Sept en bouche

Otto Ganz,

Pour Denys-Louis Colaux, vivant
André Beem et Luc Fr. Genicot, présents

Et l’histoire de l’homme qui avait choisi le chiffre sept comme porte-bonheur, la connaissez-vous ? Oui, sans doute, il existe, mode humaine s’il en est, en millions. Mais celle du bougre qui n’avait, de fait, rien choisi ? Je vous l’affirme, moi, sa vie était comme ça. Un défaut de l’horlogerie apportait à la mécanique un drôle de rythme, ça battait tic-tic-tic-tic-tic-tic-tic-tac… quelque peu irritant lorsqu’on se prenait à y prêter le tympan… Le connaissez ou reconnaissez-vous, cet entiché malgré lui du chiffre sept ? Moi bien, et intimement même. Imaginez que vous foiriez tout, sauf à la septième tentative ? Vous voyez de quoi je parle ? L’histoire du pauvre bougre qui se retrouve enchaîné aux sept directions, comme d’autres le sont par leurs deux poignets ou leurs quatre membres. La connaissez, cette histoire ? C’est la mienne.

J’ai mis du temps à piger. Pensez, en l’espace de six échecs pour chaque action, chaque pensée, chaque intention, chaque intuition, chaque volonté, chaque désir, on a le temps, oui. On l’a, le temps… Tout le temps… de choisir le doute, le renfermement, l’osmose avec la poussière nichée sous les armoires des chambres. On l’a largement, amplement, pleinement, le temps de se croire seulement maudit, conspué par on ne sait quelle divinité face à laquelle, juste ciel !!! on aurait oublié, impie ignorant, de présenter des signes de soumission. L’échine courbée et la génuflexion facile…

On a le temps, oui et aussi !!!, de se faire à l’idée que rien ne nous surplombe jamais sinon, tôt ou tard, le croissant niveau de la mélasse dans laquelle on patauge jusqu’aux jarrets. On a le temps… de sentir le corps s’enfoncer, mais plus encore, glisser droit dedans, s’engluer au moindre mouvement pour en sortir, ou conjurer. On a le temps de se faire aspirer par les remous que nos tentatives ont insufflés à la masse poisseuse. On a le temps, oui, et le temps, justement, est l’ennemi, un obstacle natif lorsqu’on agit concrètement un septième de son temps d’action, le reste disparaissant dans l’inutile panade des gestes sans consistance. On a le temps, mais l’esprit ne peut fonctionner, pris qu’il est dans la mélasse. Et puis, ce temps est une convergence, chaque fait en ayant un, tous se rejoignent dans l’instant qu’on vit, alors, le temps… Pfffftttü ! On ne sait ni où donner de la tête, ni si on en possède encore une qui ne soit ouverte, grande béante, aux quatre vents.

Heureusement pour cet humoriste qui conçut notre existence, fût-il le hasard… Malheureusement pour tout individu conscient de ce mouvement, nul n’accepte sa répudiation du genre qui est le sien sans un mouvement de recul. Ni personne… ni moi qui ne vaux pas plus que sept fois moins. Si au moins l’auteur de mes jours m’avait octroyé sept fois plus de brillance qu’à tout autre de ses rejetons… Sachez que cette plainte est factice, elle témoignerait d’une méconnaissance absolue de l’humour que possède tout vrai créateur.

Oseriez-vous imaginer ce que représente cette vie, émaillée de réussites ? Chaque victoire est bien vite atténuée par la lassitude de la répétition des échecs. J’ai tenté, un temps, de comptabiliser mes actions, histoire de savoir à quels moments elles auraient une issue positive. J’ai compté le nombre de fois où il m’arrivait de lâcher un verre, de rater une marche, de laisser le réservoir de ma voiture déborder pour prévoir à quels moments mon attention devait être la plus présente. Ceci m’a donné une certaine quiétude… pour les actions que notre mémoire à court terme n’enregistre pas. Mais les autres ? Car il en est d’autres et elles font notre histoire. Imaginez-vous.

