Le pot au noir

Yves Wellens,

Les premiers signes de détachement se manifestèrent le long de la Mer Rouge. Le Canal de Suez parut soudain s’élargir, avec une lenteur presque calculée, comme le mouvement imperceptible d’une porte sur ses gonds. Plus bas, vers l’est, les oisifs des plages de Djibouti, et derrière eux les va-nu-pieds contenus par la barrière fictive du sable fin, regardaient Aden, en face, rester misérablement sur place ; plus bas encore, les côtes de la Somalie reculaient à chaque instant la perspective d’une nouvelle opération Restore Hope, où les Marines avaient débarqué dans le halo d’une sorte de nuit américaine ; tout en haut, au Nord-Ouest, les habitants de Tanger avaient distinctement entendu quelque chose claquer comme un cran de sécurité, et, aussitôt après, avaient vu le Rocher de Gibraltar s’engloutir telle une hallucination dans la Méditerranée ; à l’extrême Sud, les riverains du Cap scrutaient l’horizon en espérant que Madagascar les précédait dans la dérive du continent. Ils savaient que si l’île ne bougeait pas, elle risquait de ralentir leur progression vers l’Océan Indien et, de là, vers le Pacifique.

Dès le début, les principales capitales occidentales stigmatisèrent la méthode et firent des gorges chaudes sur les buts de la manœuvre. Comme à l’accoutumée, leurs Ministères de la Parole couvrirent aisément les palabres locales, ce qui, d’ailleurs, les empêcha de saisir qu’elles prenaient un tour chaque fois plus méfiant et aigre-doux ; et, comme c’était prévisible, le tam-tam médiatique, buvant jusqu’à la lie de telles sources, dériva plus vite et plus sûrement que le continent lui-même. Ce concert de notations stridentes et hoquetées finit par s’abîmer dans l’illogisme et le délire, appelant à la rescousse les vieilles lunes sur les « instincts meurtriers des sauvages » et ressuscitant sans vergogne le spectre de l’invasion des territoires prospères par les hordes d’ilotes et d’esclaves. Après ces préliminaires et ces rances ablutions, les maîtres de ces capitales, surmontant le trouble de leurs sentiments mêlés — compassion, arrogance, effroi -, se ressaisirent, recouvrèrent leur quant-à-soi et convièrent les peuples d’Afrique à revenir (le mot fut naturellement maintes fois souligné et lourdement appuyé) justement à de meilleurs sentiments. Ils rappelèrent avec afféterie (mais peut-être d’un peu loin tout de même…) à ces peuples que leur continent, crevé par les ponctions de toutes natures et de toutes matières, alourdi par les cadavres de guerres civiles ignorées, de génocides rapides comme l’éclair et ployant sous le poids d’une population pourtant rachitique, troué de profonds gouffres creusés pour extraire et acheminer à grands frais les divertissements des autres, déchiré dans tous ses tissus par les rapines et les prébendes, titubant comme les organismes désossés et prostré comme les corps évidés, que ce continent exsangue ne pourrait, s’il persistait à glisser de la sorte, se maintenir longtemps au-dessus de la ligne de flottaison. D’ailleurs, où pourrait-il bien aller ? Il n’y avait aucun lieu où s’exiler : c’était bien la démonstration qu’un tel comportement n’avait rien de raisonnable. On pouvait désormais entendre dans toutes les mers le sifflement qu’émettaient les flancs ouverts du continent et sentir l’âcre odeur qui émanait de ses entrailles à vif. Était-ce bien là l’objectif assigné à ce périple ?

Suivi en permanence par des organisations humanitaires toujours prêtes à imposer les premiers secours, par des pirates cherchant où planter et d’où tirer leur grappin et, dans le ciel, par des vautours tournoyant en cercles de plus en plus rapprochés, le continent ne risquait donc pas de s’échapper ; et on lui fit comprendre qu’on s’opposerait au reste de sa course, à cause des changements climatiques qu’il devrait tôt ou tard affronter. Assez vite, par conséquent, des bâtiments de guerre appareillèrent pour s’interposer avant qu’il n’atteigne l’Australie et, pire encore, la Terre de Feu et les glaces de l’Antarctique.

Les commentateurs et les observateurs se perdaient quelque peu en conjectures sur les origines de ce qu’ils persistaient à qualifier de caprice. Ou alors, ils commençaient à trop bien les comprendre – pour autant qu’ils les aient jamais ignorées… Si l’individualisme forcené des nantis se récriait à la seule idée de devoir composer avec des ombres qui, soudain, ne voulaient plus être interchangeables (en d’autres termes, si, ainsi que le déclarait hautement un éminent responsable, « il était exclu d’autoriser le laisser-faire chez les laissés pour compte… »), on se demandait tout de même, dans les cénacles les plus lucides, ce qu’on pourrait raisonnablement concéder à des êtres qui n’entendaient plus se contenter de rien. Le moment était apparemment venu, sinon de réviser quelques jugements hâtifs, du moins de changer de registre. On pressentait qu’il n’était plus tenable, devant la désastreuse progression du SIDA qui menaçait des groupes entiers dans certains pays (Mali, Burundi, Niger, Burkina Faso, Côte d’ivoire) par exemple, de répéter en boucle cette sorte de syllogisme selon lequel « les malades ne veulent pas se soigner, les médecins ne savent pas prescrire, le médicament a une valeur symbolique différente en Afrique », pour justifier de ne pas se pencher au chevet des moribonds. Un tel discours avait désormais montré ses limites, que la dérive du continent accentuait encore.

Les Africains étaient las de faire les cent pas à marche forcée ; et même les innombrables colonnes de réfugiés s’étaient arrêtées. Les Africains avaient donc adopté un ton plus ferme, que d’aucuns, mal avisés ou à jamais obtus, trouvaient conquérant. Et quand on disait aux Africains que « bien entendu, la mondialisation ne se fera pas sans vous », ils rétorquaient tranquillement que « bien entendu, la mondialisation ne se fera pas sans nous » : et chacun, de quelque bord qu’il soit, percevait nettement la nuance qu’ils mettaient dans la phrase, jusqu’à la faire basculer de leur côté.

Les choses en étaient là quand les négociations sur les conditions du retour du continent débutèrent.

Partager