Room 23 – National Gallery

Stéphane Lambert,

à Pierre Bergé

À l’origine de ces lignes il y a mon émotion (à Londres il y a douze ans) devant ses plus beaux tableaux.

Jean Genet

Prologue

Je n’ai jamais connu le fameux fog londonien qu’à travers l’atmosphère brumeuse des toiles de Whistler et l’imaginaire tortueux de Stevenson. À chacun de mes séjours dans la capitale britannique, aucun nuage ne vient jamais menacer la clarté du ciel et Trafalgar square ressemble, quelle que soit la saison, à un tableau estival. Peut-être était-ce en raison de ce lien qui m’unissait à la ville, incompréhensible à mes yeux – j’avais toujours cru détester Londres –, alors que je ne pouvais pas mettre les pieds à Amsterdam sans que la pluie ne pointe le bout de son nez pour inonder les canaux, que j’avais voulu retrouver Rembrandt de l’autre côté de la Manche, et non sur ses terres, passé le delta de l’Escaut. Pourtant, quand j’apercevais au loin, à travers la fine bruine qui opacifiait l’air, le haut clocher de la Westerkerk, je me souvenais, à chaque fois, comme si l’information se perdait aussitôt sue, que c’était là que Rembrandt reposait – ou plus exactement, puisqu’il n’y avait pas de sépulture, que c’était là que son visage s’était complètement effacé, recouvert par la couche brune qui, depuis toujours, l’attendait.

Oh, je pourrais évoquer des raisons plus savantes pour justifier le pèlerinage de trois jours que j’avais entrepris de faire auprès de(s) Rembrandt (Room 23 – National Gallery) à Londres – la juxtaposition de deux autoportraits peints à vingt-neuf années d’intervalle, le caractère remarquable de cette collection de seize tableaux qui échelonnaient le travail du peintre sur trente-cinq ans… En réalité seule la ville m’avait poussé à faire le voyage – une ville qui, par-delà l’antipathie qu’elle semblait m’inspirer, ne cessait de m’intriguer/m’attirer. Et je me retrouvai à monter le grand escalier de la National Gallery (entrée latérale, Sainsbury Wing) au bout duquel trônait une œuvre italienne célébrant L’Assomption de la Vierge. Et alors que je gravissais les marches, lentement s’était imposée en moi l’idée de ne rien voir d’autres, tout au long de mon séjour, que les tableaux de Rembrandt de la salle 23 (The Swinstead van Walsem room) ; c’était une envie – je devais m’y résoudre – qui me travaillait depuis pas mal de temps, et qui s’était accentué au gré des Rembrandt croisés de-ci de-là en Europe, une envie de me plonger dans un face-à-face avec cette œuvre à propos de laquelle Genet avait écrit des textes si remarquables, une envie d’entrer avec mes mots (mes émotions) dans cet univers interpellant.

En haut de l’escalier, ma décision était prise : je devais bifurquer sur la gauche et, par-là même, renoncer aux œuvres d’avant le XVIe siècle (mettre une croix sur Bellini et van Eyck, notamment) ; l’idée m’apparaît alors clairement que mon désir va m’écarter de mes traditionnels détours (Goya, Caravage, van Gogh…) – je retiens de justesse un élan qui veut m’entraîner aux quatre coins du musée. Je coupe en diagonale la salle 9 (The Wohl room), en direction d’Orange Street, je néglige la salle 16 (ses précieux Vermeer – et ses Peter de Hooch), je traverse l’octogonale salle 13 (The Pierre Bergé room), carrefour ouvert à tous les vents où je pense apercevoir une tempête de Turner, j’entre dans la salle 18 (The Yves Saint-Laurent room), rectangle dédié au classicisme français (Vouet, Mignard, Champaigne…), tout au long du parcours je croise des groupes (non mixtes) d’enfants en uniforme (les filles portent une jupe grise assez courte, un pull en laine vert, une cravate). Tout de suite à droite, salle 24 (The Abn Amro room), je flaire Rembrandt à plein nez, l’odeur puissante de sa peinture a imprégné tout le XVIIe siècle hollandais, ses petits maîtres (Frans Hais, Nicolas Maes…) sont réunis dans cette pièce comme des domestiques dans le vestibule d’un château ; sans m’attarder j’entrevois le baiser de la bête (Two Followers of Cadmus devoured by a dragon de Cornelis van Haarlem), j’apprécie la plastique d’un Saint Sébastien par Gerrit van Honthorst ; je reste un instant médusé devant l’autoportrait de Govert Flinck, élève de Rembrandt, tant tout ce qui en compose la façon rappelle celle du maître, mais déjà, au seuil de la salle 23, son atmosphère me happe et j’entre, timidement, dans la Swinstead van Walsem room comme on pénétrerait dans un temple ou dans n’importe quel autre lieu de culte, avec la crainte que suscite un territoire inconnu, avec cette fièvre de savoir que l’on va au sacré.

