Vivre uniquement le moment présent

Jean Jauniaux,

En hommage à Charles Van Deun,
neveu de Paul Delvaux, créateur de la Fondation Paul Delvaux.

« Tous les faits présentés dans une fiction
ne sont pas nécessairement imaginaires » (Wikipédia)

« […] lire un récit signifie jouer à un jeu par lequel on apprend à donner du sens à l’immensité des choses qui se sont produites, se produisent et se produiront dans le monde réel. En lisant des romans, nous fuyons l’angoisse qui nous saisit lorsque nous essayons de dire quelque chose de vrai sur le monde réel. Telle est la fonction thérapeutique de la narrativité et la raison pour laquelle les hommes, depuis l’aube de l’humanité, racontent des histoires. Ce qui est d’ailleurs la fonction des mythes : donner forme au désordre de l’expérience. »

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs

Je ne suis pas près d’oublier cette rencontre, ce choc entre deux mondes. Ce jour-là, c’était un vendredi. Comment je m’en souviens ? Le vendredi c’est le jour des Japonais comme nous disions à l’agence. Je peux même être plus précis : c’était le vendredi 15 juillet 1994.

Une fois visités les sites bruxellois, jour 1 dans leur programme belge, les groupes de touristes embarquent dans les autocars stationnés devant leur hôtel pour entamer leur jour 2, le dernier d’un périple exténuant qui les aura conduits dans la plupart des capitales européennes. Le lendemain, samedi, aux petites heures, ils retourneront dans leur pays par le vol Bruxelles-Tokyo qui décolle de l’aéroport de Zaventem.

Après Bruges et Gand, je conduis l’autocar vers Saint-Idesbald que mon groupe, sans doute constitué d’intellectuels ou d’artistes, a choisi parmi les options pour l’après-midi. Mes collègues sont retournés à Bruxelles où leurs touristes vont s’égayer dans les chocolateries qu’ils ont repérées lors de la visite de la Grand-Place ou dévaliser les boutiques de luxe à proximité de la Porte Louise. Dans le rétroviseur j’observe la dizaine d’infatigables qui ne cessent de babiller à propos du surréalisme en peinture, des peintres belges, et bien sûr de celui auquel ils vont consacrer leurs dernières heures sur le vieux continent, Paul Delvaux. Non, non, je ne parle pas japonais, mais leur guide, debout à côté de moi, accroché au micro, lisait ce qu’il fallait savoir du peintre dans un grand catalogue dont la couverture était illustrée d’un des tableaux du maître. Sans ce livre, je n’aurais jamais reconnu le nom « Delvaux » dans le commentaire criard et ininterrompu – y a-t-il des points et virgules en japonais ? – que le guide lisait en criant à l’intention de ses compatriotes qui, de temps à autre, poussaient de grands « Oh ! » et « Ah ! » enthousiastes. On aurait dit des enfants en voyage scolaire. Heureusement, ils n’ont pas chanté.

Nous arrivâmes à Saint-Idesbald un peu après 14 heures. Je comptai mes touristes à la sortie de l’autocar, pour être sûr, lorsque nous repartirions, de ne pas en avoir oublié un dans le musée où ils s’engouffrèrent à la suite de Kigoshi, le guide. Je réglai le montant de la visite à l’entrée du musée et rejoignis le groupe qui déjà avait commencé la visite. Grâce aux « Oh ! » et « Ah ! », je ne tardai pas à les retrouver. Kigoshi, qui ne disposait plus du micro de l’autocar, s’époumonait devant chaque œuvre.

