Secret défense

Emmanuèle Sandron,

 

Je venais de ce milieu petit-bourgeois où l’on manie le grand alcool et pratique le petit sexe à profusion et sans pincette. J’en avais hérité un profond sens moral – et des principes inamovibles, auxquels il m’arrivait pourtant de déroger, comme ce soir où je fêtai pitoyablement un 9,5/20 à l’oral de sociologie. Le Cool était plein à craquer. Cinq verres de bière m’avaient suffi pour aborder Luc, qui était étrangement seul. L’alcool fait de petits miracles. Jamais je n’aurais imaginé approcher cet être distant, auréolé d’une culture générale sans borne – ses connaissances allaient de l’Oural aux Rocheuses, du Cap à Trondheim, et il le faisait bien sentir. J’avais, somme toute, raison. Sans cesse notre petitesse nous est renvoyée à la figure. Luc me présenta son ami Stan — et mon sort fut scellé, quoique je répugne à écrire cela, car autant j’étais libre à tout moment de rompre avec les principes imbéciles dont j’avais hérité, autant je l’étais, si je le voulais, de quitter Stan. Car je suis une eau qui coule. Je sais dans quelle direction je vais, mais je cherche la source et le confluent. Je suis une lumière qui ne cherche qu’à briller dans la caverne. Mais quelle est cette caverne ? Quelle est la nature de cette lumière ? Quelles sont ces peintures sur les parois ? Je ne connais pas les signes. Je cherche.

Je cherchais, et ce n’était pas Stan qui allait m’aider. J’y pensais, et à tout ce qui précède, au grand enchaînement de toutes ces petites choses qui font ma petite vie, et à mes grands principes, mis à mal par ceux qui me les ont inculqués et par moi – mais autrement, car pour rien au monde je ne leur ressemblerais -, j’y pensais donc, dans l’avion, puis en le quittant, descendant dans la moiteur coupable de N’Djili, puis sur la piste, dans l’élégante quatre-quatre.

Sur la piste Stan hurlait de rire. Moi je me maudissais pour ce premier oui du Cool, pour ce premier oui et tous les autres. Pour avoir accepté ce voyage que m’avaient interdit mes parents : « Jamais ma fille n’ira dans un pays où les Blancs exploitent les Noirs ! Et encore moins avec l’argent d’un colon, dans la maison d’un colon, dans les bras d’un fils de colon ! » Cette réaction ne m’avait pas surprise, je m’y étais attendue, mais elle me heurtait. Des colons ? Sans bien comprendre, j’avais fait valoir l’unicité de l’occasion, le désir, le besoin de voir de mes propres yeux. Je passai outre à l’interdit.

Le père de Stan dirigeait une entreprise d’import-export à Kinshasa. C’était un progressiste. Il avait d’excellents contacts avec le portier Émile et, d’une manière générale, avec la plupart de ses hommes. Il avait même accepté quelques Noirs parmi ses cadres. Il portait son or haut et clair : dents, cou, petit doigt, poignet, cravate. Il répétait à qui voulait l’entendre que, sans son deuxième salaire versé directement sur un compte en Belgique, il ne s’en serait jamais sorti.

Les premiers jours, j’ai cru que la densité de l’air, le poids du soleil, la brutalité des pluies, c’était ma culpabilité. Ce premier oui coupable en avait amené d’autres et j’étais là, sur cette piste, du mauvais côté. Sur le siège avant du passager – la place du mort — de la Ford presque neuve, et pas à pieds nus dans la poussière. Culpabilissime, j’étais.

Le lendemain de notre arrivée, nous allions prendre un verre à l’Inter, où Stan et les anciens de l’athénée cherchaient à nouer le contact avec les pilotes et les hôtesses de l’air. Je m’ennuyais ferme. Les boissons étaient hors de prix, et c’était à qui commandait les plus chères. Le conditionnement d’air me glaçait le cœur. Et puis, tout ce marbre… Jamais je n’avais vu tant d’or – sur des peaux mates (les Libanais, me dit-on), sur des peaux blanches, sur des peaux noires. J’avais, dans un cerveau anesthésié par tant de luxe, des rubans de souvenirs. Des femmes, des hommes, des enfants couraient, gesticulaient sur la mauvaise piste, s’agglutinaient par dizaines à des camions près de l’implosion. Les trajets entre la maison-piscine et l’hôtel étaient insupportables : giclées de mépris d’une famille née démunie dans le Borinage, mais, depuis lors, grassement enrichie, pour tout un peuple dont elle ne voulait rien savoir. Pas d’humains dans l’habitacle de la voiture, pas même moi : 1,70 m de honte. Et, sur les grands panneaux publicitaires, cet avis chantant, persuasif : Primus, bisengo ya mokili ! Primus fait mousser la vie ! Et, en effet, à quoi se raccrocher d’autre ?

