Ses mots sous ma main

Jean-Pierre Orban,

On n’habite pas un pays, on habite une langue.

Une patrie, c’est cela et rien d’autre.

E.M. Cioran

Il avait lu, des années auparavant, le journal d’un cinéaste allemand qui, apprenant la nouvelle de la maladie d’une amie, critique de cinéma qu’il chérissait, avait voulu faire à pied le trajet entre Munich et Paris pour la rejoindre. Selon une croyance qui a jeté sur la route des millions de pèlerins de toute religion, ce cinéaste pensait que la lenteur et l’effort du voyage à pied incitent le dieu auquel on croit à exaucer la prière qu’on lui adresse. Et conduisent au salut du marcheur. Ont-ils raison ? Et est-ce le mot qui convient ? Mais, toute rationalité suspendue, je me suis demandé quelle était la prière de Paul A., cet homme avec qui j’avais entretenu une relation aussi passionnée que distante, quand il entreprit de marcher du sud de l’Europe, où son cheminement l’avait mené, jusqu’à Bruxelles. Et si, au-delà de son propre salut, un autre miracle l’attendait au bout de sa route.

Les faits sont bien pauvres pour expliquer les tournants d’une existence. Mais nous n’avons souvent qu’eux. Je les donne donc ici comme socle de mes interprétations. Ou de mes questions.

Paul A. avait vécu à Bruxelles jusqu’au début de la trentaine.

Son père, Elias, né à Thessalonique, y avait émigré dans les années cinquante et avait ouvert dans le centre-ville un petit snack-bar qui avait prospéré et qu’il avait multiplié en une chaîne à travers la ville. Outre une certaine fortune, Elias y avait aussi trouvé l’amour de sa vie, Greta, et l’avait épousée.

De sa mère, Paul se souvenait qu’elle était d’une famille bruxelloise ancienne. Chez ses grands-parents, on parlait non seulement avec l’accent brusseleer ou brusselaire mais on utilisait des expressions qui ne s’entendaient que dans les vieilles maisons, les cafés et les marchés de la capitale. Des mots et des phrases flamands mâtinés de français. Une langue hybride qui s’était détachée de ses sources pour devenir unique. « Comme le ladino », disait Simon, juif séfarade. Ou, concédait-il aux Ashkénazes, comme le yiddish.

Greta, douce, approuvait. Greta approuvait tout. La vie, comme la mort. Elle mourut, jeune, d’une maladie fulgurante contre laquelle elle ne lutta pas.

Paul, dix ans à l’époque, assimila alors la ville, Bruxelles, au corps diffus de sa mère. Elias ne l’aurait pas contredit, lui qui promena longtemps son âme en peine dans les rues, cherchant, on aurait dit, le fantôme de Greta dans les ombres de la ville, sous les feuillages des parcs, dans le visage des statues. Le rapport de Paul avec Bruxelles était plus allègre : à pied, à vélo ou en bus, il circulait, lui semblait-il, sur la silhouette étendue de celle qui s’en était allée.

Le souvenir de Greta, cependant, s’estompa peu à peu. Malgré la promesse qu’il s’était faite, Elias entretint peu les contacts avec la famille de son épouse. Élevé par des nourrices, des gardiennes et des filles au pair peu enclines à maintenir ses liens familiaux, Paul fréquenta de moins en moins ses parents du côté maternel. Les grands-parents, les vieux oncles et les vieilles tantes disparurent et, avec eux, la mémoire de cette langue bâtarde mais épaisse du métissage des langues flamande et française. Avec eux aussi, sans doute, la singularité de la ville.

Elias, tout à ses affaires, suivit l’évolution de la capitale vers le statut de ville internationale, une sorte de zone extraterritoriale, où Bruxelles cessait de représenter une terre pour devenir un concept abstrait, presque un sigle, un symbole pour l’administration européenne. Comme Matignon désigne les services du Premier ministre en France ou la Maison Blanche la présidence des États-Unis. Elias y trouva son compte : il ouvrit des snack-bars — désormais bio — près du tout nouveau siège européen. Quand un fonctionnaire sortait de son bureau pour déjeuner, Elias voulait qu’il trouve devant lui une de ses boutiques à sandwichs.

L’absence d’une mère, l’évanescence d’un père conduisent-elles à l’écriture ? D’y avoir pensé à propos de A., je serais tentée de penser, en tout cas, que l’effacement du lien avec leur univers pousse celle ou celui que les mots attirent à se créer des mondes dont ils sont à la fois les pères ou les mères et les enfants fascinés. C’est ce qui était arrivé à Paul A. Un de ses professeurs lui dit un jour que les mots réveillaient les morts. Il retint l’inverse : d’eux naissent les vivants. Il ne cessa ensuite d’y chercher toute sa vie. Et de ne la chercher qu’en eux.

