La septaine de Belzébuth

Jean-Baptiste Baronian,

À Jean-Pierre Croquet

— Jusqu’ici j’ai limité mes enquêtes à ce monde.

D’une manière modeste j’ai combattu le mal ; mais m’attaquer au diable en personne pourrait être une tâche fort ambitieuse.

Arthur Conan Doyle, Le Chien des Baskerville

Mes fidèles lecteurs se souviennent peut-être que dans un des récits que j’ai consacrés aux exploits de Sherlock Holmes, Le Dernier Problème, je note au passage que nous avons, lui et moi, séjourné deux jours à Bruxelles. Venant de Newhaven, nous nous rendions alors à Strasbourg.

Je n’ai jamais dit ce que nous avons fait dans la bonne capitale du royaume de Belgique. La raison en est très simple : nous y avons été mêlés malgré nous à une affaire tellement étrange, tellement ahurissante, que je n’ai jamais osé la raconter, de peur de passer pour un affabulateur et de donner de Sherlock Holmes l’image d’un piètre détective. Si je sors aujourd’hui de mon silence, c’est parce qu’un mystérieux incendie a ravagé la semaine dernière la maison du drame, 7 rue des Sept Étoiles, au nord de la ville, et que les articles que j’ai lus à ce propos dans la presse belge m’ont paru des plus fantaisistes.

Depuis notre départ de Londres, il avait été convenu que nous effectuerions une halte rapide à Bruxelles car Holmes voulait y saluer un cabaliste qu’il admirait beaucoup, Septime Neumann. Natif de Septmoncel, une petite bourgade du Jura réputée pour la qualité de son fromage, ce septuagénaire s’était rendu célèbre par la publication d’un monumental ouvrage sur les significations occultes du chiffre 7 dans les pays du nord de l’Europe, Les Sept Idiosyncrasies du Septentrion – ouvrage qui lui avait valu d’emblée la sympathie du rosicrucien français Stanislas de Gaïta ainsi que celle du mage Aleister Crowley, le père du satanisme moderne. C’est d’ailleurs à Londres, au domicile de Crowley, que Holmes avait rencontré Septime Neumann pour la première fois. J’en ai sans doute peu parlé jusqu’ici, mais Holmes, aussi curieux que cela puisse paraître, est un grand amateur de sciences ésotériques. J’en veux pour preuve les dizaines de livres traitant du sujet sur les rayons de sa bibliothèque, 221b Baker Street. En ce qui me concerne, et bien que mon avis ne compte guère, je n’y vois que balivernes, charlataneries et poudre aux yeux.

Une berline de couleur sombre, conduite par un chauffeur malais en livrée, nous attendait à la gare du Midi. Notre factotum s’est empressé de prendre nos bagages et de les ranger soigneusement dans le coffre. C’était un dimanche soir de septembre et la température était douce. Durant plusieurs minutes, nous avons emprunté un large boulevard bordé de hautes maisons bourgeoises, avant de franchir un pont sur un canal (à moins que ce ne fût une rivière) et de parcourir tout à coup une zone presque champêtre. Aux alentours de la villa de Septime Neumann, il n’y avait que des labours. Comme nous sortions de la voiture, des odeurs de foin et d’humus m’ont éclaboussé les narines.

Notre hôte en smoking, une rose rouge à la boutonnière, a surgi sur le seuil. Je ne sais trop pourquoi, je m’attendais à tomber sur un homme de haute taille, imposant et solennel. En réalité, il était trapu et il avait les traits assez vulgaires avec des yeux globuleux et des grosses bajoues. Tout le contraire de Holmes à l’épaule duquel il n’arrivait même pas.

J’ai été étonné de découvrir qu’il savait parfaitement qui j’étais et que je m’étais institué le mémorialiste de mon ami. L’affaire que j’ai narrée en détail dans Une étude en rouge lui avait fait, m’a-t-il avoué, une forte impression.

Il nous a introduits dans un vaste salon en forme de rotonde où nous avaient précédés une demi-douzaine de personnes. Six hommes, tous d’âge mûr, et une femme assez jeune et assez jolie, cheveux noisette juste coupés sous les oreilles, les bras nus. Je devais apprendre plus tard qu’ils appartenaient à une abominable société secrète. À les voir là, le sourire aux lèvres, une coupe de champagne à la main, on les aurait pris pour les membres paisibles et dévoués d’une fabrique d’église. Du reste, ils semblaient ravis de faire la connaissance de Holmes, de lui poser une foule de questions concernant ses singulières méthodes d’investigation et son sens inné du mystère. Et Holmes, comme grisé par l’extrême sollicitude dont il était l’objet, n’arrêtait pas de répondre et de multiplier les anecdotes. Il exagérait souvent, s’attribuait des mérites imaginaires, mais je me gardais bien de le contredire.