Il hurlait de rire. La chemise large ouverte sur un torse odieusement poilu, les chairs amusculeuses, adipeuses, débordantes. Une caricature. Je ne sais si je le méprisais plus que je le haïssais, ou l’inverse. Mais comme je me méprisais ! Mais comme je me haïssais ! Neige en décembre — mais non, pas forcément. Noël, cette année-là, cela avait été le cul dans la piscine, les yeux dans l’immensité bleue, une chaleur terrible, cocktail au bord de l’eau – une ambiance odieuse. Odieux, même les cadeaux l’avaient été (un tournedos pour le chien, un tablier pour le boy). Odieuse aussi j’étais, odieuse aussi je suis de retranscrire tout cela aujourd’hui et de ne pouvoir oublier.

Villa blanche dans les bougainvilliers en fleurs. L’œil exorbité, haletants, des lézards vert fluorescent couraient, ventousés sur les murs et les façades. À table je ne me tenais plus. Je frôlais l’incident diplomatique à chaque service. Je n’avais qu’un souhait : me précipiter dans la cuisine pour aider Grégoire, lui offrir ma place (qui, tout me le disait, n’était pas la mienne). Le vin blanc était paraît-il excellent. Les trois gorgées que j’en ai bu m’ont brûlé la gorge : il venait du Cap. C’était le milieu des années 1980. J’avais les principes boycotteurs et j’étais bien la seule, sur la parcelle, à chanter Freee-eeeee Nelson Man-de-la !

Dans la petite boutique, celle qui se voyait déjà ma belle-mère : « Tout ce que tu veux, prends-le ! Choisis ! » L’ordre aussi bien que l’image entêtante des marnas en boubou derrière leurs grillades, dans la rue, m’avaient fait refuser en bloc. La main plongeait dans l’ivoire, l’or des fermoirs, la malachite. J’étais le Christ au désert. Je ne fléchirais point. J’eus tort, peut-être : je reçus, de force, force pierres trop vertes ou trop brunes, scellées par de trop gros fermoirs, odieuses.

« Faites-nous plaisir. » Le plus petit des trois militaires s’était avancé vers nous, mitraillette au poing. C’était la première fois que j’en voyais une. Il tenait son énorme engin noir tendu vers moi. Stan ne riait plus. J’ai compris. Sans le regarder, je savais. Je savais qu’il laisserait faire. Il m’avait conduite dans cet endroit interdit, pour me montrer le fleuve. La végétation nous dépassait d’une tête. Nous avions dû écarter ces hommes et ces femmes végétaux sans visage pour nous frayer un chemin jusqu’à l’eau. J’avais été déçue. Je ne comprenais pas pourquoi il m’avait emmenée là. Pas de femmes qui battaient le linge, sur la berge, pas d’hommes et d’enfants en pirogue sur le fleuve, comme nous en avions vu ailleurs, dans ce qu’il appelait dédaigneusement la brousse (plus tard, j’avais compris que dans son esprit tout ce qui n’était pas Kin était la brousse). Juste la grande masse de l’eau, trop large et massive pour être appréhendée, et, de l’autre côté : Brazza. Ah ! J’avais voulu faire une photo de ce fleuve frontière pour matérialiser le concept qui m’échappait. C’est à ce moment que les soldats étaient apparus, hurlant au Secret Défense, nous menaçant de jeter en prison les espions que nous étions. Ils avaient réclamé le film, Stan le leur avait donné, presque sans parlementer. Ils nous encerclaient à présent. Le plus petit s’était avancé vers moi, mitraillette au poing, et il avait dit : « Faites-nous plaisir. »

Les hurlements de rire que Stan avait fait retentir sur la piste bloquaient toutes les issues. C’était l’histoire d’un Noir à qui un Blanc avait intimé l’ordre de rester dans le cercle qu’il avait tracé devant lui à la craie. Et le Noir s’était mis au centre du cercle et n’en avait plus bougé. Au sommet d’une colline, alors que s’étageait sous nos yeux une merveilleuse palmeraie bleutée sous le soleil pesant, j’avais haï la nature humaine. Pour me raccrocher à quelque chose, j’avais demandé à Stéphane pourquoi il se faisait appeler Stan. À cause de Stanley ? La chose pouvait se comprendre, et se comprendre de diverses manières. Mon père, et ma mère, avaient tort, je le savais. Il avait fallu que je voie cela, que cela s’imprime en moi, que j’en sorte ce quelque chose que je sentais confusément.

Les soldats, finalement, ne demandaient que de l’argent, J’avais fait semblant de le croire. Je savais cependant que, m’eût-on demandé de me placer dans le cercle et de ne pas en sortir, Stan aurait regardé impuissant, laissant odieusement baller ses bras adipeux.

La nuit qui suivit, je me réveillai en sursaut. Un lézard tombé du plafond se débattait dans la vallée supérieure de ma robe à nuit. Surmontant mon dégoût, je le fixai droit dans ses yeux glauques. Nous n’avions rien à nous dire. Je repris le premier avion pour Bruxelles, effarée pour toujours par cette parenthèse africaine. Car j’étais l’Afrique, un continent beau et tendre, exubérant, ravagé par des hommes qui ne se posent aucune question. Je regretterais les palmiers bleus, et ce serait à peu près tout.

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