Haine en Wallonie

Jean Jauniaux,

J’ai arraché mes racines de l’argile et de la pierre bleue d’Écaussinnes, des prairies grasses et des granits.

Je les ai déterrées en poussant des « ahan » sous l’effort, qui résonnaient sur les parois de mon cœur comme le vacarme incessant des carrières de Belle-Tête ou de Scoufleny. À coups d’explosifs, les carriers détachaient des parois creusées dans le sol d’immenses obélisques de pierre bleue. Ces masses minérales allaient, ensuite, être débitées, tranchées, sciées, calibrées en autant de dalles ou de blocs que l’exigeaient les commandes opulentes issues des grands chantiers de l’après-guerre. Les trottoirs des villes, les parois grandiloquentes des basiliques de « seconde catégorie », les promenades de Knokke-le-Zoute, les brise-lames de Koksijde-Bad s’habillaient alors des armures grises en pierre de Écaussinnes. Les rails du Royaume vibraient la nuit sous les lourds convois de granit qui sillonnaient la toile d’araignée Belgique à partir de ce grand nombril creusé au cœur du Hainaut.

M’envahissent ces images si souvent évoquées : les chemins de pavés au long des carrières profondes, le train dans les brumes du petit matin longeant le trottoir de la rue principale de Écaussinnes, charriant les blocs de pierre vers la gare, puis, m’imaginais-je, vers Saint-Idesbald lorsque des bâtisseurs d’éphémères les jetaient sur le sable pour retenir la fuite des plages et donner aux chars à voile des frontières à leurs courses folles ou vers les grands chantiers de la prospérité post-atomique de l’exposition universelle de Bruxelles.

Les carriers accroupis contre le mur d’un des bâtiments que je longeais pour me rendre dans l’enfer de l’école avalaient de grandes tasses cabossées de café au lait sucré, noirci et adouci par la chicorée à laquelle on le mélangeait alors. Ils se versaient encore et encore de ce breuvage qui coulait de gourdes de métal, fermées d’un bouchon de faïence rendu hermétique par l’anneau de caoutchouc rouge qui le collait au goulot.

Ils riaient et parlaient fort… La sensation que c’était de moi qu’ils se moquaient ainsi me hantait. Je m’observais alors, mentalement. Qu’avais-je, petit garçon timide, écolier terrorisé, enfant abandonné à mes hantises secrètes, qu’avais-je qui engendrait cette violence sarcastique : mon cartable trop lourd, empli d’inutiles leçons dont les railleurs avaient été dépourvus ? ma démarche que j’essayais de rendre décontractée et qui me faisait chaque fois trébucher à leur proximité, et qu’ils attendaient à chaque passage ? la crainte qu’ils m’inspiraient et que j’essayais de leur camoufler ?

La torture quotidienne de ce chemin de croix au long des chantiers de la carrière de Écaussinnes préfigurait, comme la répétition d’une mauvaise pièce par de piètres acteurs, les violences de la cour de récréation, les tourments de la classe, puis à nouveau, au retour, les railleries attendues de ces hommes habillés de bleu et de poussières dont j’anticipais les sarcasmes qui accompagneraient mon retour hésitant vers la maison muette, où l’on ne parlait jamais, où l’on ne riait jamais, le cartable lourd des échecs et des punitions, la tête pesant du poids des coups reçus et restés impunis…

C’est de tout cela que naquit, au long de la voie ferrée, ma haine pour la Wallonie, une haine viscérale, brûlante, définitive, irrémédiable.

Pourtant, ce n’était pas la Wallonie noire, pas la misère des houillères, pas la violence des alcools tristes… Écaussinnes se lovait dans les collines grasses du pays de la Pierre bleue, comme aurait pu s’intituler un album en lignes claires de Tintin.

En périphérie du village, ces grandes carrières, lorsque les gisements épuisés ne donnaient plus de raison aux hommes de les creuser s’emplissaient d’une eau limpide, venue des nappes souterraines, qui formait en leurs abysses de vastes lacs, émeraudes scintillants.

« Sans nous, les Bruxellois n’auraient pas d’eau ! Ils mourraient de soif ! », s’exclamaient souvent les Écaussinnois hargneux à l’égard de la capitale qui devenait ainsi, par esprit de contradiction, le seul endroit où je rêvais de vivre et que j’allais rejoindre au plus vite. En appuyant chaque syllabe de chaque mot, ils répétaient leur lugubre et vaine incantation, qui semblait n’être constituée que de mots en RRRR qu’ils roulaient à la russe : « Nous, à Écaussinnes, si on décidait de le faire, on pourrait les assoiffer, ces vantardsIls seraient contraints alors de nous prendre en considération, ces flamins ! »

La litanie se répétait, s’adressait plus particulièrement à moi, « le gamin qui va à l’Athénée ! Pour quoi fairrre ! Ça sert à rien, les diplômes ! Ce qu’il faut c’est trrrravailler… »

Pour les oublier, certains dimanches d’été, j’allais promener ma mélancolie au bord de ces lacs d’émeraude profonde. En plissant les yeux pour en éliminer les rivages, je m’imaginais au bord du Pacifique. Les nouvelles étendues d’eau ainsi créées par cet artifice d’optique en possédaient la couleur et l’infini… Une larme venait vite sous les paupières, trop sollicitées. Les palmiers et les forêts tropicales qui bordaient cet océan imaginaire redevenaient les squelettes des grues abandonnées à la rouille, au vent mauvais et à l’indifférence qu’éprouvent les hommes à l’égard des rêves des enfants lorsqu’ils errent au long des océans artificiels de Wallonie.

Les matins d’hiver, pour rejoindre la ville de Mons et l’Athénée que je fréquentais, je franchissais, pour parvenir à la gare, une massive passerelle de fer qui surplombait les rails de chemin de fer et qui tremblait au passage des locomotives à vapeur, lorsqu’elles fonçaient sous mes pieds et que j’essayais d’avaler quelques volutes d’âcre fumée, pour les garder longtemps dans mes poumons et les recracher comme si je fumais une cigarette.

Parfois, au cours de ces trajets matinaux, où le tam-tam saccadé du train stimule les vagabondages de l’âme, je rêvais des lourdes argiles qui bâtissent les collines des paysages de cette Wallonie-là, où serpente encore une rivière que l’on désigna, pour je ne sais quelles antiques raisons, d’un cinglant baptême : la « Haine ».

Je suis né dans une clinique aux murs couleur de sable, sur les hauteurs d’une ville qui se nommait « Haine-Saint-Paul », comme la rivière qu’elle bordait, et qui figure maintenant encore sur mon passeport, comme une dernière trace, un fantôme de l’enfance.

J’emmenai cette Wallonie-là dans mes bagages lorsque la lassitude d’entendre les sarcasmes, de subir le chômage annoncé, m’emmenèrent dans un train bruyant et sale, vers les lumières bienfaisantes de la belle Bruxelles, emplie d’étrangers, vibrante sous les pavés, gonflée de vie et de rires, tonitruante, arabe, espagnole, flamande.

De mes racines, il ne resta bientôt plus que des moignons végétaux que la vie abandonna tels des tentacules morts. Sans doute en reste-t-il quelques traces. C’est ce que l’on me dit, lorsque je revendique n’appartenir à aucun paysage, à aucune enfance.

Tout cela me pousse à écrire – avec l’ironie triste des faux cyniques – sur les formulaires destinés à m’identifier dans les hôtels lointains ou les aéroports : « Lieu de naissance : Haine ».

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