Le dîner fut succulent : œufs brouillés aux champignons, magret d’oie fumé, aspic de volaille, perdreaux aux choux, haricots verts à la crème, lentilles au gras, gouda vieux, marmelade d’abricots. Le tout arrosé de meursault, de montrachet et de pommard. Sur quoi, on devait nous servir au fumoir des havanes, du tabac de la Semois et un vieux porto dont je garde encore un souvenir ému, nonobstant les incroyables événements qui allaient suivre. Vers onze heures, Holmes et moi, nous avons pris congé de notre hôte et c’est son chauffeur malais qui nous a conduits en voiture à l’hôtel Wellington, rue Neuve, où nous avions envoyé un câble depuis Newhaven afin de réserver nos chambres.

Il était à peu près huit heures, le lendemain matin, lorsque des coups violents frappés à la porte m’ont contraint à interrompre ma toilette et, revêtu de mon vieux peignoir écossais, à aller ouvrir. C’était Holmes qui se levait d’habitude fort tard et qui était déjà tout habillé. Il n’était pas seul. À ses côtés se tenait un homme roux d’allure athlétique, dans les cinquante-cinq ans. Il s’est présenté à moi sous le nom d’Hyacinthe Van Bemmel, chef de la police. Il m’a prié de m’arranger au plus vite et de le suivre. Un rien déconcerté, j’ai interrogé Holmes des yeux, mais il a détourné les siens.

Que se passait-il ?

À notre grand étonnement, vingt minutes après avoir quitté l’hôtel à bord d’un fourgon de la police, nous nous sommes retrouvés, Holmes et moi, à la villa de Septime Neumann. C’est à ce moment-là que j’ai su où elle était exactement située : 7, rue des Sept Étoiles – une rue qui n’aboutissait nulle part, si ce n’est au beau milieu d’un champ de betteraves.

Dans les parages immédiats, on ne voyait que des policiers en uniforme. Certains étaient montés sur des chevaux. Sans un mot, Hyacinthe Van Bemmel, qui avait roulé à bord d’un autre véhicule, nous a fait signe d’entrer, puis nous a ouvert la porte du salon en forme de rotonde.

Je l’avais à peine franchie que je me suis figé. L’instant suivant, je n’ai pas pu m’empêcher de tressaillir de la tête aux pieds.

Sept corps nus, immobiles, étaient allongés sur le sol. Sept cadavres. Tels qu’ils étaient placés, ils formaient une extraordinaire, une effrayante étoile à sept branches. Pour un peu, on aurait dit qu’ils dormaient du sommeil des justes. Des vêtements et des sous-vêtements traînaient pêle-mêle sur un sofa. Tout à côté, il y avait un amas de chaussures. Surmontant mon effarement, je me suis avancé et j’ai regardé les uns après les autres les sept visages. Et je les ai tous reconnus.

Sauf que Septime Neumann n’était pas parmi eux.

Il s’était d’ailleurs volatilisé, ainsi qu’Hyacinthe Van Bemmel devait nous l’apprendre au bout d’un moment, lors d’un conciliabule dans le fumoir. C’est le chauffeur malais, nous a-t-il dit, qui avait découvert les corps, après nous avoir amenés à l’hôtel. Il avait aussitôt, vers minuit. alerté les autorités. Les domestiques, un couple de Flamands originaires de Bruges, étaient rentrés chez eux, à Laeken, dès la fin du dîner. On les avait interrogés, on les interrogeait toujours, jusqu’à présent sans succès.

Comment Septime Neumann avait disparu dans la nature, Hyacinthe Van Bemmel ne le savait pas : la villa était isolée et, en dehors de la berline, il n’y avait aucun moyen de transport. Pas même une bicyclette. Ou alors il s’était enfui par un passage secret.

Quant à reconstituer les faits…

Hyacinthe Van Bemmel est resté prudent. Il supposait que les sept personnes avaient, de gré ou de force, absorbé un poison puisqu’on ne distinguait pas, à première vue, de trace de violence sur leur corps. Il supposait aussi que Septime Neumann avait lui-même procédé à leur mise en scène avant de tirer sa révérence. Puis il s’est tourné vers Holmes et lui a demandé ce qu’il pensait de ce terrible drame.

