Pleure pas, mon p’tit loup, pour l’ours blanc qui dérive sur son îlot de glace à travers l’océan arctique dégelé. Le climat se réchauffe, mon p’tit gars, le climat. Et pour les gosses de Syrie qui se noient dans la Grande Bleue et qui échouent sur les plages où tu passes tes vacances, pleure pas.
Tu verras, tu verras ; ce sera mieux hier…
Un jour passé, tu joueras peut-être avec les enfants de Fukushima ou ceux de Tchernobyl. Ils viendront se refaire une santé chez toi, ici, au bord de la Mer du Nord ou dans les Pyrénées.
Tu verras…
Leurs cheveux repousseront malgré tout et ça te fera rire quand tu passeras la main sur leur crâne duveteux. Ils te raconteront, dans la langue des signes, leur fuite hors des villages empoisonnés, l’eau des villes irradiée et les poissons crevés à la surface des étangs.
Ne pleure pas…
Tu veux jouer à la guerre, mais la guerre, ce n’est pas ce que tu vois là, sur l’écran de ta console de jeux ; la guerre en vidéo, en fureur colorée, en personnages virtuels. T’en fais pas, hier tu la verras de près la guerre, la vraie ; Tu sentiras son odeur de terre pourrie, de gaz moutarde ; son haleine de soufre et de feu. Je te promets des guerres qui font exploser les frontières de sable et les maisons de briques, de bois ou de paille ; des guerres trésorières qui comptent leurs victimes en millions d’affamés, de déportés, de sacrifiés aux déraisons ethniques, aux mensonges des religions, aux illusions de liberté. Tu poseras ton doigt sur la carte du monde et tu reconnaîtras les lieux où elle festoie, la guerre, avec ses compagnons de joie macabre, généraux des massacres, maréchaux des génocides, guerriers sans peur ni pitié semant la mort du Kosovo à la Palestine, du Golfe persique à l’Afrique centrale, du Vietnam à l’Algérie, d’Indonésie à l’Argentine… Ah, mon p’tit loup, le monde est une vaste scène de théâtre. Toujours, crois-moi, les puissants succéderont aux tyrans, les dictatures aux révolutions.
Mais les choses s’arrangeront, tu verras…
Le temps pris à rebours s’accommode toujours avec la mémoire de l’Histoire. Il y aura des moments forts : on construira un mur à Berlin, un mur solide de 155 km en béton et barbelés que les gens du côté de la ville libre décoreront de jolis graffitis, et, quelques années plus tard, on marchera sur la lune. Quelle belle vue on aura de là-haut ! Puis tu verras, ça ira mieux, on le déconstruira, ce mur, et les gens des deux côtés de la ville se reconnaîtront et reprendront leur vie d’avant.
Oui, ce sera tellement mieux…
Bien sûr, il y aura d’horribles faits : des attentats, des assassinats. Comment éviter tout cela ? La nature humaine garde en ses gênes un indestructible fond de barbarie. Des hommes mourront pour avoir osé dire, face aux foules hypnotisées : I had a dream, Ich bin ein Berliner ou autre chose de ce genre. Mais on leur rendra justice posthume, à ces hommes-là. Pas tout de suite, mais tu verras… Et on construira des mémoriaux, de beaux, de grands mémoriaux, pour que jamais les générations de demain n’oublient les millions de morts de la Shoah, ou ceux d’Hiroshima ou de Nagasaki. Mais peut-être que le bombardier Enola Gay ne décollera pas, mon p’tit loup, le 6 août 1945, avec sa bombe atomique Little Boy. Un bien joli nom pour une bombe, tu ne trouves pas ? Après tout, ne suffit-il pas d’une grève générale pour clouer un avion au sol.
Ah, tu vois, tu ris enfin…
Je pourrais te trouver mille autres exemples de ce qu’hier apportera de beau et de bon à ce monde d’aujourd’hui en terrible péril. J’aimerais tant te convaincre de croire qu’hier sera bien mieux que demain. Et plus encore qu’aujourd’hui.
Mais la télé diffuse des images de l’ours polaire qui dérive sur son îlot de glace. Et tu pleures à chaudes larmes parce qu’en abordant la côte d’Islande où il s’est échoué, un chasseur pointe vers lui son fusil…