Rencontrer Aurélie

Jack Keguenne,

1.

Depuis hier, les jours raccourcissent.

2.

Depuis longtemps, les nuages s’accumulent.

3.

Déjà une semaine que j’empile, sans les ouvrir, les journaux sur ma table. J’ai l’information principale aux coups de klaxon et à la couleur du drapeau déployé dans les rues.

Je me verrais bien en supporter du monde.

4.

Est-ce que cette mouche va s’inquiéter du fait que j’ai encombré ma chambre d’une nouvelle caisse ? Ou bloqué l’étagère avec plusieurs nouveaux livres ?

Que sait-elle de l’espace ou, pour le dire autrement, des affaires étrangères ?

5.

Je pensais finir un manuscrit pour cet été. Reparlons-en à l’automne, voulez-vous ? Et ne me dites pas que le temps passe trop vite, ni que j’écris lentement.

(Trouver un équilibre, faire comme le chat qui, sans posséder de montre, vient manger à heures fixes.)

6.

Garder la trajectoire de la mouche.

Tant que la Terre tourne rond, les urgences et les importances ne changeront que certains instants – ou quelques-unes de journaux quotidiens.

7.

Il va falloir que je prenne un train, que je fasse la file devant le guichet – aux heures d’ouverture – puis que je reprenne un autre train. Tout ça pour disposer d’un document que n’importe quel fonctionnaire afficherait en deux coups de clavier, mais je dois me trouver à même de confirmer mon existence.

8.

En matière de galaxie, j’ai le regard d’un amateur de loterie : toutes les boules tournent, mais mon intérêt ne se porte que sur celles qui sortent.

On coche de même les bulletins de paris et ceux de démocratie.

9.

Étrange question que celle de savoir où va le monde. Moi-même, je ne sais pas très bien où j’en suis, sinon assis sur ma chaise – certes, à roulettes, mais j’ai veillé à ce que le plancher soit stable.

10.

Au fond, qu’est-ce que c’est le monde ?

Peut-être faudrait-il aussi se demander : à qui appartient l’horizon ?

Et savoir gré au soleil de continuer à manifester – je veux dire à agiter la lumière.

11.

Dans mon enfance, on me disait que dieu pouvait être une femme, et nègre. Aujourd’hui, la question ne se pose plus que pour le président des États-Unis.

12.

Devant Moïse, la mer s’est ouverte, au hasard des jours.

Moi, j’évite la rue Neuve le samedi après-midi.

13.

En ce moment, j’ignore totalement où se trouve la femme que j’aime.

14.

Si le roi du Bhoutan abdique, j’organiserai une grève de la solitude.

15.

Quand même, je sais que je peux prendre un avion bientôt, passer un océan et arriver sur un autre continent. Mais, en plusieurs semaines, je n’ai pas trouvé l’occasion de voir mon vieil ami dans le quartier d’à côté.

16.

Demain m’inquiète moins que le bilan qu’il s’agit de tirer d’aujourd’hui.

17.

On me parle d’embouteillages permanents, d’impossibilités de se garer et d’augmentation du prix du carburant. Depuis longtemps, j’hésite à acquérir une voiture, mais j’en reste au problème du choix d’une couleur.

18.

Vu sur un mur nu ce graffiti : « Nous ne craignons pas le pouvoir et sa pol ».

Reparti, non pas tant avec l’idée de compléter la phrase qu’avec celle qu’on peut encore ajouter des choses au monde. Ou qu’y participer n’est pas sans risque, mais qu’en descendre demeure improbable.

19.

Je vais bientôt rencontrer Aurélie – quinze ans ! Je m’en réjouis, mais il faudra lui donner la confiance et les armes. Et, sans doute, aussi écouter ses doléances. À chaque âge son histoire et ses difficultés, ses réponses bégayées.

On n’arrête pas d’apprendre à inventer l’amour et à s’interroger sur le sort de nos poubelles.

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