D’habitude je n’écris pas. D’habitude je suis là, toute à eux. Je passe entre les bancs. Mon sourire fait rebondir les questions : c’est un sourire à réponses, un sourire à confiance. Large comme ça.
Mais aujourd’hui je n’ai pas le cœur à être là. Ma proposition d’écriture, je l’ai calligraphiée en grandes lettres au tableau. Elle me nargue.
Dressez l’inventaire des lieux où vous avez ressenti de l’amour pour quelqu’un.
Les personnes ne sont pas importantes, je leur ai dit. Je veux que vous me parliez de ces lieux, du souvenir que vous en avez gardé, ou que vous n’en avez pas gardé. N’écrivez rien d’intime, de secret. Les êtres aimés, je vous propose d’en faire des fantômes immobiles, comme sur les toiles de Delvaux. C’est l’inventaire des lieux qui nous intéresse aujourd’hui.
Dans la voiture qui me menait à ce petit lycée où je devais donner un ultime atelier d’écriture, j’ai entendu Gurpsh prononcer son discours sur l’état de l’Union. Avec, en surimpression, la voix d’Abel : il lisait la traduction qu’il avait rédigée dans la nuit, puis son commentaire. Entendre Abel parler de l’état de l’union… Sa voix grave et monocorde trotte dans les couloirs souterrains de mon cerveau. Pas d’issue.
Le divan vert, chez sa grand-mère, derrière la table ronde ornée d’un napperon. La vieille dame y déposait les verres à sherry sur un petit plateau gravé… Nous mangions des TUC au jambon en parlant du rationnement et des bombardements… Je le regardais à peine… Les personnes, je vous propose d’en faire des fantômes immobiles.
Quand je suis comme cela, je me connais, il n’y a qu’une solution. Écrire, je dois écrire. Et déroger à ma règle d’être toute à la disposition des écrivants. Une fois n’est pas coutume. Et si je faisais moi-même un inventaire ? D’accord, mais pas le même. Non : l’opposé. L’inventaire de mes lieux de guerre.
Dresse l’inventaire des lieux où tu as entendu parler de la guerre. Parle du souvenir que tu en as gardé, ou pas. Rien d’intime, ni de secret : surtout pas. Et que les personnes passent dans ton écriture comme les fantômes immobiles traversent les gares de Delvaux.
Je me prends à ce jeu qui n’en est pas un. Je suis dans ma chambre, assise face à mon bureau. Les pieds sur le buvard, je me balance sur ma chaise. Je lis une lettre. Sur mon buvard il y a des taches d’encre. Papier peint : des fleurs, couleur bordeaux léger. La bibliothèque : une ancienne armoire à confiture (les pots ont laissé des traces rondes sur le mauvais sapin). Le fils de ma famille d’accueil anglaise m’écrit du front. Je suis fière parce que je sais que « Malouines » et « Falklands » sont deux noms pour désigner les mêmes îles. Neil m’envoie une photo de lui en caporal. Je l’imagine dans un avion qui largue des bombes, au-dessus d’un point indéfinissable, loin, en bas à gauche, dans l’océan Atlantique. Je n’aime pas l’idée de correspondre avec un jeune homme qui fait la guerre sans y être forcé. Cela fait tache sur le curriculum de ma bonne conscience déjà bien entamée.
Quelques années avant. Sixième primaire. Les copains et moi, les forts en tout, nous nous serrons les coudes face à ce remplaçant arrogant, ce jeune instituteur qui nous fait la morale. Les bancs sont disposés en U autour du bureau du maître. Chacun voit l’autre sans
lever la tête. C’est une classe qui fait corps. Les bancs sont blancs, les cahiers sont pleins. J’entends pour la première fois parler du Shah d’Iran et de la guerre là-bas, très loin. Arrêt sur image. L’instituteur fantôme répète inlassablement : « Mais comment se fait-il que personne dans cette classe ne puisse m’expliquer ce qui se passe aujourd’hui en Iran ? ! » Les intellectuels de la sixième A baissent la tête.
