Au premier coup de sifflet, ils avaient formé les faisceaux. Le deuxième n’avait pas encore déchiré l’air épais qu’ils se laissaient tous tomber sur les pavés brûlants, dans un fracas amorti de fers de pelles et de gourdes vides. Certains s’étaient endormis aussitôt, avant même d’avoir débouclé leur sac et leur ceinturon. Les autres observaient un silence de bêtes recrues, indifférentes au monde qui les entourait. Sur la place légèrement déclive, piquetée de reflets cuivrés, le bataillon étalait jusqu’au pied des maisons sa large tache kaki.

Charlie était fatigué. Pourtant, il ne se lassait pas du spectacle. C’était sa première campagne, et la nouveauté des impressions qui l’assaillaient depuis Boulogne lui soufflait d’engranger, pour plus tard, une provision de lumières, d’odeurs et de sons.

À côté de lui, Eddie avait délacé ses brodequins et examinait ses arpions de vieux dur. Malgré la corne, il comptait les ampoules avec une expression morne. D’un pas souple mais où pointait néanmoins un début de raideur, le lieutenant Chalmers fendait les derniers rangs. À la suite du capitaine, il entra dans la grande bâtisse qui bordait la place, une sorte d’église laïque à porche et clocheton. Pour des Londoniens, sa façade ouvragée évoquait vaguement le Guildhall ou les Inns of Court – pas assez cependant pour justifier un quelconque mal du pays : cela viendrait plus tard.

Malgré la détente qui s’installait, le silence des hommes persistait. On entendait juste çà et là le claquement d’une pièce métallique, quand un type vérifiait la culasse de son fusil ou emboîtait la baïonnette au bout du canon, histoire de voir si, le moment venu, elle tiendrait bien.

De l’autre côté de la place flottait le brouhaha de discussions en une langue que Charlie croyait reconnaître tout en ne la comprenant pas : un attroupement grisâtre de réfugiés se serrait autour d’une charrette. Pour tromper la faim sans doute, le vieux cheval de trait léchait les interstices entre les pavés, à la recherche distraite d’une herbe fantôme. Détaché du groupe, un petit garçon regardait les soldats anglais. Il portait un costume sombre élimé qui rappelait à Charlie certaines après-midi de Sunday School, dans l’église de Spitalfields. On avait de la religion, chez les Collins.

Par-dessus les toits de la ville, lente, inexorable marée, la rumeur encore lointaine de l’artillerie affluait. Sourds coups de timbales larges comme des lacs, paresseuse scansion de cette guerre qui marchait vers eux sans se presser, à son rythme, d’autant plus sûre de les rattraper qu’ils ne la fuyaient pas.

Peu d’entre eux avaient déjà vu le feu. Eddie, lui, il s’en fichait. Pas étonnant : il en était à son deuxième terme. La guerre, il connaissait. Du Transvaal, il avait ramené une médaille. Après tout, c’était son métier. C’était le leur aussi.

« Dis donc, Eddie ? »

Le vieux soldat grogna. Il finissait de se rechausser.

« Quoi ?

— On est où, ici ? »

Eddie haussa les épaules, entreprit de rajuster ses molletières.

« Ben, en France, je suppose…

— Ah oui ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »

Eddie travaillait vite, d’une main experte. Les molletières, il les faisait pas trop serrées, sans un faux pli.

« T’as des oreilles, oui ou non ? Les bonnes femmes qui nous balancent des fleurs sur les routes, elles causent quoi, selon toi… ? »

Du pouce, Charlie repoussa la visière trempée de sa casquette.

« Ben… Je sais pas trop. Français, je crois.

— Tout juste. Alors qu’est-ce que t’en déduis ?

— Qu’on est en France ?

— Voilà… Futé comme t’es, tu finiras sergent, mon gars. »

La molletière roulée, Eddie inspecta son œuvre. Approuva.

« N’empêche, Eddie…

— N’empêche quoi ?

— C’est pas la Belgique, qu’on est venus sauver ? »

Eddie se redressa, fouilla les poches de sa vareuse.

« C’est ce qu’ils disent sur les affiches. Mais bon, ça change quoi ?

— Je ne sais pas. On parle quoi, en Belgique ? »

Du bout des lèvres, Eddie extirpa une sèche de son paquet froissé, le tendit à son voisin.

« À ton avis, le bleu ? »

Charlie réfléchit, prit une cigarette.

« Ben… Aucune idée. »

La fumée monta, se mêla à la fine poussière chassée par un vent mou.

« C’est pourtant logique : le belge, tiens ! »

Charlie hocha la tête. En effet, ça tombait sous le sens. Eddie, il avait le chic pour poser les bonnes questions. De là à donner les bonnes réponses…

« D’ailleurs, on va pas se casser le cul, voilà le sergent. Eh, sergent ? »

L’air absent, le sergent Campbell interrompit sa promenade méditative parmi les faisceaux et laissa tomber sur les deux hommes un regard sincèrement bovin.

« Qu’est-ce qu’il y a, Bolton ?

— Juste une question, sergent… »

D’un coup d’œil averti, le gros homme s’assura qu’on ne se payait pas sa tête. Il décida d’être aimable.

« Bon… Accouchez. Et dépêchez-vous, j’ai pas que ça à faire. »

Eddie s’était levé.