Ma langue est mon pays, disait-il, en paraphrasant la formule de Cioran : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. » Mais que fait-on, lui demandait-on, quand on habite dans un pays qui a deux langues ? On maîtrise les deux ou on s’en va, répondait-il. Après quelques années et plusieurs livres, il finit, comme bien d’autres avant lui, par aller vivre dans ce qu’il tenait pour la capitale de sa langue, Paris.

J’étais, moi, la gardienne des mots. La vestale.

Je suis libraire dans le centre de Bruxelles, près de l’église de la Madeleine et de la galerie Bortier, coin, davantage, des bouquineries. Ma librairie en fut une et j’ai toujours conservé une partie des lieux consacrée aux livres d’occasion : j’aime la trace des mains sur les pages, du frottement des couvertures sur les meubles et de la salive sur le coin des pages, qui donne aux livres la patine d’une sagesse acquise à chaque lecture. Mais j’aime aussi, et plus encore, les naissances d’ouvrages, le surgissement d’inconnus timides sur la scène littéraire, leurs premiers pas maladroits sur nos estrades de libraires devant un public de lecteurs venus là en un lieu de découverte, d’enchantement ou de sacrifice.

C’est ainsi, à ses débuts, que j’ai fait la connaissance de Paul A. Nous avions à peu près le même âge, il en était à son premier livre, je venais d’ouvrir ma librairie, mais j’avais, par rapport à lui, l’assurance de l’hôtesse. Qu’est-ce qui m’a attiré en cet homme jeune ? Était-ce ce qu’il ne révélait pas et me poussait à aller voir ? Sa retenue et son mystère ? Son air, déjà, de n’être pas là ? Le vide dont il s’entourait et qui m’attirait comme un trou où vous précipite le vertige ?

Après la séance de signatures, la porte de la boutique fermée sur le dernier client, je l’ai retenu sous le prétexte de lui demander une dédicace. Et j’ai parlé. Je n’ai pas cessé de chercher, dans son roman et dans ceux des autres que j’imaginais lui plaire, les mots, les phrases et les évocations qui pouvaient éveiller en lui un regard, le feu de ses yeux, une chaleur dans son corps. Mes lèvres s’agitaient autour de lui comme des ailes de papillon. Il a fini par réagir, parler à son tour sans s’arrêter, déambuler entre les rayons, me voir et me frôler. La nuit était venue quand nous nous sommes unis sur ou contre, je ne sais plus, une table dans le désordre des ouvrages.

Pendant longtemps après cette soirée, je n’ai plus eu de contacts avec lui. Les seules nouvelles de lui, je les lisais dans les journaux et l’écho de sa voix ne me venait que de la radio. Les livres que, fécond, il écrivait me servaient aussi de liens. Je recevais les cartons d’offices de son éditeur. Je les ouvrais, les déposais sur une table proche de ma chaise ou sur le comptoir lui-même et j’avais l’impression qu’il était là, couché sous mes yeux, doux et sage sous mes mains. Puis j’attendais deux ou trois jours avant d’ouvrir le livre et de le lire. J’avais peur, sans doute, de découvrir quelque chose qui m’eût déplu ou, sous une forme ou une autre, la relation acerbe de notre seule rencontre. Car je ne comprenais pas : j’apprenais qu’il fréquentait les autres librairies de Bruxelles, y acceptait des séances de signatures, qui étaient, du reste, des succès. Je n’avais, moi, de lui que ses pages reliées et ses mots imprimés, noirs, sur elles. Son corps lointain. Son âme devait me haïr.

L’explication, si tant est qu’il puisse y en avoir une dans l’entrelacs des relations entre un homme et une femme et à travers elle, je veux dire à travers moi, avec une ville, m’est venue quand, trois ans plus tard, il a passé à nouveau le seuil de ma boutique et fermé derrière lui la porte. Il a touché les livres, y compris les siens, a glissé les mains sur le bord des tables et la tranche des rayonnages, s’est approché de moi, m’a longtemps caressée de ses yeux qui n’étaient pas arrogants, au contraire quémandeurs. Pourquoi ne l’ai-je pas rejeté, ouvert la porte et poussé Paul A. sur le trottoir ? Pourquoi l’ai-je écouté me dire qu’il quittait la ville pour Paris, puis aussitôt après, dans un jet rapide comme s’il n’osait me le demander, qu’il voulait entretenir une correspondance avec moi ? Pourquoi moi ? Parce qu’il m’avait aimée un soir (et peut-être depuis) ? Ou, à l’inverse, parce que, masochiste, il savait que je déverserais sur lui toute la rancœur que j’avais à être abandonnée une nouvelle fois au moment même où se renouait un lien entre nous ? Je ne sais pas si nos corps se sont touchés et mêlés ce jour-là. Je n’ai que le souvenir des mots qu’il a laissés derrière lui et des lettres qui se sont échangées depuis.