Une jeune fille était particulièrement attentive aux explications de Kigoshi. Elle se tenait près de lui dès qu’il reprenait son souffle pour entamer le commentaire d’un tableau. Dès que l’explication s’achevait, elle s’approchait du tableau et le contemplait, seule tandis que le groupe s’agglutinait déjà au milieu de la salle suivante. Je restais près d’elle, pour être sûr de ne pas la perdre lorsque nous repartirions. Nous avons bavardé. Elle parlait anglais, mais connaissait aussi quelques mots de français, qu’elle glissait dans la conversation pour être sûre de se faire comprendre. Elle admirait le peintre auquel elle envisageait de consacrer son travail de fin d’études à l’académie de Tokyo où elle étudiait l’histoire de l’art. Elle souhaitait donner une interprétation japonaise de certaines œuvres, mais surtout établir des rapprochements entre les regards des femmes de Delvaux, ces yeux noirs grands ouverts, et celles que l’on voit dans les estampes japonaises. Les yeux bridés contrastent bien sûr avec les regards chez Delvaux, mais l’intensité noire est de la même force me fait-elle comprendre en écarquillant elle-même les yeux, puis en les fermant pour qu’il n’en reste qu’une ligne noire. Elle répéta ce clignement d’yeux à plusieurs reprises, puis, devant mon air abasourdi, éclata de rire ! J’ai oublié de vous dire que Yuri état très belle, qu’elle le savait et qu’elle devait en jouer un peu avec moi. Je me laissais submerger par la grâce de cette énigmatique séduction, alternant la mélancolie du regard et le sourire obligé de la courtoisie. Aujourd’hui, plus de vingt ans après, je me souviens de chaque seconde de cette visite en sa compagnie.

Pour mieux me faire comprendre le sujet de sa thèse, elle sortit de son sac un livre consacré à l’Ukiyo, le « monde flottant ». Elle répéta cette expression en anglais, puis essaya en français… Finalement, elle prit dans son sac un carnet de dessin et calligraphia le mot : 浮世, comme si le fait de le voir allait m’aider à comprendre ce que signifiait ce Ukiyo.

Quelques semaines après son retour à Tokyo, la jeune femme, qui avait noté mon adresse, m’envoya une longue lettre pour me remercier de la visite à Saint-Idesbald dont elle avait conservé une émotion aussi intense qu’intacte. Elle avait recopié la traduction française d’un poème qui décrivait le Ukiyo, ce mouvement artistique à partir duquel elle allait essayer de tracer des parallèles avec l’œuvre de Delvaux.

Vivre uniquement le moment présent,

se livrer tout entier à la contemplation

de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier

et de la feuille d’érable… ne pas se laisser abattre

par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître

sur son visage, mais dériver comme une calebasse

sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo.

Le reste de la lettre contenait déjà une première analyse de certains tableaux, je l’ai donnée à la Fondation Delvaux. Un jour peut-être la thèse de Yuri Kikushi fera référence et sera publiée ? Qui sait ?

En ce qui me concerne, chaque fois que je relis ce poème, je ne peux m’empêcher de songer que Yuri m’adressait une déclaration d’amour. Je sais que je m’illusionne : qu’est-ce qu’une brillante étudiante en arts en avait à faire d’un simple autocariste. J’aurais pu lui dire bien sûr que ce n’était qu’un travail occasionnel, que la crise m’avait empêché de trouver du travail, mais je n’y croyais pas vraiment moi-même… Et puis, sa beauté m’intimidait. Sa grâce et sa gentillesse m’enveloppaient de tant de douceur que je ne voulais pas risquer de la froisser en interprétant à l’occidentale ce qui n’était sans doute pour elle que du savoir-vivre et de l’aménité.

Nous allions de salle en salle. Kigoshi parlait de plus en plus fort. Nous n’avions aucune peine à le retrouver. Yuri laissait partir le groupe pour s’approcher des toiles et les contempler à sa guise. Je l’accompagnais et elle se tournait vers moi en souriant chaque fois qu’elle voulait attirer mon attention sur un détail qui m’aurait échappé. Elle éclatait de rire. Me prenait la main et m’attirait vers elle pour me désigner tel regard, tel geste, telle attitude des femmes nues et pâles qui semblaient flotter dans les décors de gares ou de temples antiques.