Une grande tablée. Une de ces fêtes familiales où on invite les frères, les sœurs, les cousins, les neveux, les nièces, les beaux-frères, les belles-filles, les enfants, les petits-enfants, les amis. Nous sommes bien vingt-cinq ou trente. Repas de fête. Sur l’escalier, l’oncle Arthur : il chante, saoul comme la Pologne. Au piano : la cousine Nathalie. Profusion des décorations, richesse de la cuisine, brouhaha, presque le bonheur. Puis, l’espace d’un instant : le noir, le silence, le néant. Et l’enfant qui répète sa question : « Dis, mon oncle, t’étais où, pendant la guerre ? »
La cantine, au bureau. Petites tables rondes de bistrot, avec pied en bronze, tablette en marbre blanc. C’est froid exprès : pour qu’on ne s’attarde pas. Sandwich au jambon. Je travaille là depuis quelques semaines, je commence à trouver mes marques. J’ai repéré l’endroit où la secrétaire planque le chocolat, dans le placard du fond, au-dessus du frigo. Un nouveau dit : « Je laisse tomber le stage. Il faut que j’aille là-bas ! C’est trop important, ce qui se passe à Berlin ! » En fermant les yeux, je vois très clairement le Checkpoint Charlie et les graffitis, et je suis triste que le mur soit tombé. Bien sûr, j’ai aussi en tête les photos des jeunes qui ont fait le mur et qui ont été fusillés en plein saut. Mais tout de suite je pense à l’omnipotence américaine, qui est là, à bout de bras. J’ai comme un mauvais pressentiment. La chute pacifique de ce mur de guerre ne me prédit pas la paix.
Au cours de littérature américaine, dans les livres : la guerre du Vietnam. En version grecque : le combat d’Achille au pied léger. Dans les très vieux albums, chez ma grand-mère : les tranchées, l’Yser. En voyage : Waterloo, Hastings, Avranches, le mur d’Hadrien. Un documentaire incompréhensible sur l’Algérie française. Le Kosovo, le Rwanda, l’Afghanistan, le Golfe, Israël, la Palestine, la Côte d’ivoire, le Congo : images télévisées, biaisées, léchées, mises en scène, intoxicantes, et moi qui ne trouve que l’extinction du poste pour me protéger des propagandes. Mais, tout de même, le journal d’Amnesty International. Et les lettres fermes et polies à MM. les Présidents.
Une grande prairie, aux premiers jours du printemps. Une foule compacte : jeans, bottes, gros pulls, faces hilares. C’est la fête, la fête au bonhomme hiver. Les yeux des enfants lorsqu’on allume le grand bûcher… Les gens s’approchent des flammes, se pressent. Rires obscènes. Je suis le bonhomme hiver, je suis la femme à la lettre écarlate, je suis la sorcière, celle qu’on brûle. J’ai beau me raisonner, me répéter : Nous sommes au XXIe siècle, il ne peut rien t’arriver, j’ai beau me dire cela, je suis la femme, la sorcière, celle qu’on brûle. Et toutes ces faces hallucinées et obscènes rient de moi. Et je sais, parce que c’est chaque année la même chose, que peu après aura lieu la mise à feu du feu d’artifice. Je tiens un bébé, l’enfant de ma sœur, dans les bras. Lorsque les premières fusées éclatent dans le ciel bleu nuit, les regards s’illuminent, les mains se serrent. Moi je m’enfuis avec la petite contre moi. J’ai beau me raisonner, ce sont les bombardements qui recommencent, et je suis ma grand-mère à mon âge, et dans mes bras, je tiens ma mère encore bébé qui roule des yeux effarés.
