I

C’est alors que j’ai décidé d’écrire.

C’est ce visage-là, ombre dans l’ombre, qui m’a convaincu. À mi-voix, par phrases brèves suivies de silences.

J’avais longtemps hésité. Quelle suffisance, n’est-ce pas ?, pour un Européen pur jus, de parler de femmes maghrébines dont certaines sont voilées.

Mais il y avait ces yeux d’encre, ce sourire blanc dans l’obscurité, cette main sous ma main, cette voix rauque – trop de cigarettes : « Si, il faut le faire. Il faut oser. Écris. »

Beaucoup de femmes, au Maghreb, m’ont ému. Plus que toutes, celle dont je parle et qui venait de me raconter un épisode du roman qu’elle écrivait depuis sept ans… Une courtisane mauresque, après bien des péripéties, se présentait, en sarouel transparent, à un marquis français dans un XVIIIe siècle de cinéma. J’écoutais ma Schéhérazade. Son récit faisait les mêmes arabesques que la fumée de sa cigarette. Sa main demeurait sous la mienne. J’imaginais les pages de son cahier couvertes d’une écriture fine comme les ridules en éventail naissant au coin de ses yeux quand elle riait : griffures de vie, cicatrices de soleils trop forts, traces de simouns, attentes déçues, crispations pour refouler des larmes. Schéhérazade n’avait pas livré le dénouement de son roman. Je devinais toutefois que son héroïne (son double) se glisserait dans le lit à baldaquin du marquis.

Ce rêve de la France, naïf et meurtrier, qui mène aux rives de Tanger tous ces destins d’Afrique…

Puis, elle m’a dit : « Voilà, maintenant, je vais te raconter mon histoire. Et tu comprendras pourquoi j’aime que tu m’appelles la Lionne de l’Atlas, celle qui fascine les hommes et dont ils ont peur ; celle qui prend, qui mord et qui tue. »

Elle a vidé son verre de thé.

« J’étais mariée depuis sept ans. Deux enfants. Cinq et deux ans. Je venais de les promener, le fils par la main, la petite dans la poussette, sur le front de mer. Nous avions mangé un beignet. Nous revenions à l’appartement. Une heureuse fin d’après-midi avant que le soleil ne se couche. J’ai poussé la porte. Je suis allée vers la chambre pour changer la petite. Mon mari sautait ma meilleure amie. Dans notre lit. Deux jours après, j’ai dû changer d’appartement. La répudiation, ce n’est pas qu’un roman de Boudjedra, tu vois. Tu me promets d écrire ça ? Et maintenant, j’ai envie de danser, pour toi et pour les autres. Parce que je suis belle et que je le sais. Parce que les femmes enragent de me voir grande et mince. Parce qu’une pute a massacré ma vie. Parce que danser, c’est mieux que chialer, non ? »

II

Elle aimait le théâtre, jusque dans sa façon de s’habiller et de parler. Son masque passait de la comédie à la tragédie en un clin d’œil. Il lui fallait constamment un public. Mais elle ne jouait pas. La passion lui mordait le corps et le visage. D’où la quantité de comprimés qu’elle avalait chaque matin et le nombre de produits cosmétiques étalés sur la tablette de la salle de bains, sous le grand miroir. Phèdre était son héroïne préférée. Chaque année, elle organisait un flamboyant spectacle au Palais des Congrès qui dominait la baie bleue au creux de laquelle se niche le port. Elle mettait en scène des filles aux sulfureux charmes naissants, des garçons à la beauté ambiguë sous le fard, tous en costumes d’époque taillés dans la soie artificielle.

Pour elle, la vie était presque un songe. Son mari cédait à tous ses caprices. Pour lui, un homme doit se conduire en prince à l’égard des femmes et de ses invités. Il était beau, un peu frimeur, un peu flambeur, mais le genre patriarche si un membre de la tribu flanchait. Il connaissait tout de tout : le prix du steak d’espadon, le cours du dollar canadien, l’histoire complète de l’Intifada, toutes les sourates du Coran, les meilleurs restaurants de Paris, les patrons des cafés du port, la maîtresse du président du Yacht-Club, la date de naissance de la reine d’Angleterre, les fonctionnaires qui fraudent le fisc. Je n’ai jamais pu lui offrir un resto, une pizza, même pas un café. J’ai seulement obtenu d’inviter sa femme à déjeuner.