Premier jour

La salle rectangulaire est éclairée par une verrière à la texture blanche. Les murs sont tissés de gris. Le brun de Rembrandt pèse, comme une ombre, dans la pièce, y plane dans l’air tel un nuage de poussière. La couleur, il l’a inventée, c’est une nuance du sombre, elle imprègne chaque chose, chaque être, elle n’est pas un fond de tableau, elle en est le fondement, la galaxie où gravite le monde, le sol profond et ténébreux où s’enlisent nos pas. Après lui, Goya ne verrait plus que les rides qui creusent dans la chair, que le squelette émergeant. La vue de Rembrandt, elle, ne connaissait que la matière première, un brun puissant absorbant la lumière, dévorant l’âme. Le décor est planté, enraciné même, dans l’abîme, là où les yeux ne peuvent qu’imaginer le vide. Et ces regards ensevelis dans les œuvres du peintre sont comme des tombeaux ouverts. De circuler dans cet univers naît automatiquement un incroyable vertige, celui d’un flirt avec la mort, bien pire qu’une promenade dans un cimetière puisque dans un tableau la mort est en vie. Parmi ces portraits, aucun ne fait ressentir autre chose que l’empreinte de l’espèce. Aucune simagrée, aucun véritable sourire, pas une larme, pas un tremblement, rien d’autre que la tiédeur de notre condition. Il doue d’authenticité U surnaturel, écrivait Verhaeren, je crois pourtant que l’inverse est aussi vrai : il fait jaillir doucement, comme d’un fruit que l’on presse, le contenu surnaturel de l’authentique. Il relie (renoue) le quotidien à l’intemporel, ramène chaque visage à sa densité humaine – toujours représenté légèrement de biais de manière à laisser une moitié dans l’obscurité.

Me vient l’idée d’adopter une méthode d’investigation. Alors que les œuvres sont disposées sans chronologie autour de la salle telle une ronde nocturne, un cercle qui a trouvé son unité, je vais poser des jalons, me tenir aux dates, avancer pas à pas, grimper marche après marche les échelons des années – une idée de vivant, la verticalité ! La mort renverse le temps, promulguant l’horizontalité. La profondeur est dans l’instant. Et les tableaux sont des moments figés, des portes vers Tailleurs derrière lesquelles nous observent des fantômes, des béances dissimulées derrière des toiles d’araignée. Écho sans bruit, – alors ce brun est peut-être celui de la terre, des mille couleurs de la terre, ou celui du sang séché. C’est un brun inconnaissable offert à nos yeux, que ce qui va mourir en nous reconnaît instantanément et identifie au marc de notre conscience, c’est I’insubstance de la matière, l’eau trouble qui évacue la vie. Mais allons bon, pour notre idée de vivant : avançons chronologiquement !

1634, Rembrandt a vingt-huit ans, début de notre compteur (cinq ans plus tôt il a peint un autoportrait juvénile, les cheveux fougueux, le visage presque totalement dans l’ombre, seule une joue reçoit la lumière, mais passons) : Ecce Homo. La scène où se tiennent réunis le Christ et Pilate n’occupe qu’une petite partie du tableau. Elle est, comme toutes les scènes du genre que représentera Rembrandt, revêtue d’une parfaite solennité. Les deux personnages principaux se tiennent comme des piliers impassibles. L’atmosphère baigne dans une luxuriance qu’illustre la riche étoffe de la cape du procurateur romain. Le brun est diffus, poreux. Les juges auxquels la vie d’un homme est livrée sont une foule fondue dans l’anonymat du nombre, elle a l’allure d’un carnaval grotesque et morbide qu’aurait peint Ensor, à son avant-plan une tête de mort sort du lot comme la seule réalité discernable. 1635, sept années avant de la perdre dans le puits profond, il peint Saskia, son amour pour Saskia (Saskia van Uylensbrugh in Arcadian costumé). Si la menace encercle l’idylle, l’idylle n’est pas encore atteinte. Saskia rayonne de sa peau blanche, l’éclairage illumine sa chevelure rousse, sa poitrine voluptueuse serrée dans un corsage, la majesté du tissu de la robe, quasi royale, les manches amples. À ce bonheur, la nature est conviée : collier, serre-tête, canne et bouquet végétaux. L’accord paraît possible (l’harmonie entre les éléments), chaque chose en son temps, une frontière nette découpe l’avant de l’arrière du tableau, c’est la période de l’idylle, le nez collé au bonheur. Les lèvres entrouvertes de Saskia… Rembrandt savoure ce moment. – Pourtant : si pâle, Saskia a l’évanescence d’un spectre.

