Dans l’éternité brumeuse, tout en moi, lentement, disparaît.

DJ-Junk

Yadel est debout devant la fenêtre de sa cuisine modeste et exiguë. Vingt-six ans, le cheveu châtain coupé court, les vêtements fonctionnels, seul dénote, dans son apparence banale, le collier à son cou : une cartouche argentée en obus, attachée en collier à l’aide d’un fil élastique noir. Dans l’esprit de Yadel défilent les mots comme derrière la vitre défilent les voitures, les gens, les vies, le temps. Chaque jour, songe-t-il, j’ouvre les yeux pour voir la même rue, les mêmes façades, la même portion du trottoir, à travers le cadre de la même fenêtre, dans une maison qui est chaque jour la même. Ils appellent ça la routine. Moi, j’appelle ça l’enfer climatisé. Je peux passer des heures à ma fenêtre.

Cartouche argentée coincée entre les dents, Yadel est assis sur son canapé. Il ne fait rien. C’est à cela qu’il emploie le plus clair de son temps : à explorer les infinies subtilités du néant quotidien. Autour de lui, des piles de revues sont bien droites sur les étagères, des boîtes à chaussures alignées contiennent des cassettes vidéo, des DVD, des CD.

Et un étrange automate, représentation mécanique sophistiquée d’un pigeon voyageur, picore des miettes de pain imaginaires sur le tapis, à proximité d’un chauffage au gaz qui alimente des flammes orange. Quand un oiseau ne sait plus voler, songe Yadel, les yeux fixés sur son automate, il est important que son nid soit douillet.

Devant la glace de la salle de bains, Yadel, le maintien un peu tassé, fixe son reflet.

De sa main droite levée à hauteur des yeux, armée d’un marqueur de peinture blanche, il dessine, méthodiquement, un masque blanc inexpressif à même la glace, masque de triste pierrot-la-lune qu’il plaque par-dessus son propre visage dupliqué. Et ses pensées se poursuivent, en un libre fleuve mental, astral, aérien, tout cela et rien à la fois, à l’image de la vie du propriétaire de ces sécrétions mélancoliques de l’âme.

Plus les affaires s’entassent dans une maison, plus la maison paraît morte. Les gens qui vivent de passion n’ont pas besoin de remplir leurs vides avec des affaires. Chez eux, c’est le désordre et le changement perpétuel. Un jour, la table est là, le lendemain, on la déplace, parce que c’est comme ça. La maison, c’est pour s’abriter du mauvais temps. Voici ce que soliloque le fleuve mental. Le visage de Yadel a disparu sous le masque. Il n’a laissé que deux ovales de miroir pour y faire exister ses yeux immobiles.

La vie est ailleurs.

Tandis que cette pensée, vigoureuse tel un appel à la rébellion, pulvérise les frontières invisibles du monde, Yadel a quitté la salle de bains.

Seul reste le masque blanc et inexpressif de son fantôme sur la glace.

*

Yadel attend devant un kiosque de librairie dans une galerie commerciale.

Sur les portes vitrées d’accès à la galerie sont placardées des affiches publicitaires pour la campagne électorale du Politicien du Jour, posant sur un fond pastel :

CAP SUR LE BONHEUR

Ne cherchez plus le paradis au Ciel !

Autour de Yadel se déploie une animation constante et envahissante de bruits, de sons, de lumières et le déplacement incessant des foules. Pour Yadel, si loin en lui-même, tous ces bruits sont avant tout des pulsations thermodynamiques qui traversent et sculptent par leurs ondes le volume de l’espace.

Elle est ici, la vie.

Comme si une connivence indéfinissable siégeait au cœur de cette nouvelle pensée, les bruits d’ambiance s’éclaircissent d’un seul coup pour jaillir de toutes parts, dotés d’une netteté limpide. Dans ce tohu-bohu ravivé, Yadel se fait tant bien que mal entendre de la vendeuse.

— Deux Marlboro, s’il vous plaît.

La vendeuse s’exécute, souriante par automatisme courtois.

Yadel dépose l’argent sur le comptoir, attend que la vendeuse l’ait compté et acquiescé.

Lui-même hoche mollement la tête, après quoi il s’éloigne et tâche déjà d’oublier qu’il a eu affaire à la jeune femme. Déballant un de ses paquets, il coince une sèche entre ses lèvres. Il n’arrivera pas à oublier cette jeune femme.