Je l’attendais à la sortie des cours, devant la porte en fer du Lycée.

Je pensais la voir comme elle aimait à se montrer, dans la tenue que portait Sheila au milieu des années 60, en petite jupe à carreaux et les cheveux figés dans la laque.

Mais, quand je l’ai aperçue, elle n’était pas d’humeur à chanter L’école est finie.

Elle a marché sans rien dire jusqu’au restaurant. Ses hauts talons claquaient sur les dalles surchauffées du trottoir. Devant sa salade niçoise, à laquelle une copieuse dose d’épices donnait un goût de là-bas, elle a lâché :

— Voilà, si je suis en retard, c’est parce que le directeur m’a convoquée. Il devait m’annoncer qu’ayant, hier, rentré avec un jour de retard un certificat médical justifiant une absence d’une semaine (j’ai attrapé une angine lors des répétitions, dans ce foutu Palais des Congrès !), je suis privée d’une semaine de traitement et rétrogradée de sept mois pour la mise à la retraite.

— Tu ne savais pas qu’un certificat…

— Mais enfin, un prof comme moi, qui fait tout ce que je fais, il ne peut pas remettre un certificat dans les temps ! Je suis dans le collimateur. Il y a sept semaines, on a visité mon bureau pendant que j’étais à la plage. Rien n’a disparu. Deux ou trois disquettes d’ordinateur ont changé de place. Depuis, je sais que tout est transparent pour eux.

III

Je ne le souhaite vraiment pas, mais cela ne m’étonnerait pas qu’un jour, il lui tape dessus. Elle, je l’appellerai Salomé, par discrétion et parce qu’elle a la danse dans la peau. Son corps épouse la musique, avec ses cadences et ses sinuosités. C’est un besoin âpre et sensuel, violent, pathétique, presque douloureux. La musique la brûle. Quand les baffles vibrent, elle devient flamme. Et pourtant, c’est curieux, mais avec ses jeans et son tee-shirt, avec ses cheveux alors très courts, en 2005, elle faisait plutôt garçon.

L’an passé, quand j’ai donné une formation sur la francophonie, j’ai appris que Salomé viendrait. Mais le soir où on l’attendait, elle a prévenu qu’elle avait raté le train. Elle rejoindrait le groupe dans la nuit, si elle trouvait un taxi.

Je ne l’ai donc vue qu’à sept heures, au petit-déjeuner. J’ai avalé mon café de travers. Salomé portait le voile ! Cela ne l’a pas empêchée de m’embrasser et de me tenir longtemps la main. J’ai senti le feu sous le voile – assez transparent d’ailleurs et tout imprégné de parfum musqué. Le soir où les joueurs de gnaoua sont venus, elle est entrée en transe, yeux mi-clos, visage ruisselant, caftan trempé de sueur.

Pourquoi ce voile ?

J’ai eu la réponse l’année suivante, en 2007.

Salomé avait la bague au doigt. « Un beau parti, m’a-t-on dit. Un officier supérieur de quarante ans. » Mais elle appelait ça « la cage dorée », en me montrant les photos de son mariage. Sur l’une d’elles, au moment des préparatifs, on la voyait sans voile. Elle avait trouvé cette astuce pour me montrer ses cheveux qu’elle avait laissé pousser.

Elle n’était pas malheureuse. Elle aurait des enfants. Chaque fois que je l’ai vue à la médina, elle trouvait un mioche à consoler. Mais…

IV

« Tu sais, m’a dit Naïma, pourquoi certaines femmes portent le voile ? Parce qu’ainsi leur mari les croit sages… Le voile, parfois, c’est une manière prudente d’être volage ! »

Nous prenions le thé à la terrasse d’un salon qui donnait sur la baie. Par temps clair, de là, on devinait Gibraltar. Nous en étions à ce moment que j’aime où les masques tombent : on se confie. J’avais dévoilé mon agnosticisme. Après des années vouées à l’enseignement de la philosophie, j’avais accumulé trop de questions sans réponses.

