui pointe à quatre heures du matin. Que faire à quatre heures du matin quand on n’a pas de corps sous la main, – à part le sien, non merci ? Des longueurs de piscine. Celle de l’hôtel est assez grande, le liner est délicieusement beige et pas horriblement bleu, et l’éclairage est vraiment tout ce qu’il y a de plus chic.
Qwerty était dans l’eau avant moi. Alors, lui aussi – lui non plus ? Surtout ne pas en tirer des grands classiques. La seule chose à en tirer, c’est des longueurs. Des longueurs. Il m’a fait un petit salut de la tête, avec son beau sourire américain, m’a demandé si je me plaisais aux États-Unis et au bout de cinq minutes il est sorti de la piscine. Dans ces cas-là, on préfère croire qu’il est gay. C’est plus reposant pour l’amour-propre. Donc, ne pas tirer en longueur. Qu’est-ce que le pianiste foutait dans la piscine de l’hôtel au petit matin ?
Il était tout simplement le petit copain de la directrice. Toujours dans ces cas-là, on dit gigolo, mais le mot m’est resté en travers de la gorge. Pas pu. Amour-propre, toujours. Un homme qui est digne de mon intérêt ne peut pas être un gigolo. Déjà bien assez s’il est gay ! Je tourne en toute logique mes regards vers la directrice. Elle est tellement taillée pour le rôle de manager d’un hôtel-à-clientèle-essentiellement- d’affaires que j’ai envie de vomir en pensant à l’image de moi qu’elle me renvoie rien qu’en existant (j’espère qu’on m’a suivie). Qu’est-ce qu’elle peut bien faire avec lui ? No comment (soupir). Qu’est-ce que j’aurais pu… ? Bon. Ain’t misbehavin’, après tout. Je reconnais avec application tous les poncifs qu’il joue avec une bonne volonté désinvolte, comment fait-il pour rester si, si, personnel ? Je me tue à les imaginer ensemble, la manager et le pianiste, décidément, non, il y a quelque chose qui ne colle pas.
Nous sommes au point mort, je le crains. Je suis d’une distraction crasse durant les exposés, je me traîne mollement aux ateliers pour les études de cas, je grignote distraitement au buffet cajun, je m’entends faire ma présentation du bout des lèvres, sans soulever d’enthousiasme, tout le monde ayant visiblement la tête aussi ailleurs que moi – mais pas au même endroit j’espère. Je me carre dans le fauteuil cuir de la grande salle de réunion de l’hôtel, en évoquant langoureusement des airs au piano, alors que le PowerPoint du concurrent défile sans éveiller plus d’intérêt que le mien, y a une justice. J’en ai marre. De toute façon, on va l’acheter leur camelote, c’est bien le moins qu’ils l’emballent dans un prétendu séminaire qui n’a d’ailleurs d’autre véritable but que de permettre au CEO de la boîte d’y rencontrer par hasard sa maîtresse. Champagne, tour en bateau sur le bayou avec de vrais alligators, soirée en discothèque sur le thème pirate, rituel vaudou avec transes et porte-clefs squelette à la sortie, on a même eu droit à cinquante dollars de jetons pour aller au casino de l’hôtel.
– Alors, ton clavier américain ? s’enquiert sur Gmail ma meilleure amie, à qui j’ai eu le tort de détailler un peu trop certaines features de Qwerty – ben oui, la pomme d’Adam, ça m’a toujours fait un peu fantasmer. Je trouve ça beau, cette ligne qui ondule. Et puis c’est vrai qu’il a de belles dents.
– Il t’embête autant que moi, et peut-être encore plus, réponds-je, morose.
D’ailleurs, il ne vient même plus à la piscine, le congrès en est au cinquième jour, et je m’en vais après-demain. Demain c’est la journée culturelle, on va aller s’exciter sur les dégâts de Katrina au bord du lac Ponchartrain (ils viennent presque de remettre ça, début septembre, mais heureusement plus de peur que de mal), puis visiter une ancienne plantation dans un parc national, si j’ai bien compris. La semaine prochaine, je ne serai même plus ici pour assister en direct à la victoire de Barack. Au moins, au parc, j’espère qu’il y aura des rangers, des vrais, avec leur pantalon vert et leur chapeau comme celui de la police montée canadienne. Que je vibre un peu. Parce qu’ici. Ici, euh, c’est néant. You must remember this, a kiss is just a kiss…
Ce serait déjà ça.
Hier, dernier jour, je veux dire dernier jour possible. Will you join me on Election Night? vient de m’écrire le candidat démocrate. Il s’agit d’un ultime appel de fonds, avec tirage au sort désignant cinq personnes qui pourront accompagner l’heureux élu, s’il l’est vraiment, le soir S du jour J. Woaw, je suis vraiment tentée, Barack, mais c’est impossible, je ne peux déjà pas voter pour toi, et même pas te donner des sous. Au début, j’ai essayé de faire un don, pour acheter un car magnet (que j’aurais mis sur mon frigo), mais ça ne marche pas. J’ai fini par apprendre que c’était interdit : seuls les citoyens américains peuvent faire un don à un candidat. Logique, au fond. Si Al-Quaeda ou Total pouvaient financer une élection américaine, on imagine les conséquences. La semaine dernière, c’était Your calls are needed in Pennsylvania, mais j’étais à Bruxelles alors… Je glisse dans les couloirs de l’hôtel, en saluant au passage les domestiques, tous noirs bien sûr. Les nettoyeuses s’activent en silence avec leur balai, sorcières débonnaires. À propos de sorcières, l’hôtel est plein de fausses toiles d’araignées et de citrouilles édentées, Halloween oblige.