Je voulais éviter de parler de moi : auraient affleuré dans mes phrases les sentiments que je nourrissais à son égard et la douleur de mon isolement. Cela me paraissait dérisoire et n’aurait mené, j’en étais sûre, qu’à la fin précoce de nos échanges. J’ai parlé de la ville. Je me demande si je ne suis pas devenue la ville. Et sans doute était-ce ce que Paul attendait. En retour, il m’abreuvait de mots. De sa poésie où perçait une sourde douleur. La sensation étrange d’un vide, assumé, et d’une insatisfaction poursuivie comme l’aiguillon d’une œuvre à accomplir, la faim qui le jetait tous les jours sur la route. Ai-je poursuivi notre correspondance avec l’espoir secret qu’un jour je comprendrais cette souffrance et comblerais ce manque ? Que, dans ces miroirs qu’étaient nos lettres, nos visages reflétés finiraient par se joindre ?

Je lui décrivais des rues où il ne marchait plus, des places où il ne s’asseyait plus, mais qui vivaient sans lui. Face au manque, je lui disais le plein. Celui d’une ville qui, tel un être de chair, acquérait une épaisseur inédite, les charmes accomplis de la maturité. Il avait connu Bruxelles que l’on défigurait, dont on effaçait les traits et dépeçait le corps. J’évoquais une cité à qui l’autonomie offrait une vitalité retrouvée. Je nommais les nouveaux lieux, les quartiers revivifiés, les boulevards réaménagés comme autant de pierres blanches d’un chemin que, Petit Poucet, il avait laissé derrière lui. Je dressais la liste des spectacles, conférences, débats, expositions ainsi que je l’aurais fait du programme d’un festival auquel il n’assisterait jamais. Je lui donnais les noms des auteurs qui passaient par ma librairie comme ceux d’amants qui ne m’avaient pas, eux, trahie.

Il ne répondait jamais à mes reproches larvés. Il racontait sa quête qui, par essence, ne pouvait s’attacher à un lieu. Son cheminement qui ne progressait qu’à coup d’abandons et ne pouvait s’accommoder, par nature, de demeures. Il écrivait, sans que je le lui demande, qu’il vivait seul. Que Paris n’était qu’une logeuse. Que la langue était sa seule partenaire, comme on parle d’une femme qu’on invite à danser et avec laquelle on ne cesse de chercher à améliorer ses pas. La terre, la France en l’occurrence, n’était que cela : une piste où danser. Blessée, je rappelais alors que l’on dansait aussi à Bruxelles. Sur des rythmes qu’il avait eu tort d’oublier. Et des musiques aux reliefs que sa langue désincarnée avait perdus. Il répliquait qu’étant né à Bruxelles, il aurait eu la sensation, s’il y était revenu, de déjà y mourir. Je me taisais.

Les années passèrent. Notre correspondance s’espaça. Notre relation se banalisa. J’eus plusieurs fois l’occasion de le voir lors de voyages à Paris. Rétif à être identifié à un lieu, il me donnait rendez-vous dans des cafés, chaque fois différents. Puis nous passâmes aux hôtels. Nous connûmes des rencontres où nos corps se parlaient de mieux en mieux et où nos bouches se taisaient de plus en plus. J’en vins à regretter la distance passée où nos mots se jetaient les uns contre les autres, où nos phrases atteignaient l’autre comme des flèches qui avivaient nos sens. D’autres sens. Il lui arriva même, un jour, de me proposer de déménager à Paris. Avec lui ? Je ne le crus pas. Et de toute manière, je ne le souhaitais pas. J’aurais eu l’impression d’être une pièce rapportée. Rattachée, comme auraient dit ceux qui espéraient une fusion de la Wallonie à la France. Un retour, disaient certains, se souvenant de l’époque où la Belgique appartenait à la France. Moi, je voulais le retour de Paul à Bruxelles. Dans les murs entre lesquels je vivais.