C’est la première personne à qui je m’adresse depuis six jours. Ça a l’air con…

Il fouille dans sa poche. Mais gardez le silence six jours, et on en reparlera.

Il sort un briquet, allume sa cigarette.

Faire la conversation, c’est une faculté qui s’entretient.

Yadel parcourt un trottoir de rue commerçante, parmi des gens qui lui ressemblent en apparence – des pairs, des prochains qui méritent son amour. Yadel les observe tous. Il croise rarement un jeune qui soit seul. Toujours, ces derniers se déplacent par groupes ou par couples, binômes garçon/fille, garçon/garçon – aujourd’hui la solitude est une fin atroce et tous les moyens sont bons pour la repousser dans les marais de la vie sociale.

Je regarde toujours les gens. Eux me voient rarement, parce que ce n’est pas dans leur habitude de regarder chaque personne qu’ils croisent en rue. De temps en temps, ils me remarquent…

Yadel observe un homme d’une trentaine d’années qui marche en sens inverse.

Son visage est livide, creux, et son regard, sous son front large, est une incarnation frappante de la Vacuité.

On dirait un mort qui marche.

Ses yeux croisent ceux de Yadel ; ce dernier détourne les siens.

De temps en temps, ils me remarquent et ils ne savent pas pourquoi je les regarde. Comment leur dire ce que je vois ?

D’autres passants croisent Yadel, et tous, qu’importe leur taille, leur âge, leur origine, sont, à ses yeux, pâles comme des macchabées qui devraient être au repos à la morgue au lieu de hanter ce lieu public réservé à ce que le monde semble aujourd’hui compter de plus vivant : les amateurs de shopping nonsensique.

Yadel passe devant une fontaine, à côté d’un portraitiste qui croque un enfant assis sur un petit tabouret tandis que sa mère lui tient la main. Yadel sourit en lui-même.

Ça, c’est une chose que j’ai encore jamais faite.

J’aurais l’air ridicule si je le faisais maintenant, non ?

Sur sa feuille presque vierge, le portraitiste a esquissé les contours d’un visage vide – à ce stade, un simple masque d’ivoire, blanc et inexpressif.

Au bout de la rue, la vitrine d’un salon de thé scintille au soleil.

Yadel fixe cette vitrine intensément ; et plus il s’en approche, plus il se crispe. Il s’arrête à une distance raisonnable en face de l’établissement. Voisin de ce dernier, un bureau de change avec quelques touristes en goguette.

Yadel tente de discerner les clients du salon, trois ou quatre, à une table.

Un gars à lunettes, grand et mince, s’affaire derrière le bar.

Lui, c’est Abdel. Je le connais depuis cinq ans. Il fait tourner la boîte avec sa fiancée, Sophie, une chouette fille… Elle a trouvé ce qu’elle voulait dans la vie, et elle s’y accroche avec un grand sourire.

Délaissant la vitrine, Yadel poursuit son examen oculaire de l’établissement en glissant un peu plus bas, vers le petit muret en dessous de la baie en devanture, et se focalise plus spécifiquement sur un trou, percé dans le béton gris foncé par on ne sait quoi, comme le stigmate d’un furieux éclat. À se concentrer sur cette cicatrice dans la pierre, le regard de Yadel s’assombrit comme un ciel se voile de nuages, et dans sa perception biaisée des choses, le monde alentour s’emplit de ce calme électrique qui précède la tempête.

C’est ici que le monde et moi, on s’est perdus de vue.

Yadel et Salva, son meilleur ami, entrent à l’instant dans le salon de thé.

Ceci est un souvenir.

Dans le monde du souvenir, Yadel n’exhibe pas encore à son cou la cartouche argentée qui ne le quittera plus, sera comme sa signature, à quoi il ramènera son identité et son rapport au monde, comme le GI, arborant au bout d’une chaîne les plaques métalliques qui reprennent son nom et son matricule, finit par en faire l’emblème de sa façon d’être au monde – en soldat, pas une existence comparable à celle du commun des mortels.

Ce jour où Yadel et Salva projettent de se détendre autour d’un verre de thé en compagnie de leur camarade Abdel, le soleil est haut dans le ciel – aussi, la porte du salon reste ouverte de manière à laisser entrer et circuler les bienfaits de l’air printanier.

Yadel et Salva s’installent à une des tables carrées au design oriental.