— Tu vois, Naïma, je sais que je ne sais pas ! Mais je crois profondément à l’amitié.

— Moi, je suis croyante, je suis musulmane, mais je ne porte pas le voile. C’est possible ici, mais c’est difficile.

Elle m’avait révélé son patio intime. Il ne restait qu’à me taire.

L’année suivante, je l’ai revue à Bruxelles. Nous avons pris un café à la terrasse du Sirio. Après quelques propos sans importance pour mener à l’essentiel :

— Toujours sceptique ?

— Non, pas sceptique, agnostique… D’ailleurs, j’espère qu’il y a un principe supérieur et un au-delà… Mais…

— Est-ce que le verbe espérer n’impose pas le futur à son subordonné ?

— En l’occurrence, pour ce genre de certitude, le futur, c’est la mort… C’est là qu’on sait… Mais je ne suis pas pressé… Alors, tu portes le voile, maintenant ? Pourquoi ? Note que d’un point de vue purement esthétique, cela te va bien !

— Tu as vu, entre le front et le voile, il y a sept centimètres pour mes cheveux. J’appelle ça ma marge de liberté.

V

En fait de voile islamique, tout ce que je sais, c’est que ce bout de tissu cache ce qui se passe dans la tête et le cœur des femmes qui le portent. Un choix personnel, tout à fait respectable, aussi bien qu’un geste de soumission, ce qui explique la tristesse résignée de tant de regards.

Je me souviens d’une tablée de sept femmes voilées qui se racontaient des blagues et s’esclaffaient tout en me jetant des regards en coin, pour s’assurer que je ne comprenais rien. Elles parlaient sans doute des hommes, de leurs pannes sexuelles, de leurs petites ou grandes infirmités. Samira m’a dit le lendemain : « Si tu n’étais pas un Européen qui ne connaît pas un traître mot d’arabe, elles n’en auraient pas dit le quart de la moitié ! Tu sais, entre femmes, on n’a pas sa langue en poche… Les hommes nous laissent à la cuisine. C’est là que les choses se disent… » Elle se souvenait de ce que ses copines avaient raconté et elle riait à nouveau. Nous traversions la place qui donne sur l’entrée de la médina. Pour que nous ne nous perdions pas dans la foule, elle m’a pris par le bras. Son voile était maintenu par des épingles en argent, décorées d’étoiles et de croissants.

Le soir, deux de mes collègues et moi, nous avons logé chez Samira. Elle nous a offert le lait et les dattes, puis un repas pantagruélique. C’était sympathique, mais un peu incommode. Nous étions assis sur des poufs autour d’une table basse, les genoux au menton.

J’ai eu du mal à m’endormir. Même si j’aime le thé à la menthe, il ne me fait pas l’effet du cognac avant d’aller au lit. Le matin, quand je me suis levé, il y avait du bruit dans la cuisine. J’ai jeté un coup d’œil par la porte entrouverte. Samira préparait le petit-déjeuner. Elle ne portait pas de voile. Sur ses épaules tombait une somptueuse chevelure. Pour éviter le scandale, je me suis recouché. J’ai rêvé des cheveux de mon amie pour me rendormir en attendant qu’elle nous appelle. Nul doute que Samira, alors, ait fait ses ablutions, dit ses prières et refixé son voile.

Mais non, elle nous a offert le spectacle de sa chevelure pendant que nous mangions des petits pains ronds et plats dont la mie est jaune. Un délice lorsqu’on les trempe dans le miel et la marmelade d’abricots.

Ce matin-là, j’ai su que Samira restait une femme libre et qu’elle me traitait en ami.

VI

Nous prenions l’apéritif. Enfin, nous buvions un jus de fruit, car mon hôte était un musulman de stricte observance. Pendant que sa femme Iasmina s’activait à la cuisine, il alimentait la conversation. Comment pouvait-il le faire avec tant d’aisance alors qu’une heure avant, il ne me connaissait pas ? Il évitait les sujets qui fâchent et si, par hasard, une de mes questions était un peu directe, il répondait avec un art consommé de la litote.

Nous avons quitté le salon et nous sommes passés à table. Iasmina s’est jointe à nous. La conversation a pris un autre tour, primesautier, drôle, profond parfois. Nous parlions de nos enfants.