Même année : The lamentation over the dead Christ. Ce sont les femmes qui le pleurent (au détour de l’imagination). Les trois croix ont été délaissées du côté gauche du tableau, comme deux des corps encore suspendus. Celui du Christ au centre est (d)étendu superbement, éclairé dans sa mort. Les lamentations n’atteignent pas le bourdonnement du silence, comme si l’entière réalité avait basculé, elle aussi, de l’autre côté, qu’elle n’offrait plus qu’une vision lointaine déconnectée de la vie. 1635, encore : Portrait of Philips Lucasz. Forcément on se demande comment un tel peintre aborde le rivage d’apparence si lisse du portrait officiel, un genre que l’on croit difficile à subvenir. Mais penser cela, c’est renverser l’ordre des choses : Rembrandt reste le regard d’où pan le geste de la main, la danse du pinceau, qu’importe le modèle, ce qu’il voit est toujours entaché car c’est au-delà de toute individualité, c’est à l’essence de l’être que l’artiste s’attaque, à son presque-néant. Qu’importe même la médiocrité du modèle, l’œuvre sera sauvée par l’acuité de l’œil du peintre qui rapporte de derrière la peau, de derrière la cornée, l’invisible fourmillement du temps en train de ronger la chair, d’éteindre l’espoir ; et dès lors ramène et plaque sur les traits de celui qui ne se doute de rien (au moment du portrait Philips Lucasz revenait d’Inde et allait repartir à Java où il mourrait quelques mois plus tard) une conscience échappée à sa propre raison, une sorte d’intuition inconnue du modèle, qui appartient à chaque homme. Et c’est ce contre-miracle que le peintre fait apparaître au milieu de l’apparat vestimentaire (étoffe noire soyeuse du costume, long col en dentelle, bandoulière en or) : le simulacre est démasqué.

1636-1638, approximativement : Belshazzar’s Feast. Une main sort d’entre les ténèbres du ciel. À la table de Balthasar, roi de Babylone, un festin. Le vin coule dans les vases en or que Nabuchodonosor a volé au temple de Jérusalem. La luxure n’est pas loin. Dieu délivre au roi débauché une sentence terrible, […], « alors le roi changea de couleur ». L’image est arrêtée à la seconde du basculement entre l’ivresse (une rouge excitation) et la stupeur (une froide sueur). Le visage, tourné à 90°, est pâle. Le faste est saisi de terreur. Une concubine renverse le vin sur l’exubérance du décor. Derrière l’assemblée figée, une enfant, presque effacée, joue de la flûte. Balthasar mourra dans la nuit. Le contraste est frappant : entre ce que projette l’homme et ce qui l’attend. Il n’y a pas de brun dans le tableau tant le message est clair.

Plus d’une heure a passé. Les visiteurs ont circulé. Les gardes ont changé. La fatigue a pris d’assaut mon corps, alourdi mon esprit. Le brun a brouillé ma vue. J’ai besoin d’air – de fuir. Je reviendrai demain. Dehors, Londres m’attend – elle n’attend personne, elle aspire le monde.

Deuxième jour

J’arrive en fin de matinée – c’est mon heure pour démarrer –, je trace le même itinéraire à travers le musée. Croise les mêmes groupes de jeunes collégiens. J’installe mes habitudes dans cette ville étrangère pour vaincre mes peurs, un peu comme on jette l’ancre pour ne pas tanguer. À l’intérieur, le brun de Rembrandt ne m’a pas quitté : j’ai mâché ses nuances – il y a du mouvement dans l’immobile couleur –, dégusté ses noirceurs, avalé ses éclaircies. J’ai le ventre gourmand d’autres images, la bouche pâteuse de peinture. Je me régale des derniers mètres qui me séparent de la salle 23, étire le temps comme une pâte molle, traîne mon appétit, il est presque midi.

