Remembrances de l’enfant idiot

Jean-Pierre Verheggen,

Ouiquenne

Ouiquenne ! Ouiquenne, comme l’écrivait Queneau,

le ouiquenne, aussi loin qu’il m’en souvienne,

c’était quand il faisait beau

et qu’on allait jouer le long des berges

de la puante Orneau, et les nonquennes,

c’était quand il pleuvait à seaux,

des pluies diluviennes qui nous faisaient dire amen

à nos baleines et autres projos de bateaux !

Les niquennes (c’était la grosse moyenne)

c’était quand il faisait mi-frisquet mi-pâlot

et qu’on restait au pajot

à lire des Mickey ou des Zorros,

enfermés dans les chambres du haut

que nous devions quitter au triple galop,

les jours de grands niquennes,

quand les parents passaient au lit l’aprèm’

à niquer jusqu’à ce que survienne quelque tempête

dans leurs rapports conjugaux,

ô ouragan sur le Ouicaine !

Papa était en haut.

Capitaine sans paquebot,

Maman était en bas ne pipant plus un mot !

Le dimanche était chocolat !

Lecture élémentaire

Ainsi donc après avoir fait la connaissance – balbutiante ! – de René qui ramait pour ramener Irma à la rive ou de Petit Pol qui prenait la pipe de papa posée sur le piano pour aller fumer en cachette (Petit Pol qui pâlissait, vomissait et était justement puni : pan-pan cucul pèpette), je découvrais enfin, vers la mi-février de ma première année d’études primaires, les héros de mon second livre de lecture élémentaire, à commencer par Firmin et son lapin.

Au diable les bébés bégayeurs et zozoteurs de mes débuts mal assurés, voici venir les grands de la lecture silencieuse, souple et déliée, parfaitement enchaînée, courante, voire véloce parfois, trop précipitée. Voici venir Firmin et son lapin. Ah ! cher Firmin ! Je n’avais pas assez d’yeux pour lire son histoire et dévorer le dessin qui l’illustrait sur la page juxtaposée.

Firmin y nourrissait un lapin de clapier qu’il gâtait – régionalisme oblige ! – de pleines pâtées de légumes frais en provenance directe du jardin. Généreux gamin, se disait-on, n’était-ce qu’il le faisait à dessein (le texte tout entier étudiait le son « in » qu’il soulignait en lettres rouges imprimées) à des fins bassement alimentaires et sordidement spéculatives.

Il caressait en effet l’animal pour mieux lui palper les miches. Il lui flattait le râble pour constater avec satisfaction l’état d’avancement de son élève à l’engrais. Quand il serait gros et gras, notait le texte, il irait à la casserole où il ferait un fin plat.

Ah ! salaud de Firmin ! Vil hypocrite. Crapule accomplie. Maudit sois-tu ! Puisses-tu mourir ! Traître infâme ! Judas ! Oui Judas (Judas Iscarotte, serais-je aujourd’hui tenté d’écrire).

Sans doute le contexte de cette époque d’immédiate après-guerre justifiait-il de telles pratiques d’économie pour soulager le panier de la ménagère mais enfin ! tout écologique que fût cette nourriture, je ne comprenais pas, je pleurais devant ce projet d’assassinat, dégoûté de surcroît de tout livre de lecture à l’avenir.

Fort heureusement, d’autres historiettes moins cruelles m’en rendirent l’amour et avec lui l’attrait indéfectible pour les lapins littéraires : carrolliens, bugsbunnyens courant plus vite qu’un Golf Rabbit autour du Moulin de Daudet ou dans le thym et la rosée de Jeannot La Fontaine. Ils garderont toujours ma préférence !

Quant à Firmin, j’en connus un – un vrai ! – qui habitait la rue des Champs où mes grands-parents avaient leur coutellerie. C’était – il faudrait que j’interroge ma mère à son propos ! – un ancien mineur retraité ou un ex-ouvrier des glaceries qui mastiquait, à longueur de journée, un tabac de bouche infect qui lui jaunissait les dents. Il crachait constamment, expulsant, haut et fort, ce jus de chique couleur jus de chaussettes, voire marc de ramponneau pour filtrer le café ! Il m’effrayait, alors que tout en lui dégageait la gentillesse !

Mais, me direz-vous, et la lecture dans tout cela ? Eh bien, on l’aura compris : il n’y a pas de plus grand livre que le premier qui vous ait fait longuement pleurer.

Jules Chinchard

Si j’avais à retrouver mon âme innocente d’enfançon d’là Sambre et Meuse, je la chercherais du côté d’mes petits compagnons, petits pêcheurs wallons, capables, comme moi, de prénommer tous les poissons par leur prénom : Léon, le gardon du Piéton ou Valentin, un sacré goujat de goujon qui sévissait, raconte-t-on, dans les eaux de l’Eau Noire à Couvin, ou Gaston, le carpillon des Étangs du Bras Mort de la Tanche d’Or à Mornimont.

Ô saisons ô chanteaux de pain ô vermisseaux ô asticots, quelle âme est sans défaut ?

Les jours de manque – ô asticots que nous étions ! Ou bien nous chantions : bredouille, montre-nous tes couilles ! Ou bien nous attribuions notre malchance à la concurrence : aux grenouilles de bénitier que nous détestions et aux bigots qui ne cessaient de tirer des bigorneaux d’ieur nez, pendant l’office du curé !

Ou encore aux Romains !

Aux légions de Jules Chinchard, venues gauler, sans permission, dans les rivières de nos régions, et enlever nos Sabines, et chaparder nos sardines que le Général disputait à Boduognat, le roi namurois du pan-bagnat, qu’il accusait de garnir de faux anchois, ses pizzas !

Camille Marique

Nous disions baloujes pour hannetons et berbijots pour les poux du mouton. Nous disions corioule pour désigner le liseron, flamouche et fougnant ou cosse et scafiote, talouche et malton. Nous disions chalbraque, capotine et goliman. Moussement, veau de mars, panauche et frumejon. Nous disions colaux ou coulons quand nous voyions les pigeons de Camille Marique rentrer dans leur petite guérite. Nous repérions l’Atomique, le Mozaïque ou l’Artiste 100 %. Le Barcelone flamand et le jeune Adjudant. Le Tarzan blanc nez, l’Artaban 77 et PÉcaillé Frazette. Le Louis foncé et le Merckx gamin. Le Borain de velours, le petit bleu Vitesse, le Direct de retour et la Princesse Louisa. Ah ! la Princesse Louisa ou la Femelle Monsieur, quelle joie ! Mais voici encore mieux que ça : l’inégalable Coppi, le jeune Diable et le Kennedy accouplé ! Le Derby tigré, le pur Napoléon, l’Adonis grand fond et le Caïd d’Argenton. Voici le Vétéran du Roi Albert et le Géronimo du Notaire. Le Jules Sans Peur, le Fantomas des Vents contraires, le Frère du Foreur et l’Aristo-Châteauroux. Mais voici celui qui régnait par-dessus tout, le plus prisé : le Longue Queue mailleté qui faisait routoucou routoucou routoucou en tenant les femmes avec son bec crochu, par leur cul ou par le cou !

(Extraits de On n’est pas sérieux quand on a 117 ans, à paraître en février 2001 chez Gallimard/L’Arbalète)

Partager