Maintenant que le grand orage l’a depuis longtemps fracassé, nous savons de science certaine que ce monde de la sécurité n’était qu’un château de nuées. Pourtant, mes parents l’ont habité comme une maison de pierre.

Stefan Zweig

Une ultime brisure consécutive à une onde de choc émise il y avait presque un siècle. De la même manière qu’un affaissement de terrain n’était que l’aboutissement d’un lent travail souterrain d’une étendue considérable. Un premier ministre potentiel fredonnait l’hymne national d’un autre pays par erreur : en définitive cela illustrait bien que la Belgique n’existait déjà plus. On se fichait royalement de cette contrée entrée dans le monde de l’imaginaire. Je terminais la lecture de La Marche de Radetzky de Joseph Roth. Je ne pouvais m’empêcher d’observer que le craquèlement d’un empire que décrivait le romancier dans son chef-d’œuvre avait atteint la réalité qui m’entourait, ayant poursuivi son chemin au-delà des livres d’histoire où l’on voulait l’enfermer. Lire la suite


2. La première image qui me revient en repensant à ma scolarité, c’est celle d’un huit, ou plutôt d’une succession de huit qu’avec autant de volupté que de désinvolture je m’amusais à dessiner au creux de mes cahiers ouverts en écoutant distraitement la leçon studieuse d’un maître. Aucune préméditation ne m’avait fait élire ce chiffre parfait, il correspondait naturellement au mouvement que ma main recelait. Qu’aurais-je pu faire alors d’un sept ? Cette triste barre diagonale surmontée d’un segment horizontal, sectionnée ou non, selon l’humeur de son concepteur, d’un trait en son centre, ne m’inspirait aucune danse graphique, alors que la courbe serpentine du huit, son entrelacs endiablé, cette ritournelle de la plume m’ensorcelait. Le 7 était une sorte de rature, de signature, de geste fini – un tel ennui ! Le 8 était un mouvement perpétuel qu’épousait mon silence rêveur et qui s’accordait si bien à ma distraction. Lire la suite


Augustin : Malgré la confusion de ton exposé, je comprends que tous tes malheurs proviennent d’un préjugé qui a fait et fera encore de nombreuses victimes. Tu es persuadé d’aller mal n’est-ce pas ?

Pétrarque

Ça avait commencé par le pied gauche. Ou plus exactement par l’orteil, le bout du gros orteil du pied gauche. Pas grand-chose. Une très lointaine sensation. À peine perceptible. Pas de quoi s’inquiéter. Il avait laissé mijoter. En attendant que ça cesse. Toutes ces petites choses que l’on ressentait chaque jour (picotements et autres) s’arrêtaient d’elles-mêmes, et c’était bien à ce genre de choses, en vérité assez vagues, que s’apparentait la très légère sensation. Il s’était donc efforcé, malgré son caractère d’ordinaire inquiet, de ne pas trop y porter attention. Mais le lendemain, au réveil, alors qu’il avait compté sur l’improbable secours de la nuit pour l’en débarrasser, il avait retrouvé la sensation, bien installée dans le gros orteil de son pied gauche, et il lui sembla même qu’elle avait profité de son sommeil pour faire un bout de chemin. Lire la suite


à Pierre Bergé

À l’origine de ces lignes il y a mon émotion (à Londres il y a douze ans) devant ses plus beaux tableaux.

Jean Genet

Prologue

Je n’ai jamais connu le fameux fog londonien qu’à travers l’atmosphère brumeuse des toiles de Whistler et l’imaginaire tortueux de Stevenson. À chacun de mes séjours dans la capitale britannique, aucun nuage ne vient jamais menacer la clarté du ciel et Trafalgar square ressemble, quelle que soit la saison, à un tableau estival. Peut-être était-ce en raison de ce lien qui m’unissait à la ville, incompréhensible à mes yeux – j’avais toujours cru détester Londres –, alors que je ne pouvais pas mettre les pieds à Amsterdam sans que la pluie ne pointe le bout de son nez pour inonder les canaux, que j’avais voulu retrouver Rembrandt de l’autre côté de la Manche, et non sur ses terres, passé le delta de l’Escaut. Pourtant, quand j’apercevais au loin, à travers la fine bruine qui opacifiait l’air, le haut clocher de la Westerkerk, je me souvenais, à chaque fois, comme si l’information se perdait aussitôt sue, que c’était là que Rembrandt reposait – ou plus exactement, puisqu’il n’y avait pas de sépulture, que c’était là que son visage s’était complètement effacé, recouvert par la couche brune qui, depuis toujours, l’attendait. Lire la suite


Pendant l’été 1980, du petit balcon de l’appartement d’angle des Roches noires où elle réside une partie de l’année, à Trouville, une vieille dame, au visage « dévasté », regarde en direction de la mer. Sur la plage, elle voit se répandre, au bord de l’eau, des colonies de vacances. Puis son regard s’arrête. Une figure solitaire se détache d’un groupe, une jeune femme la rejoint. L’histoire commence alors. J’avais l’âge de l’enfant.

La femme écrivain a accepté de tenir une chronique hebdomadaire, cet été-là, dans un grand quotidien de gauche. Elle a d’abord hésité – elle avait peur de cette tâche à accomplir, à répéter, et qui allait envahir l’espace désert de ses journées. Elle entend, au travers du flux et du reflux de la marée, les bruits du monde, les grèves à Gdansk, toujours elle s’est sentie happée par les combats, frappée par les injustices, elle porte la douleur comme un lien. Elle ne sait pas encore, quand elle voit l’enfant, que quelqu’un arrive. Elle n’est encore que dans l’idée. Que les livres qu’elle écrit à l’écart ont une vie au dehors. Que sa voix posée sur le papier a un pouvoir sur d’autres hommes. Elle est encore dans l’idée lorsqu’il arrive cet été-là, l’été 80, – et qu’il dit c’est moi, Yann Andréa. Lire la suite