C’est pour creuser l’intérieur de son crâne que Rembrandt a rongé son visage dans plus de 70 autoportraits – oui, c’est comme cela que je le vois, le peintre, scrutant ses traits, saisissant leur lente et sûre décomposition, cherchant les derniers morceaux de viande sur l’os qu’il est en train de grignoter du bout des dents. Interroger le mystère qui loge en nous, qui à la fois fait le regard et la peur, attraper cet autre que nous sommes à la gorge, ne plus bouger, fixer l’image extérieure de soi, et entrer dedans, aussi aveuglément qu’un sexe qui pénètre, et dans ce reflet inconnu retrouver le goût âcre de la vie (le tædium vita) poussé par un irréparable désir – courir follement à l’ignorance. Alors je reprends : c’est moi, et pourtant j’en décolle l’image, j’en arrache l’altérité, j’éloigne mon double, je reviens à l’unité, – et pourtant c’est encore moi, ce regard qui m’obsède, cette partie inversée, cette vie qui m’étrangle, ce cri qui m’échappe, – je veux connaître ma mort, l’arrêter avant son heure. Débusquer l’activité de ce qui jour après jour fabrique à l’intérieur du corps son achèvement. 1640 : Self portrait at 34. L’entreprise a commencé : le peintre va se rendre témoin de son effacement. La tâche est embourbée, le regard s’enfonce dans une épaisseur inconnue, la couleur dialyse la transparence du quotidien. L’homme qui se croit arrivé se confronte à l’artiste que l’apparat ne rend pas dupe. L’orgueil de la réussite qui transparaît dans la tenue et la signature affirmée est une charpente qui lutte contre l’ombre écrasante. On mime la sérénité. Est-on vraiment présent dans ce décor ? L’anachronisme du costume en révèle la mise en scène. manque l’arrogance au seigneur. Le faciès ne donne aucune autre information que le retranchement de l’âme. Saskia va mourir dans deux ans. On est encore à l’abri des intempéries. Et l’on ne peut que savoir que ce travail-là, exécuté hors commerce, dans la discrétion de la création, dans la précision de la nécessité, est celui primitif de l’art.

1644 : The woman taken in Adultery. Saskia est morte entre-temps. Grand écart – c’est d’abord ce qu’on pense – entre le genre intime et la scène biblique. On croit que ce sont deux directions diamétralement opposées : l’une questionnant ce qui fonde l’espèce, l’autre interpellant l’individualité. Bien sûr, l’on se trompe – il suffit de se souvenir d’un Christ vu à la Gemâldegalerie de Berlin, à sa fragile authenticité, au dépouillement de sa foi ; en prêtant ainsi la plus grande singularité au Christ il lui a donné une réalité (sincérité) plus forte. De la même manière, il fait se rencontrer l’intime et le biblique, cherche au cœur de leur intersection – revêt la tradition des signes de l’époque. (Dans l’autoportrait, il n’en va pas autrement : grattant la chair, il atteint l’indéfinissabilité de l’être – l’individu n’est qu’un fragment d’espèce.) La scène est dans la partie basse du tableau. Les deux tiers de la moitié gauche sont dans l’obscurité, comme un cœur au fond d’une poitrine. À droite, sur un autel surélevé semble trôner la Vierge, entourée d’hommages, dans un très léger rayonnement d’or. En bas donc, la femme adultère s’incline devant le Christ. Une lumière s’abat sur elle. À part une main qui la désigne, rien dans l’attitude de l’assistance ne souligne l’indignation. Le faste (draperie, turban, armure) est en demi-teinte. La sobriété du Christ (chevelure longue s’écoulant sur une robe brune sans effet, pieds nus) a contaminé la solennité de la scène.