Lorsque nous arrivâmes à la dernière salle le groupe l’avait déjà quittée. Kigoshi entraînait déjà son groupe vers la sortie. Le silence donnait aux tableaux exposés une intensité qui nous étreignit. J’expliquai à Yuri, en baissant la voix car un visiteur assis sur un banc, nous tournant le dos, semblait concentré dans la contemplation d’un visage qui occupait tout l’espace d’un tableau. Rond et maladroit ce visage blafard tournait vers nous ses yeux, minuscules, dépourvus de regard. On aurait dit qu’ils flottaient dans la masse du visage comme des naufragés à l’horizon d’on ne sait quel monde invisible. Yuri me serra le bras et m’entraîna à sa suite vers le visage énigmatique. Yuri, dans cette langue mêlant le japonais, l’anglais et quelques mots de français, commenta le tableau à mon intention. Elle parlait à voix basse pour ne pas déranger le visiteur qui avait déjà dû subir, avant notre arrivée, les explications tonitruantes de Kigoshi. Elle se tenait tout près de moi qui m’enivrais du parfum de ses cheveux davantage que je ne prêtais attention à ce qu’elle disait.

C’est à ce moment que j’entendis derrière moi le visiteur se lever et s’approcher de nous. Yuri évoquait à ce moment-là, l’abstraction à laquelle l’artiste était parvenu à la fin de sa vie. Une forme essentielle de la sincérité en art, disait-elle, une manière de se réconcilier avec l’enfance, avec la première apparition du monde. Elle évoqua le premier regard de l’enfant vers le visage de sa mère. Cette première reconnaissance d’un être dont le nouveau-né ne sait que la voix, ou plutôt, précisa-t-elle, la musique de la voix, celle-là qui le berçait à travers les parois de la caverne chaude et obscure du ventre maternel.

Yuri était fascinée par ces tableaux qu’elle ne connaissait pas, qui ne figuraient pas dans ses livres. Elle y trouvait une signification nouvelle à ce Monde flottant qu’elle essayait de me faire ressentir. Le visiteur se tenait près de nous. Vieil homme maigre aux cheveux blancs, il se penchait vers Yuri pour mieux entendre. Il ne se cachait pas d’écouter Yuri. Je me tournai vers lui : il avait les yeux fermés, comme s’il voulait s’imprégner de chaque mot. Yuri ne l’avait pas vu. Elle s’éloigna du tableau pour en percevoir l’ensemble. Elle se rendit compte de la proximité du visiteur. Elle se tourna vers lui et se tut soudainement comme si cette présence la tétanisait. Elle ne pouvait quitter le visage de cet homme qui fermait les yeux en souriant. De la main, elle lui effleura le bras pour qu’il sache qu’elle s’était approchée de lui qui avait gardé les yeux clos et semblait attendre que la voix reprenne son cours et l’entraîne à nouveau dans les secrets du tableau. Le vieillard sourit. Se pencha vers Yuri et lui dit, en souriant, « Merci de m’avoir permis de dériver comme une calebasse / sur la rivière »…

Il inclina sa haute silhouette longiligne et maigre. Il s’éloigna de nous. Il se dirigeait vers la sortie lorsqu’une jeune fille, passant son bras sous le sien, lui dit avec douceur : Venez mon oncle, je vais vous accompagner.

Je compris alors l’émotion de Yuri. Elle avait reconnu le vieillard. Paul Delvaux venait régulièrement dans « son » musée. À la fin de sa vie, complètement aveugle il aimait à s’y installer et à écouter les visites guidées. Il se laissait ainsi bercer par ce qu’inspiraient ses toiles aux visiteurs dans toutes les langues. Bien sûr, en japonais, il ne comprenait rien de ce qui se disait, mais cela ne le dérangeait pas. Je pense qu’il aimait ces voix pour leur musique, pour leur abstraction. Lorsque Yuri recourut au français et à l’anglais, il a dû être sensible à sa façon d’évoquer sa dernière œuvre : ce visage, peint alors qu’il ne voyait plus du monde qu’un assemblage indécis de taches lumineuses, ce visage vers lequel, selon Yuri, il était revenu, poussé par ce rêve de nouveau-né de revenir vers l’indistinct mystère d’une voix encore inconnue, vers ce qui ne sera plus jamais mais a été de toute éternité.

*

Pour en savoir davantage :

Les sites consacrés à Paul Delvaux :

http://delvauxpaul.free.fr/index.php?page=sites

Le site de la Fondation Paul Delvaux :

http://www.delvauxmuseum.com

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