Le temps, la répétition, le calcul des probabilités… C’était si simple, que j’eusse dû y penser plus vite, entendra-t-on… Pourtant je l’affirme, j’y ai pensé. Beaucoup plus tôt que quiconque a les pieds posés sur la croûte terrestre. J’y ai pensé six fois. Comment vérifier avant la septième ? J’y ai donc pensé une fois encore, et ça s’est illuminé d’une lucide clarté flamboyante : je pouvais, animé de cette connaissance, anticiper les faits. La conscience d’un échec prochain, croyais-je, aide à penser à la tentative suivante. L’idée était intéressante, d’autant qu’elle ne s’est dessinée clairement qu’au bout de sept tentatives de la formuler. Le résultat était désormais une connaissance à mettre en ordre. Je me suis muni d’un carnet, toujours le même, en toile grise, quadrillé. Évidemment – mais je m’y attendais –, six fois, je l’ai égaré sans le retrouver. Le septième carnet ne tombera pas de ma poche, pas plus que le septième crayon qui était glissé dans la reliure du carnet, puisque ses six congénères avaient accompagné les six carnets précédents. Je consignais mes actions, les usuelles, quotidiennes, les autres, d’après leur genre, leur niveau d’implication. Je m’y suis repris à sept fois pour établir la liste de mes actions. Elle était interminable. Je la résumais donc, la synthétisais jusqu’à atteindre le septième de la taille initiale. Je considérais mon œuvre et vis que c’était bon.

Je ne m’y tins pourtant pas, vite dépassé par l’objet de mon attention. Trop de faits me survenaient, à tout moment, et les noter tous amputait encore le malheureux septième de temps efficace que ma condition me laisse. C’était à devenir fou. Je disposais d’un relatif moyen de prévoir la conséquence, positive ou négative, de mes actes. Suis-je un veinard ? !!! Je suis un veinard !!! Sans nul doute oui !!! Qui veut ma place ? Qui croit avoir la vitalité de ne respirer qu’une fois sur sept ? Car oui !!! Après six échecs, la septième tentative est couronnée d’un succès manifeste, d’une longue inspiration, bénéfique, indispensable, mais on est si essoufflé, si haletant qu’on ne peut la garder longtemps au fond des poumons, cette bouffée, et l’asphyxie reprend, six inspirations bloquées, puis l’aspiration… veine !!! baraka !!! Après six tentatives dont il faut se relever si l’on vise une suivante, et encore une suivante, tenir jusqu’à la septième !!! Encore faut-il ne pas se trouver à court de forces !!! Parce qu’alors, l’abandon est un nouveau fardeau, tout aussi épuisant : il tatoue le cerveau façon dos de bagnard. Imaginez-vous seulement quelle ténacité cela demande ?

Sisyphe savait sa punition éternelle, je sais, moi, que toutes mes volontés seront couronnées de succès après six échecs, dont, pour chacun, je suis condamné à me relever. Qui est le plus tragique ? J’ai, moi, une obligation à l’espoir !!! Parce qu’il est justifié !!!

Imaginez à quelle pugnacité je dois m’astreindre pour obtenir ce que je désire !!! Réfléchissez-y, pour voir, dans quelle panade cela me met. Prenez n’importe quel domaine, tiens, prenez les femmes. Qui peut se remettre de six échecs avec la gent féminine sans en garder pour séquelle une certaine méfiance face à la septième occasion ? D’autant qu’avant la réussite, quelle tentative indique qu’à la septième, l’affaire sera dans le sac ? Dois-je attendre la mort de sept amis avant d’espérer pouvoir n’en pas souffrir ? Sept ruptures ou sept déflagrations amoureuses pour pouvoir trouver un sens à chacun des échecs ? Dois-je accepter sans rechigner, poussant la contrainte plus loin que l’enseignerait n’importe quel livre sacré, sept gifles avant que la dernière soit un signe de bénédiction ? Le temps, toujours lui, toujours l’ennemi. Imaginez seulement : seul un septième de mon temps peut être compté à mon avantage, en termes de résultats, saupoudré dans les six autres septièmes de mon temps qui sont voués à l’échec et au gaspillage. Comment ne pas croire, intimement, profondément, que si cette baffe semble une caresse après les six précédentes, ce n’est que par un phénomène d’habitude ? Est-ce de la chance si, par habitude, la douleur me paraît moins cinglante ?

Imaginez ma chance !!! Et si vous y arrivez, imaginez maintenant au nombre de combien de réussites, pour chaque fait, du plus ténu au plus assourdissant, je sus en saisir la teneur et la victoire qui s’y recroquevillaient…

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