Sept, puis huit

Yves Wellens,

La dernière mouture de son récit semblait enfin convenir à Wellens. N’étant pas un fétichiste des variantes consignées sur des brouillons de toute façon à peu près illisibles à force de ratures (bref, ne voulant laisser aucune trace de ses remords à ses éventuels exégètes), il s’était prestement débarrassé des six versions précédentes. Et maintenant, il éprouvait à nouveau ce sentiment indicible, d’avoir atteint le point d’équilibre qui fait qu’un récit ne peut plus être modifié : ce point où il faut se convaincre que ce sont les mots qui sont écrits là, et eux seuls, qui conviennent à ce récit, à l’exclusion de tous les autres. Cette interrogation – portant moins sur l’obtention d’un tel équilibre que sur les raisons qui lui faisaient adopter, à un moment donné, une certaine trajectoire plutôt qu’une autre pour y aboutir – était une constante des travaux de l’auteur ; en même temps, il devinait qu’il ne pourrait jamais en donner une explication satisfaisante. Tout au plus en rendre une image : à ce point où il semblait flotter en l’air, comme suspendu dans une sorte de forme épurée, le récit, pour Wellens, était comme un palindrome, lisible dans chaque sens, et auquel on ne peut ôter aucune lettre – et ainsi, pour l’écrivain, aucun mot – sous peine de le rendre incompréhensible et inopérant.

Le balancement (faute d’un mot plus adapté) de son récit sur la monarchie lui paraissait donc idéal. Cela dit, il ne se dissimulait pas que, dans sa production, c’était un texte mineur : il attribuait cette relative faiblesse au thème traité. On s’était parfois étonné, dans les commentaires de son livre sur la fin de la Belgique (en tant que thème littéraire), de l’absence de tout récit sur la « question royale » (sujet pourtant examiné sous toutes les coutures dans les médias) et des mentions très limitées des représentants d’une fonction toute de même perçue, pour la majorité des Belges, comme garante des institutions et, peut-être, comme ultime pôle de stabilité dans la dislocation en cours du pays. Mais Wellens, bien entendu, se souciait peu de cet aspect des choses. S’il s’en tenait au registre qui lui importait le plus, à savoir la fiction (fût-elle mâtinée d’incisions venues en ligne directe de « l’actualité »), il était évident que la vie des rois ne lui « parlait » guère : il lui semblait même que c’était là un thème où l’imagination est pour ainsi dire interdite de séjour. Il avait eu, certes, quelques idées de sujets : une anticipation sur le couronnement contrarié du futur et septième (si l’on excepte l’intermède du Régent) Roi, empêtré dans les sentiments contradictoires des deux communautés du pays à son égard ; ou une vague piste sur un dialogue, intégralement restitué, entre le Roi actuel et un homme politique de premier plan, et qui lui aurait du moins permis de passer outre au « colloque singulier » et à la tradition de discrétion qui entoure de telles rencontres, et de déterminer si les paroles du souverain avaient ou non une chair.

Mais tout cela lui avait paru trop fade.

Wellens avait donc opté pour un récit où, dans les années 80, un quidam, à qui son prénom (Baudouin) ne convient pas, s’échine à en prendre un autre, sans arriver à ses fins, à cause de l’obstruction des autorités qui y voient une sorte de crime de lèse-majesté. C’était une trame qui ne prêtait guère à conséquence, traitée légèrement et sans insister. Toutes les péripéties y étaient assez prévisibles – mais, pour cette fois, pourquoi pas ?

En cours d’écriture, et sans que cela influe sur le développement du récit lui-même, Wellens s’était brusquement rappelé une visite qu’il avait rendue, vers 1983, à Marcel Mariën. Et, curieusement, ce souvenir lui avait fourni, comme à retardement, une justification à la retenue avec laquelle il abordait le thème. En d’autres termes, son traitement volontairement banal de la « question royale » lui semblait une forme d’hommage au compagnon de Magritte et de Nougé et, pour tout dire, fixait la juste distance (à vrai dire incommensurable) qui, à ses yeux, séparait les deux sujets. Et, pour mesurer celle-ci, le tract que les surréalistes belges avaient diffusé dès le lendemain de la mort accidentelle d’Albert Ier en 1934 et reproduisant les notices nécrologiques de quelques quidams décédés le même jour, n’était pas entré pour peu.