On reste dans le sujet religieux. 1646 : The adoration of the Sheperds. On est dans une étable, à la charpente en bois, en pleine nuit. À nouveau, la scène n’occupe que la partie inférieure, le lieu (l’étable) est ce qui cadre le tableau, le vide de l’espace est montré, pas de découpe. La lumière qui éclaire l’enfant est vive comme un petit soleil. La mère, presque anodine (les couleurs rouge et bleu des vêtements la distinguent), se penche sur le nouveau-né, aussi modestement que les bergers. Le brun colle, comme une graisse, à l’atmosphère rustique de la scène. Une scène ordinaire, sans grand effet, si ce n’est l’éclat lumineux sur l’enfant. Rembrandt n’est pas allé dans l’artifice du sujet, il l’a amené à lui. Le compteur continue de tourner.

1650 : A bearded man in a Cap. C’est comme si seul le visage se dégageait encore de l’enveloppe sombre. Les vêtements en ont adopté la teinte. La barbe et le béret, le haut du crâne sont déjà engloutis. Un bout d’humanité émerge encore de l’obscurité où elle échoue, tel un mot chuchoté dans la nuit. Il n’y a plus de fioriture. Les yeux ont disparu dans la pénombre – impossible de capter le regard. Puis soudain l’homme est devant nous, perdu dans une allée du musée. Des lèvres légèrement entrouvertes, l’on entend s’échapper le souffle rauque d’un sublime vieillard évadé d’entre les morts.

1654 : A Woman bathing in a Stream. L’œuvre est célèbre. Voilà déjà douze ans que Saskia a disparu. Rembrandt a un nouvel amour – l’idylle est aujourd’hui impossible. La maîtresse voluptueuse du peintre se baigne dans l’eau d’un ruisseau. Des deux mains (extraordinairement dessinées), elle retrousse sa lingerie blanche (aux reflets jaunes) et révèle ses jambes laiteuses (aux teintes grises). Un profond décolleté descend jusqu’au bas du sternum, frôlant de part et d’autre de la poitrine la rondeur des seins. La lumière éclaire la gorge dénudée. La tête baissée, le regard scrute la surface de l’eau, y devine, plus qu’il ne le perçoit, le faible courant faisant vibrer son image. Les cheveux sont attachés derrière la tête ; le front, dégagé. On est frappé par l’intimité de la scène. Hendrickje Stoffels a abandonné sa robe au bord du ruisseau. Le plan est serré autour d’elle. La lingerie retroussée forme un arrondi à la hauteur du sexe, voilé et livré à la voracité de la vue. Mais la violente intimité de la scène ne vient pas de là, elle se lit sur le visage incliné de la jeune femme : un soupçon de sourire, un étrange bien-être trahit le plaisir qu’elle vient de connaître.

Tout de suite on sait que c’est à nouveau elle, la femme du ruisseau, à présent baignant dans l’atmosphère feutrée d’une loge de théâtre (le rouge de la rambarde en velours cohabite avec le brun). 1654-56, approximativement : Portrait of Hendrickje Stoffels. Elle était la nurse du fils, Titus ; elle est la maîtresse du père, Rembrandt. On la reconnaît à la forme ronde du visage, aux joues et au front, à la main, posée sur l’accoudoir, fine et belle, extraordinairement dessinée, au décolleté illuminé (elle est habillée comme une dame, porte un collier, des boucles d’oreilles), aux seins lourds dissimulés sous le tissu, et surtout à cette étrange moue des lèvres comme la marque insaisissable d’un bien-être tranquille. Ce n’est pas un bonheur exprimé par la joie, c’est une sorte de compensation radieuse, la douceur d’un regard qui s’est posé sur vous et qui vous fait exister.

Même s’il est traité sombrement, le sujet est en or pour Rembrandt : A Franciscan Friar (1655). L’humanité est rangée, diluée dans l’habit de la vocation ; un pied est déjà posé au royaume des ombres ; le corps a été oublié, retranché dans la mort. La couleur brune trouve une fonctionnalité dans la robe monastique. Une capuche recouvre la tête. L’âme tente de se fondre à la foi, d’atteindre l’absence dans la certitude (ou l’inverse). Le tableau est resserré autour de la partie supérieure du frère (il semble que cette individualité soit le fruit de l’histoire, à l’origine le tableau appartenait à un ensemble). On ne sait jamais vraiment devant une œuvre peinte comment déterminer la droite et la gauche (le reflet est révélateur et trompeur) – tant pis pour l’orientation : derrière le Franciscain deux couleurs se rencontrent, un brun très intimement pigmenté de jaune et un vert kaki. Le regard baissé, résolu, paraît abandonné dans le doute.