Puis vint le temps des déchirures. Je parle, bien sûr, du pays. Les paroles qui ne blessaient plus, mais paralysaient. Chaque camp cramponné à sa terre, rivé à son champ. Chacun enfermé dans sa langue, repoussant ou colloquant l’autre. Entre les deux, j’étouffais. Je corrige : Bruxelles, ma ville où se déployaient, n’en déplaise à mon amant reculé, mes horizons et s’abritaient mes rêves, Bruxelles suffoquait. Et dérivait : dans cette guerre de moins en moins froide où deux mondes de plus en plus étrangers s’affrontaient, Bruxelles la bilingue, Bruxelles la multiple, qui aurait dû servir de pont entre les blocs, devenait une île perdue dans un des deux et coupée de l’autre. Une sorte de Berlin d’avant la chute du Mur, isolée de la moitié de son corps, où se concentraient, en une mise en abyme cruelle ou risible, les conflits du pays.

Pourquoi ai-je pensé qu’il pouvait m’être d’un quelconque secours ? Répondre à ma demande d’air. M’envelopper et s’unir à moi quand chaque jour ajoutait à la désunion. Parce que tout dans cet affrontement aurait dû lui faire horreur : ce lien forcé entre le sol et la langue, cet enclavement des êtres, cet agrippement sur des parcelles de territoire, cet émiettement de la terre ? Je l’ai appelé. J’ai dit des mots comme solidarité, combat commun pour la liberté et l’ouverture, lutte pour sa langue… Ai-je dit amour ? Ou don ? Ai-je, face à son silence, crié que lui aussi se cloîtrait dans sa raison comme une camisole de force qu’il se serait passée à lui-même, s’ancrait dans son écriture tel un navire craignant les tempêtes, qu’il pouvait mourir dans les pages qu’il charpentait non comme un mausolée mais un catafalque vide. Il me répondit qu’il ne pouvait utiliser sa langue pour en combattre une autre, que je l’avais mal compris, que la langue était un langage, une architecture de lettres aussi éloignée de toute appartenance que le ciel de la terre. Que me rejoindre à Bruxelles était s’enfermer dans une forteresse. Les miroirs où nos visages devaient se fondre se fendaient. Ce fut le temps de la déchirure. Je parle de la nôtre.

Le silence a suivi. Long. À peine brisé par une tribune ou une interview de celui qui avait été mon amant dans un journal, une nouvelle dans un recueil, histoire écourtée d’un roman avorté. Il n’écrivit plus de livres. Les informations qu’on me donnait de lui évoquaient la boisson, la dérive. Il aurait quitté Paris pour la province, puis d’autres pays. Je finis par effacer les traits de son visage dans ma mémoire.

Jusqu’au jour où la première lettre écrite sur la route me parvint.

Il avait, de fait, laissé la France. Pris la route vers le sud. Il avait réfléchi à ce que je lui avais lancé au téléphone : l’ancrage dans sa raison, la claustration dans ses mots, la peur des élans et des tempêtes. Il avait voulu se dégager de ses discours, aller à l’inconnu, fouler la poussière des chemins et la laisser couvrir son corps, retrouver les choses dont il ne connaissait plus que les lignes et les êtres dont il ne se rappelait que la silhouette. Il avait marché au hasard, logé dans des refuges de montagne et des auberges de fortune, beaucoup erré. Maintenant il souhaitait, non pas rebrousser chemin, mais le poursuivre, en une nouvelle courbe, vers la ville qu’il avait un jour quittée.

Il répétait mon nom à travers la lettre comme une antienne. Il ne savait pas si j’étais encore là, si je tenais toujours ma librairie près de la galerie Bortier. Si, osait-il avouer, je l’avais attendu. Si oui, il me demandait d’être encore patiente. Il évoquait ce cinéaste allemand qui avait fait la route pour rejoindre son amie de l’autre côté de la frontière. C’était le temps à parcourir la route qui était salvateur. Il voulait laisser, au rythme de ses pas, monter les senteurs de la ville, apparaître ses lumières dans la nuit et, dans le jour, affleurer mon visage.

Son voyage dura plusieurs semaines.

Régulièrement, il posta, à l’ancienne, une lettre où il me faisait part de sa progression. Et il ne s’agissait pas, évidemment, que de son avance sur la carte. Peu à peu dans ses lettres, reprenait forme toute une cité : le tracé des rues, les conversations de café, les fêtes, les drames, les amitiés qu’il avait connues, la figure de son père et le souvenir de sa mère, la librairie où nous nous étions aimés. Tout un roman épistolaire qui me rendait la ville dont j’avais été tant d’années le lien avec lui.

Je compris alors que ce n’était pas une prière qu’il avait formulée en s’engageant sur ce chemin vers Bruxelles et moi, mais une offrande. Un présent enveloppé dans la langue qui avait été son pays.

Paul A. n’est jamais arrivé au bout de son voyage.

Un éditeur a publié ses lettres.

J’ai posé le livre en évidence sur le comptoir de ma librairie.

Dehors, on s’interroge de plus en plus sur la survie de Bruxelles.

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