Il est dans la piscine à cinq heures. Je me jette à l’eau, et ce n’est pas une image. Je m’approche de lui sournoisement de longueur en longueur, j’invente la brasse crabée, cool ! fascinating. À part le heurter par une erreur soigneusement machinée, dans le genre maintenant-que-la-glace-est-rompue, je ne vois pas. Mais, à ma stupeur quelque peu ridicule, ne pas rougir surtout ne pas rougir, trop tard, il tourne la tête vers moi et m’envoie son bonjour de publicité pour dentifrice. Aaaaaah ! Qwerty, je veux bien accepter que c’est pas possible, mais j’aimerais au moins comprendre pourquoi. J’ondule vers lui comme une pomme d’Adam, j’engage la conversation, early bird, n’est-il pas ? Ouh ! l’anglais de collège. Ouh ! l’inspiration rond-de-cuir. L’informatique, ça rouille les neurones amoureux. Et lui, le pianiste, il me débite quelques considérations sur la température de l’eau qui, paraît-il, est froide le matin, tant que le chauffage de la piscine ne s’est pas mis en route, mais lui il aime ça, quand c’est froid le matin. Je souris, stupidement sans aucun doute. Mais il continue à me parler gentiment comme si je lui plaisais vraiment. Nous sommes côte à côte, dans l’eau jusqu’à la taille, les bras accrochés au rebord. Ce serait bien qu’on se frôle. Il raconte un peu, le piano à cause de son oncle, il a fait un CD qui est à la boutique de l’hôtel – il doit connaître quelqu’un dans le management –, il promet de me l’offrir, je promets de l’acheter. Je raconte un peu, métier beaucoup de voyages, c’est la sixième ou la septième fois aux States, oui j’aime bien. Non, je ne suis pas mariée, pas d’enfant. Et lui ? Lui non plus. On s’est tournés l’un vers l’autre en parlant. Il est là, devant moi, et toute ma peau a envie de la sienne. Ebony and ivory live together in perfect harmony, side by side on my piano. Why don’t we ? Mais il ne me touche pas. Au bout d’un moment où il me semble que peut-être on s’est regardés un peu plus intensément, il me sourit, me salue et se détourne. Le voilà qui se hisse sur le rebord d’un mouvement magnifique, à part le saisir par un talon je ne vois vraiment pas comment le retenir. Il se rétablit sur les genoux, saute sur ses pieds, saisit sa serviette, se frictionne – ça vous embête, ces détails? pas moi – et s’enveloppe d’une sortie de bain blanche dont il noue la ceinture avec ses mains de pianiste. Nice to meet you. Ain’t he sweet.
– Il est raciste ou quoi? demande Myriam, à qui re-épanchement sur mon webmail.
– Non, je ne crois pas, que je réponds.
S’il avait été raciste, il m’aurait sautée, et il serait parti. Je suis née à Léopoldville. À Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa, Congo, rien ne dit qu’un Américain et la bâtarde d’un ancien colonial pourraient se faire une place au soleil. Pourtant ce serait tentant, hein, je serais capable d’ouvrir un hôtel-pour-clientèle-essentiellement-d’affaires, et je l’enga- gerais comme pianiste. Je me vois bien entrer dans le hall, et lui, entonner Ebony and ivory, avec ses mains désinvoltes, et me lancer un clin d’œil juste pour nous deux. Ou alors ici, aux États-Unis, symbole de la nouvelle ère, Martin Luther King doucement vengé par l’élection d’un métis, par notre belle union mixte. Tout ce monde plein de pétrole et de guerre à reconstruire, patiemment, avec de l’amour, de la musique, des enfants de toutes les couleurs.
Suffit. Retour au clavier, à celui qui me fait vivre, à défaut de vibrer. De toute façon, avec un qwerty, je suis une véritable handicapée. J’ai l’impression d’être Chopin à qui on aurait refilé un petit orgue pour enfants. Mes collègues flamands s’en tirent mieux. L’habitude d’une vie sans accents, persiflé-je. Ce n’est pas eux qui tomberaient amoureux d’un pianiste de bar. (Ils sont là essentiellement-pour-affaires.) Ce n’est pas eux qui, comme Brassens ou comme moi-même, se soucieraient d’une relation finie avant d’avoir commencé : Mais si l’on a manqué sa vie On songe avec un peu d’envie À tous ces bonheurs entrevus Aux baisers qu’on n’osa pas prendre Aux cœurs qui doivent vous attendre Aux yeux qu’on n’a jamais revus
I’m about to head to Grant Park to talk to everyone gathered there, but I wanted to write to you first. Non, ce n’est pas Qwerty, c’est Barack. Il a gagné. Si ça se trouve, Qwerty a voté McCain. Moi… je crois que je vais reprendre le piano.