À l’époque, Wellens avait abordé Mariën à l’exposition que celui-ci présentait dans les locaux de l’Université flamande de Bruxelles. Il voulait lui soumettre la maquette d’une revue qu’il espérait lancer. L’ancien directeur des Lèvres Nues avait accepté de le recevoir un samedi matin, au rez-de-chaussée d’une maison située à côté d’un hospice, à Schaerbeek – ce détail n’avait pas manqué d’interpeller le visiteur comme une espèce de « hasard objectif » avant même que son hôte ne l’accueille. Mariën, dans son petit appartement où les murs et les meubles étaient surchargés de témoignages de l’aventure surréaliste (mais aussi où un poste de télévision trônait en bonne place sur une table basse, avec un magazine ouvert à la page des programmes du jour), avait négligemment feuilleté les pages de la future revue. À un moment, son visage s’était assombri.

Les deux pages centrales voulaient susciter une réflexion sur la notion de représentation, et, semblait-il à Wellens, y parvenaient assez subtilement. Sachant que toute image injurieuse de la personne du Roi était punissable par la loi, l’écrivain avait suggéré qu’on remplace une caricature à vrai dire assez grossière par une série de points à relier (il devait y en avoir environ 150). Alors, quoi ? Cette page blanche (certes encadrée par un liseré aux trois couleurs nationales) simplement pourvue de chiffres à suivre trait par trait entrait-elle vraiment dans le cadre de la loi sur les atteintes à la dignité royale, puisque rien n’y était réellement représenté, et que, suprême astuce, c’était le lecteur qui créait l’illustration ? Mais Mariën avait balayé ces questions rhétoriques :

« C’est un sujet trop facile, passe-partout, avait-il décrété, c’est comme des blagues de carabins, cela s’est vu partout et cela ne mène pas loin… Il ne faut se préoccuper que de ce qui va loin et de ce qu’on n’a encore vu nulle part. » L’auteur du Radeau de la Mémoire n’avait pas ajouté que cela lui paraissait être une perte de temps, sans doute pour ne pas indisposer son visiteur. Mais Wellens avait néanmoins distinctement entendu de tels propos (ou au moins senti qu’ils ne tarderaient pas à se former dans la bouche de son hôte) et s’était bientôt retiré.

En fin de compte, Wellens avait tout de même abordé, quoiqu’à sa façon, le « sujet facile » : mais près de vingt-cinq ans plus tard et dans des circonstances assez périlleuses pour le pays. Au fond, il n’était pas si surprenant que, en composant ce « petit quelque chose » sur la famille royale, il se soit précisément souvenu de sa visite à Mariën : ce n’était nullement par goût des télescopages incongrus ou des associations boiteuses, mais par simple souci des préséances.

Il était bon de rappeler celles-ci à l’occasion. Récemment, Wellens n’avait pas tourné sept fois sa langue dans sa bouche pour déclarer son agacement devant les désolantes tentatives d’atténuer, en les expliquant par « le contexte de l’époque », le racisme et le paternalisme de Tintin au Congo, album qui faisait l’objet d’une plainte d’un étudiant africain – car, n’en déplaise aux lecteurs de 7 à 77 ans, qu’est-ce qui, alors, ne relèverait pas, à quelque moment que ce soit, du « contexte de l’époque » ? Et en quoi celui-ci devrait-il justifier que le créateur se situe du côté du manche ? D’ailleurs, s’agissant d’un artiste, où doit pencher le fléau de la balance : vers le contexte ou vers la création ?

À ce titre, ce que répondait René Magritte, le 28 juillet 1946 (certes un peu plus tard ; mais le « contexte » était-il vraiment différent ?) à une suggestion de Richard Dupierreux, journaliste au Soir, mérite pour le moins d’être confronté aux pénibles « justifications » des zélateurs du « petit reporter » : « Monsieur Eeckman me demande l’impossible : collaborer, même dans une très petite mesure, à une revue coloniale. Je hais tout ce qui touche de près ou de loin à cette prétendue croisade du progrès, la colonisation, sachant (comme tout le monde d’ailleurs – c’est moi qui souligne) qu’il ne s’agit là que d’une exploitation inhumaine qui se fait lâchement sous le couvert des “beaux sentiments”. Je souhaite qu’une autre fois vous me proposiez un terrain de rencontre un peu plus propre. »

Voilà, se dit Wellens pour conclure, de quoi commencer à remplir un peu la huitième boule de cristal !

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