Après le repas, Iasmina m’a reconduit à l’aéroport. Elle voulait, en route, s’arrêter à un port de pêche surmonté d’un fortin portugais, un village qui allait perdre son charme et son âme car il était mentionné comme « curiosité typique à ne pas manquer », dans Le Routard. Quand nous y sommes arrivés, les touristes retournaient à leur hôtel. La pierre du fortin, dans le soleil couchant, avait une teinte d’abricot. À ses meurtrières explosaient des géraniums et sur sa tour fleurissaient des antennes paraboliques. Nous sommes montés sur le chemin de ronde et, appuyés au parapet, nous avons regardé le soleil passer au pourpre puis se noyer dans la mer. Sept heures du soir, là-bas, en automne, c’est la douceur du crépuscule, le moment, fin comme un fil, qui sépare le jour de la nuit, celui de l’appel à la prière.

— Je suis content d’avoir fait la connaissance de ton mari, Iasmina.

— Merci. C’est un homme juste.

J’en ai déduit qu’elle ne l’avait pas épousé par amour et que, dans leur vie de couple, les tâches étaient réparties selon la tradition, mais de manière équitable. Ce matin, par exemple, il avait fait le marché, elle avait cuisiné.

— Il est croyant, continua-t-elle, il dit ses prières et cet après-midi, il s’est rendu à la mosquée, puisque c’est vendredi. Il me respecte.

Est-ce que, par là, elle insinuait que s’il la trompait, c’était discrètement, pour lui éviter la honte ? Elle a poursuivi :

— Il accepte que je travaille dans un lycée, alors qu’il touche une pension confortable, que je conduise la voiture, que je m’absente pour participer à des congrès… et que je fasse une longue route avec un ami.

Après tout, ai-je pensé, les grandes passions finissent en tragédie et les amours s’achèvent en coexistence pacifique, sinon en guerre froide… Alors…

Puis, Iasmina m’a parlé du droit musulman et de celui de son pays, plus favorable pour les femmes. Nous étions presque à l’aéroport quand elle m’a dit :

— Tu sais, il y a les lois et il y a ce que les hommes font derrière les murs des maisons. Cela, c’est notre secret. Et parfois, c’est plus beau que vous ne le pensez.

VII

Elle était excédée, ses doigts tremblaient en déchirant le papier dans lequel était emballé le morceau de sucre. Mais, dès qu’elle a senti que je la regardais, elle m’a envoyé le sourire des femmes de là-bas.

— Ce n’est pas possible, durant les sept jours du colloque, il me drague, il me joue la grande scène de la déclaration. Il me jure qu’il n’a jamais rencontré une femme comme moi et qu’il préfère l’enfer avec moi plutôt que le paradis. Il me propose une nuit de rêve dans un Riad, puis veut demander ma main à mon père… J’en passe et des meilleures… Moi, comme c’est de bonne guerre de faire languir les hommes, je reste de glace. Et ce matin, avant de partir, je le vois faire le même baratin à une autre, plus moche et plus vieille, une de ces putes qui portent un semblant de voile en ville et qui le font tomber dès qu’elles entrent dans un café.

Avec le nombre de tours crispés que sa cuiller avait faits dans la tasse, le sucre était parfaitement dissous. J’ai cru intelligent de répondre :

— Tu es jolie, tu en retrouveras un autre…

— Mais justement, je n’ai pas envie qu’on m’aime pour mes fesses ! Cela me fait du bien de te dire cela, à toi, parce que je crois que tu peux parler avec moi de littérature sans nécessairement vouloir me sauter.

Je me suis gardé de lui dire que j’avais tout de même remarqué ses fesses, minces, rondes et fermes, moulées dans la jupe du tailleur… Quant à la sauter… non, pour bien des raisons, je ne l’aurais pas fait ! Il n’empêche que l’idée (aussitôt repoussée !) m’avait frôlé l’esprit.

J’ai repensé à ma Lionne de l’Atlas, à sa superbe de femme blessée, à son sourire qui m’avait donné envie d écrire. Je n’ai pas posé ma main sur celle de Kadija. Je l’ai laissée boire son café.

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