— Qu’est-ce que vous faites de bon ? demande Abdel, enchanté de les voir.

— On cherche une veste. Mais y’a rien dans ce centre-ville ! Le trou ! Ça fait trois heures qu’on tourne en rond comme des nases !

Salva exprime en des termes colorés sa frustration de devoir se plier à cet exercice que lui-même et son meilleur ami exècrent et qui consiste à s’armer de patience et à se transformer en version humanoïde de ces poissons qu’on appelle laveurs de vitres, très prisés des aquariums domestiques puisque leur activité principale est d’en nettoyer les parois – tout comme leurs versions bipèdes s’appliquent avec une assiduité religieuse à maintenir immaculées les vitrines du marché libre qui siège au centre des grandes villes.

— Un p’tit thé à la menthe ?

La suggestion d’Abdel apporte la fraîcheur d’une invitation à battre la campagne.

— Avec de la fleur d’oranger ! précise Yadel, enthousiaste et connaisseur.

Abdel retourne derrière le comptoir pour s’atteler à la délicate infusion. En vérité – nous sommes, rappelons-le, en terre de mémoire, protagonistes légèrement désincarnés d’un souvenir –, Abdel a à peine le temps de sortir quelques feuilles de menthe, qu’un autre client, plus proche de la vitrine, s’exclame :

— Putain, y’a un braquage !

Yadel, dans le futur de cet instant, le Yadel à la cartouche argentée en collier, songe :

Ça faisait à peine deux minutes qu’on était là.

Au début, j’ai cru à un vol de sac à main ou un truc de ce genre.

Le client qui a annoncé le braquage se mêle à présent de jouer au héros.

Malgré les protestations de sa petite amie, il se lève.

— Je vais aller prendre le numéro de la plaque !

Intrigués, Yadel et Salva restent néanmoins assis.

Le client héroïque se dirige vers l’extérieur avec une excitation incompréhensible.

De l’intérieur, les autres le voient s’assurer au seuil de la porte, puis filer vers l’arrière d’une camionnette dont le postérieur est visible dans le cadre de la vitrine. Mais, aussi vite qu’il est sorti, le gars revient, blanc comme plâtre… et les mains derrière la tête.

— Quoi, ils sont armés ? ! s’étonne Yadel.

De retour à table, le héros du jour, sous la coupe du traumatisme que son inconscience vient de lui infliger en une leçon cruelle, se laisse choir dans les bras de son amie ; aussi faible qu’une feuille qui tombe de sa branche.

Dehors, des éclats de voix témoignent du brutal changement d’atmosphère.

Yadel, n’y tenant plus, se lève, victime à son tour de l’irrationnel courage du Curieux.

— Hey, où tu vas ? ! s’écrie Salva.

Mais déjà, Yadel atteint le seuil, cette balise symbolique, et sort la tête.

Dehors, planté à un mètre à peine de la porte du salon de thé, l’attention focalisée tout entière sur le bureau de change où ses amis se sont mis au travail, un Individu Cagoulé, en blouson Bombers, fusil dans une main, revolver dans l’autre, et lui-même en proie à la panique, pointe une de ses armes sur Yadel.

— Rentre, fils de pute ! hurle-t-il. Rentre !

Et il fait feu, moins d’une seconde suivant sa sommation, comme si son doigt venait brusquement d’échapper à sa volonté pour faire le contraire de ce qu’il convient de faire en pareil cas – laisser la chance à l’objet de votre injonction de respecter celle-ci.

Partie avec maladresse, la balle frôle Yadel et se loge dans le muret sous la vitrine.

Yadel file aussitôt à l’intérieur en cognant de l’épaule contre la porte vacillante.

J’étais même pas arrivé à la table que

Plusieurs armes explosent de concert, juste dans son dos.

Yadel, Salva, ainsi que les quelques autres clients de ce jour du souvenir, ballottés par une vague d’effroi collectif, se jettent à terre et s’embusquent tant bien que mal derrière des chaises utilisées en guise de précaires boucliers. Une des jeunes filles pleure, les bras en étau autour des oreilles en un violent refus de la réalité qui l’assaille.

Abdel le tenancier se baisse derrière le comptoir, d’où on l’entend crier :

— Où est mon GSM ? !! Mon GSM ? !!