« C’est rapport à ce patelin, sergent. Collins se demande où on est. »

Le sergent considéra Charlie avec indifférence. Sans qu’il eût à ouvrir la bouche, on pouvait traduire par : « Qu’est-ce que ça peut lui foutre ? »

« Bien la première fois que vous vous demandez quoi que ce soit. Mais bon, si ça peut vous amuser, on est dans un bled qui s’appelle Mons. Me demandez pas comment ça se prononce, je n’en sais rien et je m’en fous. »

Eddie passa ses pouces derrière son ceinturon. Puisque le sergent avait répondu, rien ne l’empêchait de pousser son avantage.

« En France, alors ? »

Le sergent fit une moue, hérissa sa moustache.

« Ça… Eh bien… Je n’en sais foutre rien, Bolton. »

Des éclats de rire résonnèrent sous le portail de la grande bâtisse. Les officiers sortaient déjà du briefing. L’un d’eux avait dû en lâcher une bonne. Un petit bonhomme chauve en redingote et écharpe tricolore les suivait, le chapeau à la main.

« Je peux toujours demander au lieutenant, fit le sergent – pris d’une subite audace à la mesure de sa non moins surprenante curiosité. J’imagine qu’on doit leur apprendre ce genre de trucs, à Sandhurst… »

Confiant qu’une telle question ne mettrait pas à mal le sacro-saint prestige de l’autorité, le sergent s’approcha de son supérieur, lequel commençait un rapide tour des popotes.

« Sir ?

— Oui, sergent ? »

Le lieutenant Chalmers avait une peau de bébé blond. Cuit par le soleil d’août, son nez rougi pelait déjà.

« Avec votre respect, Sir. Les hommes se demandent où on est. »

Le visage étroit du lieutenant se fendit d’un large sourire. Chalmers possédait l’enthousiasme un peu niais de toutes les jeunesses dorées. L’armée n’avait pas encore fait de lui une véritable culotte de peau.

« Mais c’est très simple. Nous sommes à Mons, sergent.

— Mons… En effet, Sir. Mais Mons, c’est en France ? »

Le lieutenant faillit éclater de rire. Toutefois, en bon

officier pénétré des devoirs de sa caste, il n’en fit rien.

« Certes non, sergent ! Nous sommes en Belgique ! »

Le sergent hocha la tête, comme s’il appréciait un joli coup au cricket. L’air de rien, la réponse précise du lieutenant confortait sa vision du monde. À l’armée, les officiers savaient, les sous-offs transmettaient, les hommes exécutaient. Miracle de simplicité – si toute la vie pouvait être ainsi.

« Pourtant, poursuivit le sergent, les gens parlent français dans le coin. Je le sais bien : avant d’entrer à l’armée, j’étais serveur à Kensington et…

— Bien sûr, sergent. Bien sûr, vous avez raison. Mais vous devez savoir qu’en Belgique, c’est comme au Pays de Galles : on parle deux langues. Ici, c’est le français. Pour le flamand, nous verrons ça plus tard, quand nous aurons torché ces maudits Jerries : ça se parle plus au nord, enfin, je crois bien… »

Par-dessus l’épaule du sergent, le lieutenant avisa Eddie.

« D’ailleurs vous devez connaître, Bolton… Si je ne m’abuse, les Boers causent le même baragouin… »

Mais depuis un moment, Eddie s’était désintéressé de la saynète. Son sourire béat intrigua le lieutenant. Tournant la tête, il vit à son tour le petit garçon au costume sombre. Debout près d’un faisceau, hésitant, le gamin regardait avec envie les fusils astiqués dont le métal noirci luisait dans le soleil.

« Ce gosse doit avoir faim », dit le lieutenant.

Aussitôt, il ouvrit son porte-cartes et en sortit un petit rectangle emballé dans du papier gris. En quelques pas, il rejoignit le gamin qu’on sentait prêt à déguerpir.

« Tiens, mon garçon. Pour toi. Chocolate. Vous aimez chocolate ? »

Le gamin roula de gros yeux intrigués, tendit la main, prit le paquet.

« Merci Monsieur. Dji pou l’avalè ? »

Le lieutenant se redressa, se gratta la nuque.

« Je demande votre pardon ? »

Les épaules serrées dans un grand châle noir, une jeune femme un peu maigre avait jailli du groupe de réfugiés. Elle attrapa le gamin par la main, sourit au lieutenant.

« Scousè-Tsavo Monsieur. Les sôdârs, ça l’rind to èfoufi. »

Visiblement confus, le jeune gradé inclina le buste, porta la main à sa casquette et salua. Quand la mère – la sœur ? – et le fils – le frère ? – eurent rejoint le groupe autour de la charrette, le lieutenant tourna les talons et revint sur ses pas.

Il ôta son couvre-chef, lissa sur son crâne les mèches blondes collées de sueur.

« Au temps pour moi, Messieurs… »

Il se recoiffa.

« Nous sommes déjà en Flandre. »

Bientôt, aux quatre coins de la place, les sifflets ricochèrent entre les façades comme des cris d’oiseaux dans une volière. Au loin, vers le nord, la canonnade tonnait, plus lourde, plus menaçante que jamais. On était le 22 août 1914. Quand le dernier homme du 4th Royal Fusiliers quitta la Grand-Place, une mère – une sœur ? – grondait un fils – un frère ?

« Quand esse qui t’arêtrais di causé à onk ou l’oûte ? Ces djins-là, on n’les connait nin ! »

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