Holmes était pensif. Je le connaissais suffisamment pour savoir que, lorsqu’il l’était, des tombereaux d’idées lui passaient par la tête. Il a allumé sa pipe en terre noire et a commencé à arpenter la pièce. Il a fini par froncer les sourcils qu’il avait broussailleux et noirâtres. Après s’être assis, il a prétendu qu’Hyacinthe Van Bemmel n’était pas loin de la vérité en laissant entendre qu’un poison foudroyant avait provoqué la mort des sept personnes. Tout un chapitre des Sept Idiosyncrasies du Septentrion traitait, se souvenait-il, des sacrifices humains.

— Si j’ai bonne mémoire, a dit Holmes, il y est question d’une secte appelée la Septaine de Belzébuth. Tous les sept mois, sept de leurs adeptes se réunissent et avalent de plein gré, en toute connaissance de cause, une décoction de mandragore qui est, comme vous le savez, la plante du diable. Ils meurent sur le coup, ou presque, convaincus d’avoir usé de leur libre arbitre, d’avoir défié Dieu et de s’être offerts à Satan. C’est ce qui s’est arrivé ici, me semble-t-il. Il doit sûrement y avoir un exemplaire des Sept Idiosyncrasies du Septentrion dans le bureau ou la bibliothèque de Septime Neumann… Venez, allons vérifier.

Holmes avait raison. Il a lu à haute voix le paragraphe du livre qui en parlait, et j’ai ainsi appris que la Septaine de Belzébuth existait depuis la fin du XVIIe siècle et qu’elle avait été créée à Anvers, alors la capitale du Septentrion. Albert Rubens, le fils aîné de Pierre-Paul Rubens, en aurait été un des principaux membres fondateurs.

Quoique cette explication fût plausible, elle ne nous satisfaisait pas et Holmes lui-même en avait conscience. Nous avons ensuite longuement débattu de l’affaire, sans néanmoins nous égarer sur de nouvelles pistes. Le lendemain, je prenais avec Holmes le train pour Strasbourg.

Après être rentré seul à Londres, au terme d’un épuisant voyage de trois semaines sur le Continent, je devais trouver dans mon courrier deux lettres que m’avait adressées Hyacinthe Van Bemmel. C’était, en deux épisodes, un compte rendu abrégé de l’enquête depuis notre départ de Bruxelles. Ce qui m’a stupéfié, c’est d’apprendre qu’aucune des sept personnes n’avait été identifiée et que l’inspection minutieuse de leurs vêtements n’avait absolument rien donné. En outre, aucun parent, aucun proche ne s’était présenté à la police, après que la presse belge avait publié leurs portraits. Comme si ces gens-là étaient venus d’une autre planète.

Sept ans se sont écoulés et l’affaire de la rue des Sept Étoiles n’a jamais été résolue. Ainsi que mes fidèles lecteurs ont pu s’en apercevoir à travers ce qui précède, Sherlock Holmes n’y a joué qu’un rôle secondaire et n’y a pas vraiment brillé. Et moi pas davantage. Toutefois, parler d’échec – si ce n’est de déconvenue, de revers, de ratage, de four ou encore de faillite – ne serait pas juste, mais je conçois que d’aucuns seraient tentés de recourir à l’un ou l’autre de ces termes. Plus simplement, notre aventure bruxelloise montre que la vie d’un grand détective est aussi jalonnée de… permettez-moi ce néologisme… de contre-performances.

Lorsque j’ai annoncé l’autre jour à Holmes que la villa de Septime Neumann avait été détruite par un incendie, il a esquissé un léger sourire. Il s’est plongé dans ses archives puis il est venu vers moi, en agitant une feuille de papier devant ses yeux. Il s’agissait, m’a-t-il dit, de quelques notes concernant Septime Neumann. Et parmi elles, sa date de naissance à Septmoncel.

— C’est un des canons de la Septaine de Belzébuth : tous ses dignitaires s’immolent par les flammes à l’âge de 77 ans. De mon point de vue, Septime Neumann l’a fait chez lui, dans sa villa, soit qu’il y est revenu à cette fin, à l’insu de tous, soit qu’il s’y est toujours terré, au fond d’un local auquel il est le seul à jamais avoir eu accès. Je vous avoue, mon cher Docteur Watson, que personnellement je penche pour la seconde hypothèse.

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