De légères courbatures, la tête un peu confuse, l’estomac creux… est temps que je m’arrête. Aux portes du musée la ville me reprend.

Troisième jour

Je reviens comme chez moi. Refais le même parcours vers la salle 23. Dans les vastes allées, aucun embouteillage. Le lieu respire. J’aime ce musée. Sa richesse et son calme.

Il ne reste plus que dix années au compteur, les dernières de la vie de Rembrandt. L’heure n’est plus au faste. Le déclin, en route depuis toujours, est dans son ultime ligne droite. Quand on rapproche les yeux du tableau, on voit l’étrange circulation que le pinceau a tracée, le fourmillement de la matière première, l’éclatement de l’homogénéité. 1659 : An Elderly Man as Saint Paul Oui, depuis toujours, Rembrandt aime la vieillesse, traque sur ces visages abîmés les contusions de la peau, les assimile à sa peinture, erre sur ces sables mouvants dans lequel le peintre lui-même s’enlise. Il est le complice de la transformation en cours en même temps que son témoin. Avant son propre effacement, sa main célèbre celui (l’autre effacement) observé en face d’elle. La puissance d’une œuvre ne loge pas dans l’imaginaire de sa représentation, elle est dans ce qui corrompt à la base son déploiement, dans la vulnérabilité partagée de l’artiste. Sous un turban bordeaux, le visage est pleinement dans la lumière, sauf que les cheveux et la barbe ont perdu de leur éclat, que la grisaille les mastique. Sa vie de missionnaire s’est arrêtée. Il semble veiller un mort. À ses côtés, un livre (ses épîtres) est refermé. Les deux morceaux de chairs (le visage et la main) tranchent avec les ténèbres qui entourent : éclairs s’éteignant dans la nuit permanente. Corps affirmé dans son dernier retranchement. Des évocations du sacrifice d’Isaac (dans le haut du tableau) ont sombré dans la même obscurité. Notre regard scrute un monde invisible auquel il tend – tentative d’éprouver notre vacuité, de lui donner une couleur (en être le catalyseur).

Il faut les voir en double, je veux dire simultanément : Portrait of Jacob Trip, et Portrait of Margaretha de Geer ; même année 1661. La décennie est entamée : comment ne pas imaginer le peintre s’acheminant lentement vers la date butoir et ses tableaux semés sur sa route pour retrouver sa trace jusqu’au désert ? Ils sont côte à côte, comme isolés des autres œuvres de la salle 23, ils n’ont pas de cadre doré, mais un sobre encadrement noir. C’est un couple de riches marchands de Dordrecht, séparé, chacun dans la solitude de son tableau. L’homme est mort en mai 1661 alors que Rembrandt n’avait pas terminé de le peindre. Elle est restée, assise, figée, à côté, dans sa propre pose, pendant que le peintre continuait de représenter celui qui n’était plus là – ô il avait déjà commencé à l’enfouir sous sa couleur brune avant qu’il ne fût définitivement expédié de l’autre côté, il a ramené son corps de la terre avant même qu’il n’y fût inhumé –, il a continué à peindre un fantôme : Jacob Trip n’a pas eu d’autre sépulture que son tableau. Dans leur main (usée et grise, aux cartilages, nerfs et veines proéminents – encombrant outillage de la vie), à chacun des deux époux, un objet (lui une canne, elle un mouchoir) trahit sous le statisme des traits, la fixité de l’image, un mouvement intérieur ; ils sont assis, tournés presque l’un vers l’autre, mais comme sans se voir, ombres sans consistance, le regard dépossédé, arraché à leur existence, ou au contraire enseveli dans ses profondeurs, comme un sommeil qui percerait la mort (elle a son siège en notre noyau). La chair illusoire finit par être engloutie par son illusion – les nuances de brun sont intenses ; les fonds, qui n’ont rien, répétons-le, d’ornemental à moins de les assimiler à une plante carnivore au repos – prenons-en totalement conscience à l’heure où ils exécutent leur menace –, sont ce qui reste après tout ; et allons plus loin : les fonds importent plus que les êtres qu’ils encerclent, ils sont une forme d’abstraction – magma épais résultant du passage du vivant. Le ciel parfois s’assombrit, la salle 23 se retrouve alors dans une douce pénombre, variant les reliefs chromatiques des œuvres. Puis une éclaircie bouleverse l’agglomération brune qui se décline comme une mer changeante. Mais revenons-en à eux, les époux réunis et pourtant séparés, chacun dans sa hantise. Lui, son fauteuil est vide, ou presque. Mort, il est déjà dans l’effacement d’un pape de Bacon. Une lourde robe de chambre (suaire) recouvre son corps (cadavre) d’une luxuriance automnale. Est-ce parce qu’elle aurait pleuré – on en doute : où aurait-elle puisé des larmes dans ce corps asséché ? – ou parce que machinalement la peur la fait serrer le poing, qu’elle tient au creux de sa paume un mouchoir ? Elle est ensevelie dans une robe plus sombre que le fond brun, elle porte le deuil, – mais pas, comme on pourrait le croire, de son mari, non, de son propre corps. Une large collerette, éclatant de blancheur, lui tranche la tête (décollation soignée). Le corps nié repose dans l’ombre. Mais déjà l’esprit embrouillé n’est plus qu’un horizon entaché. La main serre le mouchoir comme pour s’accrocher à ce résidu de matière, ne pas perdre l’équilibre chancelant. Un foulard coule le long de son torse comme une rivière assainie. Le visage est à la limite de sa défiguration : Rembrandt a voulu en saisir l’ultime grignotement, l’instant crucial avant qu’il ne chavire.

