Les agents doubles

Luc Dellisse,

1.

Le bus pénétrait dans la zone invisible où on captait les réseaux français. Mon portable a sonné. Un message récent : Paul-André Sadin. Il avait des problèmes et voulait me demander conseil. Ca ressemblait à un SOS. 

Je venais d’arriver à Bâle pour participer au colloque sur L’Arrière-pensée. Je comptais compléter mes notes dans le bus. « Obama, au bas mot. » Intraduisible, comme toujours. Mais d’abord Paul-André. Il ne m’avait pas habitué à cette voix inquiète, traquée, tiraillée. D’ordinaire il traversait la vie avec une sorte de détachement rêveur. J’ai formé son numéro.  Plus de réseau.

Paul-André assurait les relations publiques spéciales de RFO. A longueur d’année il sillonnait l’Afrique, où il était considéré comme une espèce de sorcier. Son travail consistait à lever les motifs de fâcherie ou de ressentiment chez les ministres locaux, indignés par les mauvaises manières du gouvernement français à leur égard. Leur moyen de rétorsion favori était la menace d’interrompre les émissions de RFO dans leur pays. Paul-André leur démontrait l’inefficacité de ces brouilleries et mettait en lumière le stupide malentendu qui les avait égarés. Pas toujours facile. Sur la foi de sa seule apparence, les Africains se méfiaient de lui. Je ne sais pas si comme on le chuchotait parfois, il leur laissait en partant une mallette pleine de bank-notes, ou s’il se contentait de les élever dans les grades de la légion d’honneur. Mais ses visites étaient rarement inutiles. Les pylônes de la radio n’étaient pas abattus, les derricks d’Elf et de Total continuaient à pomper l’or noir. Sous le grade modeste de sous-directeur de la communication, Paul-André était un serviteur obscur mais efficace. J’ai réessayé de le joindre. Ca captait de nouveau.

Il m’a pris entre deux souffles, et la première chose qu’il m’a dite c’est qu’il ne pouvait pas me parler, qu’il allait me rappeler. Je lui ai dit que non, que je le rappellerais moi.

– Alors, attends, je sors, je vais t’expliquer en deux mots.

Tandis qu’il quittait un instant sa réunion, le bus roulait toujours et s’éloignait du Rhin. Nous allions être interrompus d’un instant à l’autre. Non, je l’entendais à nouveau chuchoter : Tu m’entends ? L’écho avait changé, il devait être dans un hall en marbre. « En deux mots », j’ai compris l’essentiel. Il revenait d’une mission de routine au Bénin et voilà qu’on lui reprochait d’avoir volontairement desservi les intérêts de RFO. On agitait sous son nez la photocopie d’un chèque. On parlait de corruption passive. Je ne comprenais pas très bien. Qui avait corrompu qui ? Il essayait d’être clair sans citer aucun nom et même aucun autre pronom que le on ; et il parlait d’un ton si bas et si pressé qu’on aurait pu le croire dans la savane béninoise, ou dans une prison de Gomma.

La communication s’est interrompue. Difficile de savoir si c’était volontaire ou pas.

2.

Au milieu d’une pause dans le colloque, comme je sortais des toilettes, la vision de Paul-André m’a soudain ressauté au visage. Le pauvre, avec tout ça je l’oubliais. J’ai demandé son numéro au central. Je suis tombé sur Paul-André aussitôt, il a glapi « allô ». En me reconnaissant, il s’est calmé, mais non pas apaisé. Au moment où je l’avais appelé du bus il se trouvait dans le bureau du Président pour recevoir la nouvelle officieuse de son licenciement. Il l’avait accueillie sans casser les vases sur la cheminée et sans se rouler par terre, mais ça n’allait pas se passer comme ça. Là il bondissait pour voir M° Fornacciari, un avocat spécialisé dans la défense des hommes politiques et des hauts fonctionnaires. Il pouvait me rappeler ce soir ? Bien sûr, rappelle-moi à l’hôtel des Rois mages, à partir de dix heures.

3.

Le téléphone a sonné dans ma chambre, c’était Paul-André. Il avait vu M° Fornacciari au début de l’après-midi et il venait de le revoir. Il n’était pas trop rassuré par ses conclusions. Contrairement à ce qu’il avait cru, sa position n’était pas vraiment forte. Il ne suffit pas d’avoir été balancé sans préavis par un employeur, fût-ce une radio d’Etat, pour obtenir des compensations substantielles. Le spectre de la faute grave s’agitait au-dessus de la tête de mon malheureux ami.

4.

Au Gundeli, où se tenait le colloque, mon téléphone captait la France. A mon entrée dans l’amphi, il a vibré dans ma poche, le deuxième jour au matin. C’était Paul-André, en direct.

Plus nerveux que la veille. Il buvait un verre en attendant les conclusions de son avocat (ça ne devait pas être son premier verre, je l’entendais bien). En tout cas il ne retournerait pas à RFO. Depuis deux jours qu’il était rentré du Bénin, il avait l’impression que sa secrétaire chuchotait dans son dos, qu’on le tenait à l’écart des réunions importantes. Il n’avait pas dormi. Le jet–lag aiguisait le pressentiment de sa mise à mort.