Dehors, les tirs retentissent suivant un feu nourri de détonations sèches et brutes, pas du tout sifflantes comme dans les films. Les balles des fusils, en particulier, produisent des sortes d’explosions de pneu amplifiées. De leur position dans l’espace, Yadel et Salva ne peuvent apercevoir que des sommets de têtes cagoulées remuer en tous sens dans les limites de la vitrine entre-temps devenue un écran, une ouverture béante sur le chaos.

Yadel, les cellules en feu, les sens en alerte, aussi proche d’un animal que peut l’être un humain conditionné depuis sa naissance par la ville, étudie la configuration des lieux.

— Derrière le mur ! conclut-il. Vite !

À quatre pattes, secoués de frissons, Yadel et Salva filent chacun d’un côté de la pièce et se serrent autant que faire se peut derrière les bandes de mur qui forment des coudes exigus ornés de plantes vertes ; des cachettes qui suffisent à peine à les dérober à la vue. Yadel et Salva, unis par une prégnance sans pareille du danger de mort, ne se quittent pas des yeux, comme si la force et la permanence de leurs regards pouvaient les préserver des balles. J’ai tout de suite commencé à prier ! Prier comme un malade ! Ce qui est bizarre, c’est que je pensais à Salva avant même de penser à moi. Je faisais des calculs de la mort, je calculais les angles, les distances, pour voir s’il n’était pas trop exposé ! D’où il était, il se trouvait dans le prolongement direct de la porte…

Un hurlement perfore la chape de tension silencieuse qui régnait dans le salon depuis l’ouverture des hostilités.

— Ils arrivent ! s’époumone la petite amie du Héros du Jour.

Aussitôt, la panique prend un tour différent.

Des cris d’hystérie fusent et se mêlent à ceux qui éclatent dehors.

La cafétéria plonge derechef dans une ambiance de descente aux enfers glauque.

— Tous aux toilettes, vite ! Descendez !

C’est Abdel, le tenancier, debout près de l’entrée de la cave, qui indique les escaliers.

Rampant parmi les plantes, les tables et les chaises renversées, les clients se précipitent vers les marches étroites qui s’enfoncent en torsade sous le sol.

Alors que, inconnus ou non à ce jour, l’on se serre au fond de la petite pièce sanitaire, en haut, la porte s’ouvre à la volée, les coups de feu s’amplifient, résonnant cette fois à l’intérieur des lieux. Des pas frappent le plancher au-dessus des têtes. Puis un fracas du bout du monde signale, sans aucun doute possible, l’explosion de la vitrine.

De ses yeux foudroyés par la peur, Yadel fouille le petit groupe des clients.

Une fille se replie alors dans une des cabines. Par mimétisme, le groupe se scinde et se répartit avec certain désordre entre les deux cabines de toilettes.

Là, tous prêtent l’oreille aux sons d’en haut pour essayer de saisir ce qui s’y déroule.

Yadel remarque qu’il est bel et bien entouré d’inconnus.

— Salva ? demande-t-il, s’adressant au mur qui sépare les deux cabines.

Par un chut sans appel, une fille lui intime de se taire.

— Ta gueule, répond Yadel – sans appel.

Puis, une oreille collée au mur de séparation des cabines, il murmure à nouveau le nom de son meilleur ami – et n’obtient toujours aucune réponse.

Ses paupières battent quelques fois, frénétiques.

Le front perlant, Yadel respire, de plus en plus fort, par le nez.

Au-dessus de leurs têtes gronde une nouvelle rafale de coups de feu et de cris.

Plus loin, des sirènes. Des policiers. D’autres sommations.

Les sommations se rapprochent, et avec elles, les mouvements des braqueurs acculés dans la cafétéria par les forces de l’ordre qui n’ont pas tardé à boucler le périmètre.

— Merde, ils vont descendre, souffle Abdel, exténué par ses nerfs en pelote.

En effet, les sommations ne tardent pas à s’élever dans l’enceinte même de la cafétéria.

Deux coups de feu sont échangés, suivis de quelques autres ; suivis du bruit sourd d’un objet qui s’abat lourdement, entraînant dans son sillage une table ou des plantes.

Un moment plus tard, les crépitements, dehors, cessent à leur tour.

Une voix appelle alors depuis le haut des escaliers.

— Police, sortez de là !

Abdel a du mal à rassembler ses idées tant il est bouleversé par une joie soudaine.

— Je-je suis le propriétaire ! Y’a que les clients ici ! Tout – Tout le monde… Va bien !

