Muguet de mai

Jean Jauniaux,

Ce soir-là, avant de rentrer, Samir acheta un petit bouquet de muguet. Il allait l’offrir à sa femme, Leila. C’était leur anniversaire de mariage. Quarante ans de vie commune. Trente ans qu’ils s’étaient installés à Paris. Trente ans qu’ils avaient fui les ruines de Beyrouth.

Il savait qu’il la retrouverait assise devant la fenêtre, à l’exact endroit où il l’avait laissée ce matin. Il dépose son sac de maçon sur la table de la cuisine. Il va vers l’évier. Se lave les mains au savon de Marseille. Prend bien soin de brosser le ciment qui s’incruste sous les ongles et dans les cals des mains. Il prend un verre à thé et il y dispose les brins de muguet. Comme cela lui semble un peu chiche comme bouquet, il y ajoute une branche de menthe, puis une de basilic.

Il voit Leila, le visage légèrement incliné, le regard tourné vers le bout de la rue, là où on aperçoit, sur les contreforts, les immeubles éclairés qui surplombent le périphérique. Elle ne tourne pas la tête vers lui avant qu’il ne dépose sur sa nuque une main légère comme un moineau. Elle tressaille. Lève la main qu’elle tenait appuyée sur les genoux, et vient la déposer, cet autre oiseau maigre, sur le nid de son épaule.

Il lui tend le bouquet. Elle sourit en respirant le parfum sucré du muguet. L’occasion d’un baiser déposé sur le front. Il lui dit qu’il lui réserve une surprise. Mais il faut qu’elle s’habille. Qu’elle enlève ce tablier. Il lui demande de mettre la belle robe légère, de soie et de lin rouge. Celle qu’elle portait le dernier soir au Liban. Il espère déjà le sourire qui éclairera son visage, fût-ce un instant, fût-il bref comme une étoile cet instant.

Il sait à quoi elle rêve ainsi assise à la fenêtre qui donne sur la rangée d’immeubles de la Cité. Il sait les images qui envahissent son cœur lorsqu’elle se penche un peu et qu’elle voit, au loin, ce paysage urbain qui ressemble à Beyrouth. Surtout en ce mois de mai, qu’un soleil, presque d’été, vient réchauffer.

Elle se lève. Elle se tourne vers lui. Si tu veux, dit-elle. Elle sent que cet effort qu’elle fait, c’est pour lui, pour ne pas gâcher cette surprise annoncée. Mais laisse-moi un instant. Je vais m’habiller. Il sort de la pièce. Il range la cuisine. Le café du matin colle aux tasses. Il les rince. Passe un chiffon sur la table. Dans sa poche, l’enveloppe avec la paie de la semaine. La première semaine de mai.

Elle est enfin prête. Elle ouvre la porte et se tient dans l’entrebâillement. Il la regarde. Il lui sourit. Il a l’impression qu’elle rougit. Ou est-ce l’éclat grenat de la robe ? On y va ! s’exclame-t-il.

Dans la rue, on a encore brûlé des voitures. Les carcasses noires comme des scarabées affaissent çà et là leur silhouette de mécano dévasté sur les trottoirs. Samir et Leila se glissent entre les immeubles. Samir voulait prendre un taxi, mais ils sont rares dans la Cité. Ce n’est rien. Nous marcherons un peu, a souri Leila en glissant sa main sous le bras de Samir qui frissonna. Suffit-il donc de cela, un rayon de soleil, un brin de muguet, une surprise innocente pour qu’elle retrouve le sourire que la guerre lui a enlevé ? Samir se souvient de l’immeuble de la Rue de France où ils habitaient. Il s’était effondré sous les bombardements. Samir rentrait du travail. Des équipes de secours s’affairaient déjà dans les décombres. Il s’était précipité, avait pris une pelle, une pioche et attaqué comme un fou les gravats à l’endroit où il savait Leila prisonnière. C’est lui qui la retrouva. C’est lui qui essuya son visage blanchi par le plâtre, qui lui parla, qui la pria de se réveiller. Elle ouvrit les yeux. Enfin. Vit son Samir. Vit ses larmes de joie qui dévalaient sur ses joues où elles creusaient des sillons de poussière humide, comme le delta d’un fleuve. Elle lui fit promettre. Ils allaient partir n’est-ce pas. Rassembler les économies, prendre un billet d’avion et s’envoler vers Paris. Ils avaient des amis là-bas. Des voisins partis avant eux.

Il lui a promis. Ils sont arrivés à Paris. C’était en 1976. Il y a trente ans.

Ils arrivèrent à Paris le premier mai. La ville semblait en fête. Samir acheta un brin de muguet. Il embrassa Leila en le glissant dans la boutonnière de sa robe rouge. Trente ans déjà. Trente ans de galère dans la Cité. À trouver des petits boulots. À épargner sur tout. À galérer. Eux, pourtant, faisaient partie des privilégiés. Samir avait toujours trouvé du travail.

Le soir quand il rentrait, il voyait la Cité se dégrader.

Les années ont passé. Les saisons du muguet ont scandé la vie de Leila et Samir. Et ce soir, la trentième saison commençait. Dans l’avenue qui conduisait à la station de métro, Samir dévoila la surprise. Il sortit le dépliant de l’Hôtel Hilton. Un bandeau annonçait une soirée libanaise, comme là-bas ! s’enthousiasma Samir. Comme avant… ajouta-t-il. Tu verras, on dansera, on dégustera du raki, on oubliera la guerre. On se retrouvera comme là-bas…

Leila sourit. Assise en face de Samir dans le métro qui les emmenait vers la ville, elle lui prit les mains et les serra très fort. Certains passagers souriaient au spectacle insolite de ce couple de petits vieux, qui se mangeaient des yeux comme des amoureux de Peynet sous les tags fluo qui annonçaient la fin du monde.

Lorsqu’ils sortirent de la bouche du métro, Samir et Leila ne se rendirent pas compte qu’ils se trouvaient au milieu du champ de bataille. Les casseurs dressaient des barricades derrière eux. Samir et Leila ont à peine eu le temps de voir, en face d’eux, les policiers casqués. Ils avaient lancé la charge à l’instant précis où les petits vieux finissaient de gravir l’escalier du métro. Matraque au poing, les guerriers noirs s’étaient élancés, protégés par des boucliers de plexiglas sur lesquels des cocktails Molotov venaient épandre des flammes bleutées.

Samir et Leila s’étaient agenouillés. De peur. De terreur. Ils étaient tétanisés par le bruit, par la fureur qui les entourait de toutes parts. Ils s’étaient agenouillés pour se protéger des projectiles. Pour supplier aussi. Pour prier le Ciel qu’il les épargne sur le chemin de ce soir qui s’annonçait dans la lumière et la joie.

Le lendemain, on commenta à la télévision l’épisode des Libanais. C’est ainsi qu’on désigna Samir et Leila, dont personne ne comprit ce qu’ils faisaient là, en pleine émeute, en pleine guerre des Cités.

Des éboueurs emportèrent dans leur hâte un bouquet de muguet et un prospectus du Hilton.

On nettoya ensuite.

Au Kärcher.

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