Je sentais Paul-André désemparé et prêt à fondre en larmes. Et je n’avais que quarante-cinq secondes pour lui remonter le moral, il fallait que j’aille signer le registre des présences. J’ai fait ce que j’ai pu. Il n’en était plus au stade où je pouvais le réconforter avec de bonnes paroles.

La communication s’est coupée comme un songe. Réseau effacé. D’accord.

5.

Dans le vague de l’ennui, j’écoutais les communications érudites sur la psychologie du mensonge, les ruses du savoir et celles du non-savoir. J’essayais de déchiffrer mes notes sur cinq grands discours d’Obama. Dans quel guêpier étais-je aller me fourrer ?

J’appelais Paul-André toutes les deux heures. Sa messagerie répondait implacablement qu’il rappellerait. Il ne rappelait pas. Je n’ai laissé qu’un seul message. Amitiés.

6.

J’ai pris un taxi pour aller faire la sieste à l’hôtel. En vieillissant, je dors de plus en plus. Comme nous traversions le Tiergartenplatz, vibration dans ma poche. Paul-André. Il était sur les dents. Le dénis de justice dont il victime l’obsédait. Et puis le mercredi il avait la garde de sa fille, et il comptait bien que s’occuper d’elle lui changerait les idées. Mais au dernier moment, Kate, sa femme divorcée, avait appelé pour dire que la fillette était malade, rien de grave, un gros rhume, mais bon elle resterait à la maison avec maman.

Je la connaissais bien, sa petite fille. Thaïs. J’étais son parrain. Ca faisait longtemps que ne l’avais vue. J’aimais son sourire édenté, elle était à l’âge où on perd ses dents de lait. J’aimais ses cheveux crépus. Elle me manquait soudain. Je comprenais le vide que ce mercredi allait laisser dans le cœur de Paul-André.

7.

Au vol, un appel de Paul-André. Je m’apprêtais à monter sur l’estrade pour ma communication sur les discours d’Obama. J’écoutais sans parler.

Le plus clair de l’histoire est que Paul-André ne serait jamais réintégré à RFO. Et pour son métier parallèle aussi, il était grillé.

Que dire ? Ce métier d’Honorable correspondant n’est pas sans risques. Nous avons tous entendu parler de journalistes tout pour être heureux qui se suicident dans une chambre de Lagos ou dans un bungalow de Nyundo.

Malgré la banalisation des images, le monde du renseignement reste un monde de balle dans la tête et de lettre d’adieu tapées à la machine sur un clavier querty. En ce sens Paul-André s’en tirait à bon compte. Je le lui dirais quand je pourrais parler. Il n’aurait quand même pas voulu l’ordre du mérite agricole pour avoir envoyé les immergés locaux en prison et jeté la suspicion sur la politique de la France dans la région des grands lacs…

8.

L’un dans l’autre, les participants du colloque trouvaient que mon analyse était ingénieuse et mon accent en anglais, exécrable. Exact. Obama restait hors d’atteinte.

Long message de Paul-André quand j’ai rallumé mon portable. Il me résumait les derniers avatars : accablants. Non seulement il n’avait plus le droit de remettre les pieds à RFO pour récupérer ses effets personnels, non seulement la lettre de licenciement recommandée lui était bien parvenue, mais on lui réclamait le remboursement des frais qu’il avait engagé lors de sa malencontreuse mission à Boma. Pour comble, d’après son avocat, il allait être convoqué par le juge d’instruction pour s’expliquer sur cette histoire d’attentat manqué.

Dans le meilleur des cas, il repartait à zéro. Il suffoquait et je me mettais à sa place. Sa lettre de licenciement exprimait en termes directs qu’il était la cause des accusations de néo-colonialisme souvent portées contre la France. Lui, né à Dakar, serviteur de la France et amoureux fou de l’Afrique, jouissant de la double nationalité ! Incroyable, incroyable !

Il était métis, bien sûr. Son cœur aussi était métis. Il n’avait jamais rien fait en ce bas monde sans se demander si les Africains y gagnaient.

9.

Fini. Rentré dans ma chambre de l’hôtel des Rois Mages pour boucler mes bagages. Je prenais le train dans une heure. J’ai laissé un message sur le portable de Paul-André. Retrouvons-nous à la gare de l’Est pour dîner, un bar à vin techno, l’Amphibie ou un nom comme ça.

Il m’a rappelé dans le train pour me dire que c’était d’accord. Il sortait de chez le juge d’instruction. En un mot comme en cent ses supérieurs l’accusaient d’avoir été un agent double, et c’est ce qui expliquait sa mise à pied, en attendant la suite.

Un agent double ! On se demande de quoi est fait le mental de maîtres qui nous gouvernent. Mon vieil ami était une sorte de missionnaire pétri de scrupules. Le supposer capable de trahir dénotait une imagination morbide. Un agent double ! Lui ? A cause de la couleur de sa peau ? Et moi, qui n’aimais que la littérature ? J’étais quoi ?

Dans les journaux que j’avais achetés par brassées pour le voyage, la victoire d’Obama faisait toutes les Unes.

Partager