Dans un salon, un jour, chez l’amie d’une amie. Faune cosmopolite, bohème, riche. Haschisch et Bourgogne. Quelqu’un prend sa guitare. Les cultureux se sont regroupés dans la cuisine. La bibliothèque a vomi ses livres sur le tapis persan. J’en ramasse un, je lis au hasard :
« L’ennemi pour moi n’est pas l’Allemand
le Russe le Chinois
l’Américain
en chaque être
l’ennemi
le bon samaritain »
Le jardin était beau sous la neige, pris dans une bulle bleue, intemporelle. Je flottais au-dessus de la campagne. Le lendemain Gurpsh prononcerait son discours sur l’état de l’Union. J’ai frissonné. Où était Abel ? Mes pas faisaient craquer la neige et, sous elle, le verglas. Il y a toujours une couche sous la couche, une indifférence sous l’ignorance, une guerre sous la guerre. Je n’ai pas entendu Abel arriver. J’étais près du forsythia, dans le fond. Je me souviens, j’ai pensé à mes parents qui s’étaient disputés très fort dans le jardin, un jour où je m’étais cachée dans ma cabane. Mon père était parti le lendemain. J’ai levé les yeux vers Abel, j’ai compris. Je ne savais pas comment me battre, comment réagir face à un homme qui cherche l’affrontement. Il m’a tendu mes clés, sans un mot – mais qu’aurait-il pu dire, depuis que nous ne partagions plus les mêmes mots ? Il est parti.
Dans son discours sur l’état de l’Union, Gurpsh l’omnipotent a dit sans le dire son mépris des lois, des engagements, des règles. Il a dit très civilement qu’il déclarerait bientôt la guerre à l’Irak. Pas tout de suite, mais bientôt. Cela sonnait comme une promesse.
Mon sourire ne fait rebondir aucune question. J’écris, égoïstement, sans respecter mes propres consignes. Je parle de mes fantômes, et je ne dis rien de l’Irak, le lieu de la guerre. Et je suis frappée par cela : qu’une histoire, qu’une vie puisse se raconter par ses guerres ou ses amours. Quelles que soient les douleurs et les tristesses, je m’en sors assez bien, allez. Je ne suis pas en danger de mort.
Il s’agit pourtant de ne pas confondre le destin de chacun avec le destin collectif. J’ai laissé Abel me faire la guerre sans broncher, je ne dois pas laisser Gurpsh agresser un peuple au prétexte que son chef ne partage pas sa vision du monde. J’ai exercé mon devoir de mémoire, c’était un minimum. J’ai maintenant un devoir de colère, un devoir de parole à remplir. Car comme chaque amour, je sais que chaque guerre peut être définitive : la dernière.
Les enfants sentent quelque chose. Ils arrêtent d’écrire, me regardent. Attendent. Alors je leur dis mon inventaire qui n’en est pas un, les guerres perdues (les miennes, celles de mes ancêtres), mon sentiment d’impuissance face à l’arrogance polie de Gurpsh. Et quoi faire, pour empêcher cette guerre ?
Je dis aussi mes valeurs, en quoi je crois. Je parle de ce livre qui m’a fait rire et réfléchir à leur âge, de ce slogan inscrit sur les murs de la ferme des animaux : « Tous les animaux sont égaux », et de l’ajout d’un cochon plus cochon : « mais certains sont plus égaux que d’autres ». Je dis que personne ne peut tirer à soi la couverture de la démocratie, de la liberté, de la vérité, de la dignité, du droit de vivre dans la paix et la culture. Qu’elle appartient à tous, cette couverture. Ils se mettent à parler, mes écrivants. Deviennent des êtres parlants. Des êtres de parole.
Je repense à Abel, qui a eu peur de la femme en moi, de mes paroles d’apaisement ou de conciliation, ou simplement du dialogue que j’aurais pu entamer avec lui. Je comprends que l’Europe est cette femme et que, comme Abel, Gurpsh a peur d’elle. Je le dis aux enfants : Tout n’est pas perdu. Si Gurpsh fait la sourde oreille, c’est qu’il a peur. Peur que nous puissions avoir raison. Peur qu’il soit possible de régler ce conflit sans passer par la guerre. Peur de la parole qui panse et apaise.
Nous mettons nos manteaux, nos moufles, nos écharpes. Parés à définir notre plan de campagne rhétorique, à affronter la tempête des mots, à remuer le ciel de la négociation et la terre des traités. Ensemble, nous progressons dans la neige craquante qui recouvre le verglas.