— Remontez, dit la voix de l’agent, plus calme. C’est fini.

Les clients, léthargiques, quittent les cabines, tandis que des hululements de sirènes différentes, sirènes d’ambulance, convergent vers le théâtre de l’affrontement.

Yadel cherche Salva dans l’autre groupe – et là non plus ne le trouve pas. Alors, lui qui ne s’appartient déjà plus tout à fait, fend de son passage agité la lourde transhumance des clients vers les escaliers, et grimpe les marches étroites quatre à quatre.

Bientôt l’on entend son cri. Son cri insoutenable.

Celui dans lequel il est resté bloqué depuis lors.

Yadel est assis sur une rigole haute. Derrière lui, des buissons de mûres.

Devant, à perte de vue, des tombes, des croix, des sépultures et des concessions.

Bras croisés étroitement contre son buste, comme s’il avait froid, Yadel contemple.

Ce jour-là, j’ai compris ce que signifiait la vie. C’est une grande phrase, je sais. Ce que signifie la vie, je le sais toujours pas. Mais si je suis là maintenant, il se peut que dans un instant je n’y sois plus. Sans aucune raison. Voilà ce que j’ai compris.

Yadel marche devant les tombes.

T’as des rêves, des projets ? La mort s’en fout. T’as jamais fait de mal à une mouche ? La mort s’en fout ! T’es jeune ? ! La mort s’en contrefout. (Les tombes, nues, fleuries, neuves ou anciennes, se succèdent le long des allées désertes.) Toujours, t’es bon pour la poussière ! J’en veux à Dieu de ne pas nous avoir faits plus solides !

Yadel, doucement, s’accroupit au pied d’une sépulture et croise les mains devant lui.

Pendant deux semaines, j’ai presque pas dormi. Je cauchemardais tout le temps. Je me méfiais de tout… Sur mes gardes, où que j’aille. Quand, en rue, une voiture passait à côté de moi, j’imaginais que la vitre se baissait, que de l’obscurité émergeait un canon de fusil… Où que je sois, je me repérais une cachette… Au cas où.

Yadel est debout dans sa cuisine, cigarette dans une main, livre ouvert dans l’autre.

Sur la table devant lui, une tasse de café fume aux côtés d’un cendrier et d’un paquet de chips entamé, ainsi que d’un bloc-notes et d’un bic. Sur la gazinière tachée de corrosion, un récipient contient les restes décolorés d’un plat. Le lavabo déborde de vaisselle en souffrance. L’oiseau automate de Yadel y picore des miettes dans une assiette sale.

Sa cigarette achevée, Yadel l’écrase et en extirpe une autre de son paquet sans y prêter attention. Il en grille l’extrémité, puis dépose son livre en marquant la page à l’aide du briquet. Il s’empare du bic et griffonne quelques notes dans son carnet artisanal – bloc de petites feuilles jaunes qu’il a lui-même agrafées en livret.

La couverture de son livre est illustrée par une photo de l’acteur Robert de Niro.

Depuis cette époque, les biographies sont devenues mes lectures favorites. Peut-être que je me leurre, au fond, mais j’ai le sentiment qu’elles m’aident à réfléchir à ce que je pourrais devenir, à ce qu’une personne comme moi pourrait faire de sa vie. La solitude me pèse. J’ai un téléphone, mais franchement, je me demande si je suis encore dans l’agenda de quelqu’un.

Sa prise de notes achevée, il reprend le livre.

Reconnaître à la vie toute sa fragilité, ça m’a fait un trop grand choc. Je ne suis plus capable de m’amuser, de gueuler, de m’agiter. Me permettre la moindre légèreté, la moindre inconscience, semble constituer un risque trop grand de provoquer la mort, l’accident fatal, le drame dont je ne reviendrai pas et qui se sera joué avant même que je n’aie compris ce qui m’arrive. C’est comme si j’avais un vase de Chine sur la tête, et qu’au moindre sursaut, kaboum ! Je le casse.

Par la fenêtre de la cuisine, la lumière du jour décline ; les ombres s’étirent, funestes.

J’ai basculé dans le versant sombre de l’humanité. Les uns ne cherchent qu’à profiter de ce qu’ils ont, à tirer plaisir de la vie, faire un maximum de trucs, goûter à tout ! S’ils en ont les moyens. Les autres passent leur temps à prévoir les conséquences. Autant ne rien commencer : voilà le raisonnement de ceux qui peuplent le versant sombre de l’humanité.