1663 : Portrait of Frederick Rihel on Horseback. C’est le plus grand tableau de la salle – démesuré à côté des autres. Une commande de seigneur orgueilleux : il est à l’avant-plan, sur son cheval légèrement cabré, à la tête d’une procession qui accueille le retour du Prince William d’Orange à Amsterdam. Pourtant rien de cet artifice n’est représenté comme tel. L’apparat est confronté aux couleurs brunies de la forêt environnante, la solennité est écrasée par la force de la nature. La fête n’est qu’une piètre cérémonie : sur son cheval gris, le seigneur est un vaniteux à l’affût des puissants. On distingue à peine le retour du Prince à l’arrière-plan – on croirait voir plutôt quelque réunion clandestine au fond d’une galerie souterraine. Dans le coin supérieur droit, un ciel bleu gris est traversé par un nuage blanc. Tout semble orchestré différemment de l’ambiance intimiste des autres tableaux. Mais si on décide de rompre le recul qu’on a pris pour voir la scène dans sa globalité, si on décide de se rapprocher, de pénétrer en quelque sorte dans le champ d’action de l’œuvre, d’entrer dans son épaisse atmosphère, on se retrouve nez à nez avec l’odeur de la terre, joue contre joue avec la boue dans laquelle patauge le cavalier.

Nous y voilà. C’est bientôt la fin – déjà la faillite. 1669 : Self portrait at the age of 63. L’année de sa mort, plus rien n’encombre le regard. Il est démuni. Affiche un très léger sourire ironique (rien n’est jamais forcé chez Rembrandt). C’est ici que je voulais vous mener, semble-t-il nous dire. Il n’y a aucune autosatisfaction dans la pose, juste un corps transporté de son existence au tableau, comme si l’artiste s’était dessaisi de lui-même – les mains nouées sont déjà enveloppées d’une évanescence lointaine, le corps a disparu sous un costume ombrageux, la texture du visage est trouble, un éclairage s’abat sur les traits renfrognés, alentour le brun s’illumine comme pour révéler la sainteté de la peinture. Le regard de l’homme est arrivé à l’arête du parcours ; au sommet de cet art, plus aucun effet n’est possible ; la désolation est à son comble, en même temps que concentrée dans sa plus sobre expression. Paradoxalement le travail de la mort se termine alors que celui du peintre s’est enraciné dans la matière (transfuge de l’âme dans le corps peint). L’accomplissement de l’artiste est cette sorte de résurrection païenne, cette manière de sceller, à travers sa plus haute individualité, son appartenance à la collectivité humaine, – son incrustation dans l’espèce.

Épilogue

Avant de partir, je ne résiste pas à l’envie de m’offrir un dessert amer. Je rejoins la salle 32 (un 23 inversé) et ses Caravage. Je remonte les décennies comme une horloge déréglée. Retrouve au fond des poches creusées sous l’apparente linéarité de la chronologie bien plus qu’une filiation de génération à génération : une fraternité faisant fi du sang et du temps, unie dans l’infortune de l’art par sa scandaleuse poursuite de la fugace vérité – attrapée au vol par un clair-obscur éclatant.

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