— Allô, brother ? Vous êtes à la maison ?

Yadel parle tout en faisant jouer la balle d’argent entre ses doigts.

Ouais, je pensais passer…

Mon grand frère est un chic type. Il ne me dira jamais que je dérange. Grâce à ma belle-sœur, il y a toujours du bon café chez eux. C’est une chic nana. Ils ont aussi une fille, huit mois. Ma nièce. Une merveille. Elle rigole à chaque fois qu’elle me voit !

Yadel quitte l’immeuble, sa biographie de Robert De Niro sous le bras.

Il est avéré que la balle qui a emporté Salva a jailli du canon d’un flic. Pas de poursuites sérieuses contre l’Excité en Uniforme – dommages collatéraux à toutes les sauces. Salva n’est d’ailleurs pas le seul à avoir volé son tour de scène ce jour-là. Trois des victimes étaient des férus de shopping… Les autres, quatre, étaient les braqueurs : de mon âge. Combien de temps ont-ils hésité avant de croire qu’un braquage, en plein jour, en plein centre – un plan suicidaire ! – pouvait fournir une bonne diversion à leur néant intérieur !

Quelques mètres plus loin, Yadel passe devant un petit groupe de gars dont l’activité principale est d’explorer les inépuisables complexités du Ne-Rien-Faire-Du-Tout.

Voyant la photo en couverture de son livre, l’un d’eux commente :

— Robert De Niro, cool, mec ! C’est bon, ça.

— Salut, les gars, dit Yadel.

Acteur de génie pour les uns, mafioso pour les autres.

Les opinions divergent, sauf sur un point : De Niro, c’est cool.

Dans la cuisine, vaguement éclairé par l’incidence des lumières publiques, le pigeon mécanique picore.

Certains êtres ne représentent rien.

D’autres incarnent une multitude d’aspirations.

Pourquoi ?

Plantant son bec artificiel au-dessus du puits de l’évier, l’oiseau mécanique bascule, cul par-dessus tête, et échoue au milieu de la vaisselle, où il continue, avec une obstination qui pourrait sembler monomaniaque chez une créature vivante, à becqueter le vide.

Aujourd’hui, nous sommes mardi. Mardi est le deuxième jour de la semaine.

Mardi est un jour qui, parfois, me fait l’effet d’un dimanche.

Au boulevard qui croise sa rue, Yadel foule la chaussée. Sur une façade à sa droite, une autre affiche publicitaire géante pour la campagne du Politicien du Jour, proclame son mantra :

CAP SUR LE BONHEUR

Ne cherchez plus le paradis au Ciel !

À lire le slogan, un sourire ironique, incertain, flotte sur le visage songeur de Yadel – son visage soudain éclairé par une source lumineuse surgie de nulle part.

Le chauffeur a beau freiner, corner… Yadel se désarticule sur le capot, frappe le pare-brise, et, projeté par les chocs successifs, roule sur la chaussée, avant de s’y étendre, bras et jambes écartés selon des angles aléatoires.

De la voiture arrêtée le chauffeur, dans tous ses états, accourt auprès de Yadel.

— J’vous avais pas vu, j’vous jure qu’j’vous avais pas vu !

Ses mains s’agitent vaguement en direction de l’affiche géante, les mots se mordent la queue entre ses lèvres – Je regardais l’affiche, voici ce qu’il essaie d’articuler.

— Moi non plus, vieux, murmure Yadel, étrangement apaisé ; moi non plus.

Sur la chaussée, la circulation ralentit ; des passants entourent peu à peu le corps inerte de Yadel, qui garde les yeux ouverts mais lointains, fixant son étoile du soir.

Et, dans les méandres bientôt inaccessibles de son esprit, il pense :

Je sais plus qui disait que ruminer la mort et la forme qu’elle va prendre pour vous est le meilleur moyen d’abréger sa vie. Les gars du quartier le diraient autrement : ils diraient que ça porte la poisse !

Question de vocabulaire.

Sur le miroir de la salle de bains de Yadel, le masque blanc et inexpressif, peint le matin, ressemble, en l’absence de lumière, à une lune difforme, un nuage de condensation qui évoquerait, de loin en loin, un visage humain.

Dans l’éternité brumeuse, tout en moi, lentement, disparaît.

DJ-Junk

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